Le quartier des Halles
Gérard de Nerval 
   Les nuits d’octobre Paris–Pantin–Meaux, XIV "Baratte", L'Illustration octobre–novembre
    1852, in Nerval, Œuvres, Paris Gallimard La Pléiade,
    1966, p. 98-100. 

  "Ces temps sont passés. –  Les caves des charniers
  sont aujourd'hui restaurées, éclairées au gaz, la consommation
  y est propre, et il est défendu d'y dormir, soit sur les tables, soit
  dessous ;
    mais que de choux dans cette rue !... La rue parallèle de la Ferronnerie
    en est  également remplie, et le cloître voisin de Sainte-Opportune
    en présente de véritables montagnes. La carotte et le navet
    appartiennent au même département. 
    « – Voulez-vous des frisés, des milans,
  des cabus, mes petits amours ? » nous crie une marchande. 
  En traversant la place, nous admirons des potirons monstrueux. On nous
  offre des saucisses et des boudins, du café à un sou la tasse
  –et, au pied même de la fontaine de Pierre Lescot et de Jean Goujon
  sont installés, en plein vent, d'autres soupeurs plus modestes encore
  que ceux des charniers. 
  Nous fermons l'oreille aux provocations, et nous nous dirigeons vers
  Baratte, en fendant la presse des marchandes de fruits et de fleurs.
 
  – L'une
  crie : 
  « Mes petits choux ! fleurissez vos dames ! »
  Et, comme on ne vend à cette heure-là qu'en gros, il faudrait
  avoir beaucoup de dames à fleurir pour acheter de telles bottes
  de bouquets ; 
  – Une autre chante la chanson de son état : 
  « Pommes de reinette et pommes d'api ! – Calville, calville, calville
  rouge ! – Calville rouge et calville gris !  » 
  « Étant en crique, – dans ma boutique, – j'vis des inconnus
  qui m'dirent : « Mon p'tit cœur ! – venez me voir, vous aurez grand
  débit ! »
  « Nenni, messieurs ! – je n'puis, d'ailleurs, – car
  il n'm'reste – qu'un artichaut – et trois petits choux-fleurs ! »
   Insensibles aux voix de ces sirènes, nous entrons enfin chez
  Baratte. Un individu en blouse, qui semblait avoir son petit jeune homme (être
  gris), roulait au même instant sur les bottes de fleurs, expulsé avec
  force, parce qu'il avait fait du bruit. Il s'apprête à dormir
  sur un amas de roses rouges, imaginant sans doute être le vieux Silène,
  et que les bacchantes lui ont préparé ce lit odorant. Les fleuristes
  se jettent sur lui, et le voilà bien plutôt exposé au sort
  d'Orphée... Un sergent de ville s'entremet et le conduit au poste de
  la halle aux cuirs, signalé de loin par un campanile et un cadran éclairé. 
  La grande salle est un peu tumultueuse chez Baratte ; mais il y a des
  salles particulières et des cabinets. Il ne faut pas se dissimuler que
  c'est là le restaurant des aristos. L'usage est d'y demander des huîtres
  d'Ostende avec un petit ragoût d'échalotes découpées
  dans du vinaigre et poivrées, dont on arrose légèrement
  les dites huîtres. Ensuite, c'est la soupe à l'oignon, qui s'exécute
  admirablement à la Halle, et dans laquelle les raffinés sèment
  du parmesan râpé. Ajoutez à cela un perdreau ou quelque
  poisson qu'on obtient naturellement de première main, du bordeaux, un
  dessert de fruit premier choix, et vous conviendrez qu'on soupe fort bien à la
  Halle. C'est une affaire de sept francs par personne environ.
  
  On ne comprend guère que tous ces hommes en blouse, mélangés
  du plus beau sexe de la banlieue en cornettes et en marmottes, se nourrissent
  si convenablement ; mais, je l'ai dit, ce sont de faux paysans et des millionnaires
  méconnaissables. Les facteurs de la Halle, les gros marchands de légumes,
  de viande, de beurre et de marée sont des gens qui savent se traiter
  comme il faut, et les forts eux-mêmes ressemblent un peu à ces
  braves portefaix de Marseille qui soutiennent de leurs capitaux les maisons
  qui les font travailler."