>L’OPTIMISME1‘optimisme’ est récent en français en 1758 (on signale un emploi dans les Mémoires de Trévoux, 1737). Ce qui explique la faute du copiste. Le mot n’apparaît dans le conte qu’une seule fois, dans une addition (ch. 19).,

TRADUIT DE L’ALLEMAND DE MR. LE DOCTEUR RALPH2ce docteur, ‘professeur assez connu dans l’Académie de Francfort-sur-l’Oder’ (selon la lettre de 1762 au Journal encyclopédique), porte un nom anglais, et non allemand: Voltaire avouait connaître de la langue allemande seulement ce qu’il faut ‘pour n’être pas à quia en voyage’ (Best. D4248). On notera qu’un personnage à’Hudibras, le poème de Samuel Buder bien connu de Voltaire, porte le nom de Ralpho (je dois ce rapprochement à m. Giles Barber): souvenir ou réminiscence d’autant plus vraisemblable qu’en 1756 Voltaire a introduit dans la vingt-deuxième Lettre philosophique une nouvelle rédaction plus développée de la notice sur Hudibras, incluant la traduction d’un long passage. Voir l’édition Lanson des Lettres philosophiques, nouveau tirage (Paris 1964), ii.147-152..

AVEC LES ADDITIONS QU’ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR LORSQU’IL MOURUT A MINDEN3Ville de Westphalie, sur la Weser, où l’armée française fut battue le 1er août 1759 par les troupes anglaises et alliées. Voltaire: ‘On a mené à la boucherie une armée florissante’ (Best.D8426). Il revient fréquemment sur cette défaite dans ses lettres d’août 1759. L Sareil a rap-proché l’addition au titre de 1761 d’un ouvrage paru en 1759: Lettres de m. le maréchal de Belle-Isle à m. le Maréchal de Contades, trouvées parmi les papiers de m. de Contades après la bataille de Minden (1759), voir BV, no.329. L’AN DE GRACE 1759

Page 1
Page 1

1. CHAPITRE PREMIER

Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui1‘icelui’: style marotique (cf. le conte en vers Le Cocuage).

Il y avait en Vestphalie2Westphalie, Westphalien, Westphalienne avec ‘W’: nous ne mentionnerons pas ces variantes dans la suite de l’apparat critique. À partir de 61 Voltaire a transcrit par un ‘V le ‘W allemand de ces noms, en application de ses principes orthographiques: voir Notebooks (Voltaire82, p.575). Voltaire a traversé plusieurs fois la Westphalie dans ses voyages en Prusse. À chaque passage, il note l’extrême misère de cette province (Best.D2382, Best.D4175)., dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide3Nom nullement germanique, mais français, d’origine latine (Voltaire cite volontiers le vers d’Horace, Epîtres, i.vi.67, où il apparaît). Une lettre de 1733 (Best.D6i5) avait appliqué l’adjectif à un ‘honnête Hambourgeois, candide et gauchement courtois’.. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser, parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers4Un noble possède autant de quartiers de noblesse qu’il a d’ascendants nobles, paternels et maternels: le ‘bon et honnête gentilhomme’ n’avait pu en retrouver que soixante et onze. A. Magnan a découvert le manuscrit d’une lettre sans date (de Voltaire? à la comtesse Bentinck?) où il est question des ‘soixante-seize quartiers de noblesse’ de la destinataire. Voir aussi R. R. McGregor, Studies, (1980) clxxxiii.83-87., et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par

Page 2
Page 2

l’injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres5Signe de richesse dans cette Westphalie où les paysans habitent ‘de grandes huttes qu’on appelle maisons’ (Best.D4175).. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde6Trois princesses allemandes portent ce nom dans les Annales de l’Empire de Voltaire. L’une d’elles fut canonisée pour [avoir démontré sa chasteté ‘en maniant un fer ardent’ (année 1012). âgée de dix-sept ans était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère.

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie7Le terme de cosmologie avait été mis en circulation par Wolff, auteur d’un ouvrage portant ce titre, que Voltaire dit avoir eu ‘le malheur’ de lire (Best.D2526). Maupertuis avait également publié un Essai de cosmologie, recensé dans le Journal encyclopédique de septembre 1758.. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause8Le principe énoncé dans la Théodicée de Leibniz (1.44): ‘Jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminante’, prend ici la forme d’une tautologie., et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était

Page 3
Page 3

le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.

Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement: car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses10des ‘chausses’: des culottes. Les jambes sont ‘instituées’ pour porter des culottes.. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux; aussi monseigneur a un très beau château; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé: et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise: il fallait dire que tout est au mieux.

Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car il trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le

Page 4
Page 4

bonheur d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d’être mademoiselle Cunégonde, le troisième, de la voir tous les jours, et le quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre.

Un jour Cunégonde en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement la raison suffisante11l’expression, ici étrangement transposée, désigne chez Wolff un principe que mme Du Châtelet (Institutions de physique, ch.i,§9) définissait ainsi: ‘Il faut qu’il y ait dans tout ce qui existe quelque chose par où l’on puisse comprendre pourquoi ce qui est a pu exister.’ du docteur, les effets et les causes; et s’en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante; songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château,

Page 5
Page 5

et rougit; Candide rougit aussi; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière; Cunégonde s’évanouit; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.

