regards sur la villealbumsEugène Atgetpistes pédagogiques

Les grandes villes et la vie de l'esprit

Georg Simmel
"Die Grossstädte und das Geistesleben", Jahrbuch der Gehestiftung, IX, 1903, réédition Brücke und Tür, Essays des Philosophen zur Geschichte, Religion, Kunst und Gesellschaft, herausgegeben von Michael Landmann, Stuutgart, Kohler Verlag, 1957, pp. 227-242, traduction Viellard-Baron Jean-Louis, "Les grandes villes et la vie de l'esprit", in Philosophie de la modernité. La femme, la ville, l'individualisme, Paris, Payot, 1989, pp. 233-252.
"Tandis que le sujet doit mettre cette forme d'existence en accord avec lui-même, son auto-conservation à l'égard de la grande ville réclame de lui un comportement de nature sociale qui n'est pas moins négatif. L'attitude d'esprit des habitants des grandes villes les uns à l'égard des autres pourra bien être désignée d'un point de vue formel comme un caractère réservé. Si la rencontre extérieure et continuelle d'un nombre incalculable d'êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l'on connaît presque chaque personne rencontrée et où l'on a un rapport positif à chacun, on s'atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l'âme tout à fait inimaginable. Ce sont en partie cet environnement psychologique, en partie le droit de se méfier que nous avons à l'égard des éléments qui affleurent dans le contexte passager de la vie dans la grande ville, qui nous contraignent à cette réserve. Et, par suite, nous ne connaissons souvent pas, même de vue, nos voisins de palier, des années durant, et nous apparaissons comme froids et sans cœur à l'habitant des petites villes.
Si je ne me trompe, l'aspect interne de cette réserve extérieure n'est pas seulement l'indifférence, mais, plus souvent que nous n'en avons conscience, une légère aversion, une hostilité et une répulsion réciproques qui, à l'instant d'une occasion quelconque de proche rencontre, tourneraient aussitôt en haine et en combat. Toute l'organisation interne d'une vie d'échange aussi différenciée repose sur une pyramide de sympathies, d'indifférences et d'aversions d'une espèce très courte ou très durable.

[…] Il suffit d'indiquer que les grandes villes sont en propre le théâtre de cette culture qui dépasse tout ce qui est personnel. Les bâtiments et les établissements d'enseignement, le miracle et le confort de la technique qui domine l'espace, les formes de la vie sociale et les institutions visibles de l'État présentent une richesse si proliférante d'un esprit cristallisé et devenu impersonnel que la personnalité ne peut pour ainsi dire plus lui faire face. D'un côté la vie lui est rendue infiniment facile : sollicitations, intérêts et moyens d'occuper son temps et sa conscience s'offrent à elle de tous côtés et la portent comme dans un courant dans lequel il n'y a même pas besoin de faire des mouvements pour nager."