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Le Paris de Léo Malet

Léo Malet
Pas de bavards à la Muette (1956), L'envahissant cadavre de la plaine Monceau (1959), in Les enquêtes de Nestor Burma et Les nouveaux mystères de Paris, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1985, p. p. 111, 939-940, et 881-882
"C'était un hôtel particulier datant de 1900, modern style, blanc comme si on venait de le construire à l'instant, à un seul étage et rez-de-chaussée surélevé. Les vastes fenêtres à petits carreaux, aux contours tourmentés, semblaient ourlées de crème solidifiée et des iris d'une espèce inconnue, sculptés, apparaissaient de-ci de-là sur la façade, comme des furoncles artistiques."
Pas de bavards à la Muette (1956).

"La Seine roule ses flots jaunâtres moirés, çà et là, à la surface, de longues traînées d’huile. Entre deux arbres dénudés, dont les branches basses trempent dans l’eau, je distingue une guinguette bâtie sur pilotis, avec un hangar à bateaux et un squelette de tonnelle, qui doit être fleurie, l’été. Deux canots, amarrés à des piquets, tirent sur leur chaîne et se balancent mollement. Sous le ciel gris, tout ce saint frusquin de l’évasion au rabais pour couples à la nostalgie romantique facilement apaisable, exhale une indicible tristesse. À moins que ce ne soit ma gueule de bois et les pensées que je rumine, qui ne me fassent voir les choses sous cet angle. Un tonneau noir, en tôle ondulée, ayant contenu du coaltar ou autre infect produit, sert de minable et ridicule balise. Solidement ancré au milieu du fleuve, il coupe le courant qui dessine à partir de lui des sillons liquides toujours renouvelés. Il retient parfois contre ses parois, l’espace de quelques secondes, des épaves dignes de lui, branchettes pourries ou brindilles agglomérées, qui se dégagent rapidement et poursuivent leur voyage. D’une usine impossible à situer me parvient le bourdonnement assourdi de machines en activité. Il ne manque qu’un chien crevé, dodu et verdâtre, pour parfaire le décor. En cherchant bien, ça doit pouvoir se trouver.
[…] L’atelier en question se dresse à l’écart, isolé, séparé d’un embryon de cimetière de bagnoles et d’un garage où pétaradent des motos, non seulement par un rideau d’arbres, mais encore par un no man’s land où s’entassent diverses saloperies métalliques. C’est un bâtiment de bois goudronné, d’aspect vénéneux et maléfique. Les carreaux de ses ouvertures – une baie latérale et une imposte au-dessus du portail – sont sales ou cassés. Comme dans toutes les usines, tous les ateliers. Le nom de l’ancien proprio s’étale sur la façade, en lettres d’un rouge sournois. DUP, on lit. Le reste a été bouffé par le temps, la pluie et le soleil. L’atelier est assez loin du boulevard. Une allée carrossable creusée d’ornières et bordée de buissons lépreux y conduit. Jadis, une barrière en défendait l’accès. Elle existe toujours, mais elle ne défend plus rien. La porte, démantibulée, pend au seul gond qui lui reste."
"[…] J'entre dans un bistro tuer quelques minutes. Lorsque j'en ressors, l'avenue de Wagram, du moins dans sa partie comprise entre le boulevard Pereire et la place du Brésil, ne déborde toujours pas d'une activité à tout casser. Sur la chaussée, le trafic réduit permet de fausses espérances aux automobilistes  qui roulent à vive allure vers l'Etoile où, autour de l'Arc de Triomphe qu'on aperçoit dans la perspective, de coquets embouteillages, faits sur mesures, les attendent déjà. Sur les larges trottoirs, les passants sont rares. Une porteuse de pain part livrer sa marchandise. Un employé de la voirie s'accoude méditativement sur le manche de son balai traînant dans l'eau du caniveau. Des concierges filent un coup de fion sur leur territoire. Tenu en laisse par un larbin désabusé, un chien accomplit sa promenade hygiénique matinale, un de ces clebs courts sur pattes, longs de poil et moches de bouille comme on n'en rencontre que dans les beaux  quartiers."
L'envahissant cadavre de la plaine Monceau (1959)