Page 6
Page 6

2. CHAPITRE SECOND

Ce que devint Candide parmi les Bulgares

Candide chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons. Candide tout transi se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s’appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent, mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent: Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise: ils s’avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très civilement. Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot. Ah monsieur ! lui dit

Page 7
Page 7

un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien: n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces1la taille de Candide est donc environ 1m,80. de haut ? Oui, messieurs, c’est ma taille, dit-il en faisant la révérence. Ah monsieur ! mettez-vous à table; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manque d’argent; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. Vous avez raison, dit Candide; c’est ce que monsieur Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. On le prie d’accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet, on n’en veut point, on se met à table; N’aimez-vous pas tendrement...? — Oh oui ! répond-il, j’aime tendrement mademoiselle Cunégonde. Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares?2sous ce nom, Voltaire bise la Prusse. Il a répété que les victoires de Frédéric II, par exemple celle de Mollvitz, s’expliquaient ‘par cette discipline inébranlable à laquelle les soldats prussiens sont accoutumés, par ce feu continuel qu’ils font en tirant cinq coups au moins par minute et chargeant leurs fusils avec leurs baguettes de fer en un moment’ (Histoire de la guerre de 1741, fin du ch.1). Dans ses Mémoires, il donne la même explication de ‘l’étrange victoire’ de Rossbach (M.i.51). Voir aussi Best.D7565. Point du tout, dit-il, car je ne l’ai jamais vu. Comment? c’est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. Oh ! très volontiers, messieurs; et il boit. C’en est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur,

Page 8
Page 8

le héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette3la baguette sert à enfoncer la charge dans le canon de fusil. C’est seulement au milieu du dix-neuvième siècle qu’apparaîtront les fusils se chargeant par la culasse., remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton; le lendemain il fait l’exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.

Candide tout stupéfait ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues, que voilà quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le

Page 9
Page 9

régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, il fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de Dieu, qu’on nomme liberté4l’ironie porte sur une idée que Voltaire avait professée, avant de se rallier à un strict déterminisme. Cf. les Eléments de la philosophie de Newton, ch.4: ‘L’Etre infiniment libre a communiqué à l’homme sa créature une portion limitée de cette liberté’., à passer trente-six fois par les baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul lui découvrirent les muscles et les nerfs5les Mémoires de Voltaire parlent des soldats ‘qu’on faisait passer trente-six fois par les baguettes sous les fenêtres du monarque qui les regardait’. Il y est fait mention d’un gentilhomme français enrôlé de force, qui déserta et fut repris: ‘Il passa par les baguettes trente-six fois’. Voltaire obtint sa grâce de Frédéric II (M.i.29-30).. Comme on allait procéder à la troisième course , Candide n’en pouvant plus demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux, on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s’informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu’il apprit de Candide que c’était un jeune métaphysicien, fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles6en ce roi capable de s’intéresser à un ‘jeune métaphysicien’, et soucieux de sa réputation dans les journaux, les lecteurs de Candide reconnaissaient Frédéric II de Prusse..

Page 10
Page 10

Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride7ce médecin grec du premier siècle après J.C. est l’un de ceux auxquels se réfère volontiers Rabelais (Gargantua, ch.23, Tiers livre, ch.17, 52).. Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares8cf. Essai sur les mœurs, ch.29 : ‘Une nation de Scythes, nommés les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes [...] désolaient tous ces beaux climats.’.

3. CHAPITRE TROISIÈME

Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort

Page 11
Page 11

de quelques milliers d’hommes.1 Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes1Voltaire reproduit le schéma d’une bataille au dix-huitième siècle: duel d’artillerie, puis tirs d’infanterie, enfin corps à corps à la baïonnette. Il passe sous silence l’action de la cavalerie.. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp2cf. Le Siècle de Louis XIV, ch. 12, après la bataille indécise de Senef: ‘On observa également en France et chez les alliés la vaine cérémonie de rendre grâces à Dieu d’une victoire qu’on n’avait point remportée: usage établi pour encourager les peuples, qu’il faut toujours tromper.’, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin; il était en cendres: c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé selon les lois du droit public3des juristes comme Grotius, Pufendorf, Barbeyrac avaient tenté de définir un droit de la guerre. A. Morize cite ces titres de chapitres de Pufendorf: ‘Du droit de ravager et de piller ce qui appartient à l’ennemi’, ‘Comment et jusqu’où il est permis de ravager les terres de l’ennemi’.. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d’autres à demi brûlées criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés4Voltaire évoquera des scènes analogues en 1764 dans le Dictionnaire philosophique, article ‘Guerre’, avant-dernier paragraphe. De telles images synthétisent les horreurs de la guerre au dix-huitième siècle, mais ne les exagèrent pas. Voir par exemple Best.D7283, Best.D7863..

Page 12
Page 12

Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village: il appartenait à des Bulgares; et les héros abares l’avaient traité de même5cf. l’Histoire de l’empire de Russie (à laquelle Voltaire travaille en 1758), ch. 17: ‘Charles enfin traversa toute l’Ukraine [...] brûlant partout des villages, et en trouvant que les Russes avaient brûlés.’. Candide toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande: mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu’on y était chrétien, il ne douta pas qu’on ne le traitât aussi bien qu’il l’avait été dans le château de monsieur le baron avant qu’il en eût été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.

Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous que, s’il continuait à faire ce métier, on l’enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre6d’après les Fragments des instructions pour le prince royal de *** (M. xxxvi.447), cités par A. Morize, Voltaire avait remarqué qu’en Hollande la mendicité était interdite..

Page 13
Page 13

Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur le regardant de travers, lui dit: Que venez-vous faire ici? y êtes-vous pour la bonne cause? Il n’y a point d’effet sans cause, répondit modestement Candide, tout est enchaîné nécessairement, et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès de mademoiselle Cunégonde, que j’aie passé par les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu’à ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit l’Antéchrist? Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide7faut-il comprendre que la religion du château de Thunder-ten-tronckh, où le ‘vicaire du village’ exerce les fonctions d’un ‘grand aumônier’, est le catholicisme? ; mais qu’il le soit, ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre; va, coquin; va, misérable, ne m’approche de ta vie. La femme de l’orateur ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui répandit sur le chef un plein ... O ciel ! à quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames !

Page 14
Page 14

Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste8Voltaire dans mentionné dans l’Essai sur les moeurs, ch.132, que les premiers anabaptistes avaient été des ‘fanatiques sanguinaires’, mais que leurs successeurs étaient étaient devenus ‘les plus paisibles de tous les hommes, occupés de leurs manufactures et de leur négoce, laborieux, charitables’., nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme; il l’amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s’écriait: Maître Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde; car je suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.

Le lendemain en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.

Page 15
Page 15

4. CHAPITRE QUATRIÈME

Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie le docteur Pangloss, et ce qui en advint

Candide plus ému encore de compassion que d’horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes, et sauta à son cou. Candide effrayé recule. Hélas ! dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss? Qu’entends-je? vous, mon cher maître ! vous, dans cet état horrible ! quel malheur vous est-il donc arrivé? pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux? qu’est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le chef-d’œuvre de la nature? Je n’en peux plus, dit Pangloss. Aussitôt Candide le mena dans l’étable1Jacques possède des manufactures ; il ressort du chapitre 4 qu’il habite une ville de Hollande (non précisée). Comment se fait-il qu’il ait chez lui une étable et des vaches (ligne 19, et la variante)? de l’anabaptiste, où il lui fît manger un peu de

Page 16
Page 16

pain; et quand Pangloss fut refait: Eh bien, lui dit-il, Cunégonde? Elle est morte, reprit l’autre. Candide s’évanouit à ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable. Candide rouvre les yeux. Cunégonde est morte ! Ah meilleur des mondes, où êtes-vous? mais de quelle maladie est-elle morte? ne serait-ce point de m’avoir vu chasser du beau château de monsieur son père à grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron, qui voulait la défendre; madame la baronne a été coupée en morceaux; mon pauvre pupille traité précisément comme sa sœur; et quant au château, il n’est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.

A ce discours Candide s’évanouit encore: mais revenu à soi, et ayant dit tout ce qu’il devait dire,

Page 17
Page 17

il s’enquit de la cause et de l’effet, et de la raison suffisante qui avaient mis Pangloss dans un si piteux état. Hélas ! dit l’autre, c’est l’amour; l’amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour. Hélas ! dit Candide, je l’ai connu cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?

Pangloss répondit en ces termes : O mon cher Candide ! vous avez connu Paquette3le nom vient de la ‘chambrière Paquette’ du curé de La Fontaine (Fables, vii.11). Dans Best.D7996, 25 décembre 1758, à propos du curé du village de Moens, près de Ferney, Voltaire parle de ‘Paquette, sa servante’ : écho de Candide, alors en cours d’impression., cette jolie suivante de notre auguste baronne; j’ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d’un cordelier4les cordeliers, ou franciscains, avaient une réputation bien établie de lubricité, comme les jésuites (voir plus loin) de sodomie. très savant qui avait remonté à la source; car il l’avait eue d’une vieille comtesse, qui l’avait reçue d’un capitaine de cavalerie, qui la devait à une marquise, qui la tenait d’un page, qui l’avait reçue d’un

Page 18
Page 18

jésuite qui, étant novice, l’avait eue en droite ligne d’un des compagnons de Christophe Colomb5dans cette phrase, les accords au féminin renvoient non au substantif qui précède (‘ce présent’), mais à l’idée implicite de la maladie: irrégularité que corrige Kehl. L’origine américaine de la syphilis était affirmée par le médecin Jean Astruc, Traité des maladies vénériennes (1734; 1740; 1755; dans BV, no.201, une réédition de 1764). L’Essai sur les mœurs, ch. 75, résume et commente: ‘Le venin qui empoisonne la source de la vie est originaire chez les Caraïbes. Chaque climat a son poison dans ce malheureux globe, où la nature a mêlé un peu de bien avec beaucoup de mal.’. Pour moi, je ne la donnerai à personne, car je me meurs.

O Pangloss ! s’écria Candide, voilà une étrange généalogie!6parodie des généalogies de la Bible, notamment Matthieu, I.1-17, Luc, III.23-39, parodiées déjà dans Rabelais, Gargantua, ch.I, Pantagruel, ch.I. La généalogie de Luc est, comme celle-ci, ‘remontante’. n’est-ce pas le diable qui en fut la souche? Point du tout, répliqua ce grand homme; c’était une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb n’avait pas attrapé, dans une île de l’Amérique, cette maladie qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même empêche la génération, et qui est évidemment l’opposé du grand but de la nature, nous n’aurions ni le chocolat ni la cochenille7c’est du Mexique que fut importé cet insecte, à partir duquel on fabriquait une teinture écarlate.; il faut encore observer que jusqu’aujourd’hui, dans notre continent, cette maladie nous est particulière, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il y a une raison suffisante pour qu’ils la connaissent à leur tour dans quelques siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrès parmi

Page 19
Page 19

nous, et surtout dans ces grandes armées composées d’honnêtes stipendiaires, bien élevés, qui décident du destin des Etats; on peut assurer que quand trente mille hommes combattent en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a environ vingt mille vérolés de chaque côté.

Voilà qui est admirable, dit Candide, mais il faut vous faire guérir. Eh comment le puis-je? dit Pangloss, je n’ai pas le sou, mon ami, et dans toute l’étendue de ce globe on ne peut ni se faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu’il y ait quelqu’un qui paye pour nous.

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si touchante de l’état où son ami était réduit, que le bonhomme n’hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à ses dépens. Pangloss dans la cure ne perdit qu’un œil et une oreille. Il écrivait bien, et savait parfaitement l’arithmétique. L’anabaptiste Jacques en fit

Page 20
Page 20

son teneur de livres. Au bout de deux mois, étant obligé d’aller à Lisbonne pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout était on ne peut mieux. Jacques n’était pas de cet avis. Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups: Dieu ne leur a donné ni canon de vingt-quatre, ni baïonnettes8canon de gros calibre, tirant des boulets de 24 livres. L’invention de la baïonenette remontait à 1670, mais son usage ne se généralise dans les régiments d’infanterie qu’au dix-huitième siècle.; et ils se sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire. Je pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice qui s’empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers9en 1758, Voltaire s’efforce encore de sauver quelque chose de la banqueroute d’un fils de Samuel Bernard qui, quatre ans plus tôt, lui avait fait perdre environ huit mille livres de rentes. Voir Best.D7735, où est expliqué comment ‘la justice s’empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers’.

10 idée de la Théodicée: voir notamment la première partie, §9,10. Voltaire l’avait faite sienne, à l’époque de Cirey. Cf. Eléments de la philosophie de Newton, ch.I: ‘Ce qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l’arrangement général.’ On sait comment avant Candide il avait déjà remis en cause une telle conception dans Zadig, Memnon, le Poème sur le désastre de Lisbonne.. Tout cela était indispensable, répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien général,10 de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu’il raisonnait, l’air s’obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à la vue du port de Lisbonne.

Page 21
Page 21

5. CHAPITRE CINQUIÈME

Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du Docteur Pangloss, de Candide et de l’anabaptiste Jacques

La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses inconcevables que le roulis d’un vaisseau porte dans les nerfs et dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires, n’avait pas même la force de s’inquiéter du danger1le tremblement de terre de Lisbonne avait été accompagné d’un raz-de-marée. Le récit de Candide fait mention d’une tempête, tout à fait distincte du séisme. Le raz-de-marée sera signalé plus loin (ligne 33: ‘la mer s’élève en bouillonnant’).. L’autre moitié jetait des cris et faisait des prières ; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entr’ouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne s’entendait, personne ne commandait. L’anabaptiste aidait un peu à la manœuvre; il était sur le tillac2le mot est utilisé dans Candide pour désigner le pont d’un navire (voir ch.20, ligne 52, ch.23, ligne 18). Robert, et déjà Littré, le notent comme désuet.; un matelot furieux le frappe rudement et l’étend sur les planches; mais du coup qu’il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse qu’il tomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât rompue. Le bon Jacques court à son secours, l’aide à remonter, et de l’effort qu’il fait il est précipité dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder. Candide approche, voit son

Page 22
Page 22

bienfaiteur qui reparaît un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la mer, le philosophe Pangloss l’en empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste s’y noyât. Tandis qu’il le prouvait a priori, le vaisseau s’entr’ouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste; le coquin nagea heureusement jusqu’au rivage, où Pangloss et Candide furent portés sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête.

A peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu’ils sentent la terre trembler sous leurs pas3le tremblement de terre eut lieu le 1er novembre 1755. Il fut connu à Genève à la fin du mois par la relation d’un commerçant, nommé Beaumont, établi à Lisbonne (voir Best.D6609, note). Goudar publia ensuite une Relation historique du tremblement de terre survenu à Lisbonne (La Haye 1756).; la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flamme et de cendres4la destruction des maisons où les cuisines étaient allumées provoqua un incendie, qu’il fut impossible de combattre. couvrent les rues et les places publiques; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements

Page 23
Page 23

se dispersent; trente mille habitants5ce fut approximativement le chiffre retenu par les contemporains: Beaumont dit 25.000, Goudar vingt-cinq à trente mille, et Voltaire dans le Précis du siècle de Louis XV, ch.31, ‘près de 30.000’. de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous les ruines. Le matelot disait en sifflant et en jurant: Il y aura quelque chose à gagner ici. Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène? disait Pangloss. Voici le dernier jour du monde, s’écriait Candide. Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour trouver de l’argent, en trouve, s’en empare, s’enivre, et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de bonne volonté qu’il rencontre sur les ruines des maisons détruites et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela n’est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal votre temps. Tête et sang6jurons abrégés: par la tête (de Dieu), par le sang (de Dieu)., répondit l’autre, je suis matelot et né à Batavia7Batavia, fondée en 1619, était devenue la capitale de la colonie hollandaise de Java (aujourd’hui Djakarta).; j’ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon8dans la première moitié du dix-septième siècle, après l’établissement du régime shogounal, le Japon s’était complètement fermé à tous les étrangers. Seuls les marchands hollandais avaient l’autorisation de commercer dans une île de Nagasaki. Mais ils devaient auparavant marcher sur un crucifix étendu sur le quai. Ces renseignements sont donnés par le père de Fontaney dans un article des Lettres édifiantes et curieuses (1708), p. 130, et par le père Charlevoix, Histoire de l’établissement du christianisme au Japon (1715), iii.459 (signalé par A. Morize).; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle !

Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss: Hélas ! procure-moi9on notera le tutoiement. Au ch.4 le docteur Pangloss et son disciple employaient le ‘vous’; ils feront de même quand ils se retrouveront, ch.27.

10 il y eut effectivement un tremblement de terre à Lima, mais en 1746. La théorie de la ‘traînée de soufre’ avait été exposée par Elie Bertrand, pasteur de Berne et correspondant de Voltaire, dans un Mémoire sur les tremblements de terre (Berne 1756). un peu de vin et d’huile; je me meurs. Ce tremblement de terre n’est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l’année passée; mêmes causes, mêmes effets; il y a certainement une tramée de soufre sous terre depuis Lima jusqu’à Lisbonne.10 Rien n’est plus probable, dit Candide; mais pour Dieu, un peu d’huile et de vin.

Page 24
Page 24

Comment probable? répliqua le philosophe, je soutiens que la chose est démontrée. Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d’eau d’une fontaine voisine.

Le lendemain ayant trouvé quelques provisions de bouche en se glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager les habitants échappés à la mort. Quelques citoyens, secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu’on le pouvait dans un tel désastre: il est vrai que le repas était triste; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux; car s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien.

Un petit homme noir, familier de l’Inquisition11selon Dellon (voir chapitre suivant, note 4), cité par A. Morize, l’Inquisition possède, outre son personnel ecclésiastique, ‘d’autres officiers que l’on nomme Familiares do Santo- Officio, et qu’on emploie pour arrêter les personnes accusées’., lequel était à côté de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que monsieur ne croit pas au péché originel;

Page 25
Page 25

car si tout est au mieux, il n’y a donc eu ni chute ni punition.

Je demande très humblement pardon à Votre Excellence, répondit Pangloss encore plus poliment, car la chute de l’homme et la malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes possibles. Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le familier. Votre Excellence m’excusera, dit Pangloss; la liberté peut subsister avec la nécessité absolue; car il était nécessaire que nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée... Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le familier fit un signe de tête à son estafier12domestique armé: le mot, d’origine italienne, ne désigne pas spécifiquement un homme au service de l’Inquisition. qui lui servait à boire du vin de Porto, ou d’Oporto.

6. CHAPITRE SIXIÈME

Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment Candide fut fessé

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour

Page 26
Page 26

prévenir une ruine totale, que de donner au peuple un bel auto-da-fé1dans le Précis du siècle de Louis XV, ch.31, Voltaire donne la date de cet autodafé: 20 juin 1756. Il commente: ‘Les Portugais crurent obtenir la clémence de Dieu en faisant brûler des juifs et d’autres hommes dans ce qu’ils appellent un auto da fé, acte de foi, que. les autres nations regardent comme un acte de barbarie.’ Cependant l’épisode n’aurait pas de fondement historique, si l’on en croit une publication portugaise, Historia dos principaes actos e procedimentos da Inquisiçao em Portugal (Lisbonne 1845), p.288-289: après le tremblement de terre trois autodafés eurent lieu à Lisbonne, les 8 octobre 1756, 28 septembre 1757, 27 août 1758, mais sans rapport avec le désastre et sans exécution capitale: les prévenus furent seulement réprimandés.; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère2la marraine, ou ‘commère’, et le parrain d’un même baptisé étaient considérés par l’Eglise comme liés par une parenté spirituelle: le mariage entre eux était prohibé. Ce Biscayen, originaire de la province basque d’Espagne dont la capitale est Bilbao, se trouve être, comme Candide et Pangloss, un étranger., et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard3Juifs prétendument convertis au catholicisme, ils avaient témoigné de leur fidélité au judaïsme en s’abstenant de manger les bardes de porc garnissant le poulet. Dans l’autodafé de l’Histoire des voyages de Scarmentado figurent également ‘des juifs qui n’avaient pas voulu renoncer absolument à Moïse’ et ‘des chrétiens qui avaient épousé leurs commères’. On sait que dans l’Ingénu l’interdiction du mariage entre parrain et marraine fait le nœud de l’intrigue.: on vint lier après le dîner le docteur Pangloss, et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé et l’autre pour avoir écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil: huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n’avaient ni queues, ni griffes: mais les diables de Panglos portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites4Les détails de l’autodafé sont empruntés à C. Dellon, négociant français à Goa, auteur d’une Relation de l’Inquisition de Goa (1688) fréquemment réimprimée au dix-huitième siècle.L’exemplaire de BV, no.973, est une édition d’Amsterdam 1737, intitulée Histoire de l’Inquisition de Goa. Voltaire imagine son récit à partir des illustrations de l’ouvrage: l’une représente le condamné repenti, avec flammes renversées, l’autre le condamné impénitent qui va être brûlé, avec flammes droites et diables griffus; une autre estampe montre l’étonnante procession des condamnés; une autre encore, ces mêmes condamnés assis dans une église, écoutant un sermon. Comme l’a souligné A. Morize, Dellon donne le nom de sanbenito à certains scapulaires (sortes de surplis); mais ceux que portent les condamnés sont des samarras. Voltaire a préféré le mot de sanbenito, plus parlant. C’est ce qu’avait fait déjà Lesage, dans l’auto-dafé de Tolède que raconte le livre XII, ch.I, de son Gil Blas. Lesage comme Voltaire utilise Dellon.. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent

Page 27
Page 27

un sermon très pathétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon5musique d’orgue, grave et monotone, ironiquement qualifiée de ‘belle’. C’est le miserere que l’on chante ainsi (voir ch.8, ligne 81).. Candide fut fessé en cadence pendant qu’on chantait; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable6il y eut effectivement à Lisbonne une seconde secousse sismique le 21 décembre 1755..

Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres? passe encore si je n’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares; mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi ! O mon cher anabaptiste ! le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! ô ! mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendu le ventre !

Il s’en retournait se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu’une vieille l’aborda, et lui dit: Mon fils, prenez courage, suivez-moi.

Page 28
Page 28

. CHAPITRE SEPTIÈME

Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva ce qu’il aimait

Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une masure: elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à et à boire; elle lui montra un petit lit assez propre; il y avait auprès du lit un habit complet. Mangez, buvez, dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d’Atocha1Atocha n’est pas un nom de ville espagnole ou portugaise, mais un mot qui désigne la Vierge enceinte. Voltaire a rencontré l’expression dans les Mémoires de Dangeau: lorsqu’est déclarée la grossesse d’une reine d’Espagne, celle-ci fait un pèlerinage à la statue de bois de Notre Dame d’Atocha (M.xxviii.277). L’Histoire des voyages de Scarmentado mentionne des chrétiens ‘qui n’avaient pas adoré Notre Dame d’Atocha’ et qui pour ce motif sont brûlés par l’Inquisition., monseigneur St. Antoine de Padoue2saint Antoine de Padoue naquit à Lisbonne et compte parmi les patrons du Portugal., et monseigneur St Jacques de Compostelle prennent soin de vous! Je reviendrai demain. Candide, toujours étonné3le mot conserve ici son acception classique: fortement ému, de surprise (‘de tout ce qu’il avait vu’) et de douleur (‘de tout ce qu’il avait souffert’). de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qu’il avait souffert, et encore plus de la charité de la vieille, voulut lui baiser la main. Ce n’est pas ma main qu’il faut baiser, dit la vieille; je reviendrai demain. Frottez-vous de pommade, mangez et dormez.

Candide malgré

Page 29
Page 29

tant de malheurs mangea et dormit. Le lendemain la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même d’une autre pommade; elle lui apporte ensuite à dîner; elle revient sur le soir et apporte à souper. Le surlendemain elle fit encore les mêmes cérémonies. Qui êtes-vous? lui disait toujours Candide; qui vous a inspiré tant de bonté? quelles grâces puis-je vous rendre? La bonne femme ne répondait jamais rien; elle revint sur le soir, et n’apporta point à souper: Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot. Elle le prend sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille: ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux4en ce sens le mot désigne les pièces d’eau de forme allongée ornant un parc.. La vieille frappe à une petite porte. On ouvre; elle mène Candide par un escalier dérobé dans un cabinet doré, le laisse sur un canapé de brocart, referme la porte, et s’en va. Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe funeste, et le moment présent comme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femme tremblante, d’une taille majestueuse, brillante de pierreries, et couverte d’un voile. Otez ce voile, dit la vieille à Candide. Le jeune

Page 30
Page 30

homme approche; il lève le voile d’une main timide. Quel moment ! quelle surprise ! il croit voir mademoiselle Cunégonde, il la voyait en effet, c’était elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille les accable d’eaux spiritueuses; ils reprennent leurs sens, ils se parlent: ce sont d’abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur recommande de faire moins de bruit, et les laisse en liberté. Quoi ! c’est vous, lui dit Candide, vous vivez ! Je vous retrouve en Portugal ! On ne vous a donc pas violée? On ne vous a point fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l’avait assuré? Si fait, dit la belle Cunégonde; mais on ne meurt pas toujours de ces deux accidents. Mais votre père et votre mère ont-ils été tués? Il n’est que trop vrai, dit Cunégonde en pleurant. Et votre frère? Mon frère a été tué aussi. Et pourquoi êtes-vous en Portugal? et comment avez-vous su que j’y étais? et par quelle étrange aventure m’avez-vous fait conduire dans cette

Page 31
Page 31

maison? Je vous dirai tout cela, répliqua la dame; mais il faut auparavant que vous m’appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent que vous me donnâtes, et les coups de pied que vous reçûtes.

Candide lui obéit avec un profond respect; et quoiqu’il fût interdit, quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l’échine lui fît encore un peu mal, il lui raconta de la manière la plus naïve tout ce qu’il avait éprouvé depuis le moment de leur séparation. Cunégonde levait les yeux au ciel; elle donna des larmes à la mort du bon anabaptiste, et de Pangloss; après quoi elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une parole, et qui la dévorait des yeux.

8. CHAPITRE HUITIÈME

Histoire de Cunégonde

J’étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au Ciel d’envoyer les Bulgares dans notre beau château de Thunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds,

Page 32
Page 32

voyant qu’à ce spectacle j’avais perdu connaissance, se mit à me violer, cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis, j’égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le château de mon père était une chose d’usage: le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. Hélas ! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. Vous la verrez, dit Cunégonde, mais continuons. Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire. Un capitaine bulgare entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m’emmena prisonnière de guerre dans son quartier1au sens militaire du mot: son cantonnement.. Je blanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche et douce;

Page 33
Page 33

d’ailleurs peu d’esprit, peu de philosophie; on voyait bien qu’il n’avait pas été élevé par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et s’étant dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don Issacar2on ne sait d’où vient le nom de Ourdos que Voltaire avait d’abord donné au personnage. Issachar est dans la Genèse, xxx.19, le cinquième fils de Jacob et de Léa; il donne son nom à une tribu d’Israël. D. H. Jory, ‘The source of a name in Candide?’, Romance notes (1971), xiii.I, a commenté les raisons qu’avait Voltaire de choisir ce nom. Le ‘don’ qui précède Issachar indique l’anoblissement de l’Israélite, bailleur de fonds de la cour de Lisbonne, et à ce titre ‘homme de crédit’., qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes. Ce Juif s’attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait en triompher; je lui ai mieux résisté qu’au soldat bulgare. Une personne d’honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s’en affermit. Le Juif pour m’apprivoiser me mena dans cette maison de campagne que vous voyez. J’avais cru, jusque-là, qu’il n’y avait rien sur la terre de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh; j’ai été détrompée.

Le grand inquisiteur m’aperçut un jour à la messe, il me lorgna3sur ce mot, voir La Princesse de Babylone, ch.4. beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires secrètes. Je fus conduite à son palais, je lui appris ma naissance; il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d’appartenir à

Page 34
Page 34

un Israélite. On proposa de sa part à don Issacar de me céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la cour, et homme de crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaça d’un auto-da-fé. Enfin mon Juif intimidé conclut un marché par lequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux en commun, que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l’inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette convention subsiste. Ce n’a pas été sans querelles; car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à l’ancienne loi, ou à la nouvelle. Pour moi, j’ai résisté jusqu’à présent à toutes les deux4mais la vieille dira avec plus de sincérité, ch.13, ligne 47, que le Juif et l’inquisiteur ont eu tous deux ses ‘bonnes grâces’., et je crois que c’est pour cette raison que j’ai toujours été aimée.

Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour intimider don Issacar, il plut à monseigneur l’inquisiteur de célébrer un

Page 35
Page 35

auto-da-fé. Il me fit l’honneur de m’y inviter. Je fus très bien placée; on servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et l’exécution. Je fus à la vérité saisie d’horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cet honnête Biscayen qui avait épousé sa commère: mais quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis, dans un san-benito, et sous une mitre, une figure qui ressemblait à celle de Pangloss ! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre; je tombai en faiblesse. A peine reprenais-je mes sens que je vous vis dépouillé tout nu; ce fut là le comble de l’horreur, de la consternation, de la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité, que votre peau est encore plus blanche, et d’un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentiments qui m’accablaient, qui me dévoraient. Je m’écriai, je voulus dire: Arrêtez, barbares ! mais la voix me manqua, et mes cris auraient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé: Comment se peut-il faire, disais-je, que l’aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent à Lisbonne, l’un pour recevoir

Page 36
Page 36

cent coups de fouet, et l’autre pour être pendu par l’ordre de monseigneur l’inquisiteur, dont je suis la bien-aimée? Pangloss m’a donc bien cruellement trompée, quand il me disait que tout va le mieux du monde.

Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de mourir5construction que Voltaire emploie le plus souvent, à la place de ‘près de’, parce que selon lui ‘près de veut un substantif’: voir Voltaire 54, p.242. Mais il avait d’abord écrit, sur MS, ‘prête à mourir’. de faiblesse, j’avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma mère, de mon frère, de l’insolence de mon vilain soldat bulgare, du coup de couteau qu’il me donna, de ma servitude, de mon métier de cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issacar, de mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que je vous avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu qui vous ramenait à moi par tant d’épreuves. Je recommandai à ma vieille d’avoir soin de vous, et de vous amener ici dès qu’elle le

Page 37
Page 37

pourrait. Elle a très bien exécuté ma commission; j’ai goûté le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dévorante, j’ai grand appétit, commençons par souper.

Les voilà qui se mettent tous deux à table, et après le souper ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y étaient quand le signor6la forme italienne signor se rencontre souvent au dix-huitième siècle au lieu de la forme espagnole señor. Cf., dans Beaumarchais, Le Barbier de Séville, I.iii, signora pour désigner Rosine. don Issacar, l’un des maîtres de la maison, arriva. C’était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer son tendre amour.

9. CHAPITRE NEUVIÈME

Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand inquisiteur et d’un Juif

Cet Issacar était le plus colérique1même trait de caractère chez l’Hébreu de Zadig, ch.10. Hébreu qu’on eût vu dans Israël depuis la captivité en Babylone. Quoi ! dit-il, chienne de Galiléenne, ce n’est pas assez de monsieur l’inquisiteur? il faut que ce coquin partage aussi avec moi? En disant cela il tire un long poignard dont il était

Page 38
Page 38

toujours pourvu, et ne croyant pas que son adverse partie eût des armes, il se jette sur Candide: mais notre bon Vestphalien avait reçu une belle épée de la vieille avec l’habit complet. Il tire son épée, quoiqu’il eût les mœurs fort douces, et vous étend l’Israélite roide mort sur le carreau aux pieds de la belle Cunégonde.

Sainte Vierge ! s’écria-t-elle, qu’allons-nous devenir? un homme tué chez moi ! si la justice vient, nous sommes perdus. Si Pangloss n’avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon conseil dans cette extrémité, car c’était un grand philosophe. A son défaut consultons la vieille. Elle était fort prudente, et commençait à dire son avis quand une autre petite porte s’ouvrit. Il était une heure après minuit, c’était le commencement du dimanche. Ce jour appartenait à monseigneur l’inquisiteur. Il entre et voit le fessé Candide l’épée à la main, un mort étendu par terre, Cunégonde effarée, et la vieille donnant des conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l’âme de Candide, et comment il raisonna: Si ce saint homme appelle du secours, il me fera infailliblement brûler; il pourra en faire autant de Cunégonde; il m’a

Page 39
Page 39

fait fouetter impitoyablement; il est mon rival; je suis en train de tuer, il n’y a pas à balancer. Ce raisonnement fut net et rapide; et sans donner le temps à l’inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d’outre en outre, et le jette à côté du Juif. En voici bien d’une autre, dit Cunégonde; il n’y a plus de rémission; nous sommes excommuniés, notre dernière heure est venue ! Comment avez-vous fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un Juif et un prélat? Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand on est amoureux, jaloux, et fouetté par l’Inquisition, on ne se connaît plus.

La vieille prit alors la parole, et dit: Il y a trois chevaux andalous dans l’écurie avec leurs selles et leurs brides, que le brave Candide les prépare; madame a des moyadors2le moyador, ou moïodore, désigne, comme il convient ici, une ancienne monnaie d’or portugaire. et des diamants: montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et allons à Cadiz; il fait le plus beau temps du monde, et c’est un grand plaisir de voyager pendant la fraîcheur de la nuit.

Aussitôt Candide selle les trois chevaux. Cunégonde,

Page 40
Page 40

la vieille et lui font trente milles d’une traite. Pendant qu’ils s’éloignaient, la Ste Hermandad arrive dans la maison; on enterre monseigneur dans une belle église, et on jette Issacar à la voirie.

Candide, Cunégonde et la vieille, étaient déjà dans la petite ville d’Avacéna3cette ‘petite ville’ n’a pas été identifiée. au milieu des montagnes de la Sierra-Morena; et ils parlaient ainsi dans un cabaret.

10. CHAPITRE DIXIÈME

Dans quelle détresse Candide, Cunégonde et la vieille arrivent à Cadi\, et de leur embarquement

Qui a donc pu me voler mes pistoles1nom de l’écu espagnol, plus usité dans les romans français que le moyador portugais. R. Laufer, Lesage ou le métier de romancier (Paris 1971), p.292, a relevé 104 occurrences du mot ‘pistole’ dans le Gil Blas. et mes diamants? disait en pleurant Cunégonde; de quoi vivrons-nous? comment ferons-nous? où trouver des inquisiteurs et des Juifs qui m’en donnent d’autres? Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelier2un cordelier déjà avait été mentionné, pour un méfait différent ch.4, ligne 47. qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajos3Badajos, à l’est de Lisbonne, à la frontière du Portugal et de l’Espagne, donc sur l’itinéraire conduisant à Cadix.; Dieu me garde de faire un jugement téméraire, mais il entra deux fois dans notre chambre, et il partit

Page 41
Page 41

longtemps avant nous. Hélas ! dit Candide, le bon Pangloss m’avait souvent prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde? Pas un maravédis4petite monnaie espagnole de cuivre, de faible valeur. Cinq occurrences du mot relevées dans Gil Blas par R. Laufer, p.292., dit-elle. Quel parti prendre? dit Candide. Vendons un des chevaux, dit la vieille; je monterai en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et nous arriverons à Cadiz.

Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il acheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde et la vieille passèrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa5noms réels, mais itinéraire fantaisiste., et arrivèrent enfin à Cadiz6au dix-huitième siècle, le commerce international avec l’Amérique espagnole passe par Cadix. Voltaire y avait placé une partie de ses capitaux (Best.D7433). En 1756 ses fonds avaient participé à l’armement d’un navire transportant des troupes espagnoles pour combattre les jésuites du Paraguai. Hasard étonnant: ce navire se nomme le Pascal; il ‘va combattre la morale relâchée au Paraguai’, écrit Voltaire (Best.D6676).
7 Saint-Sacrement est l’une des villes, située dans les missions des jésuites, que l’Espagne devait transférer au Portugal. Mais les indigènes Guaranis s’y opposent. Les missionnaires fomentent leur révolte, ou du moins on les en accuse (voir la correction apportée par Voltaire au texte de MS). En 1755-1756, Madrid envoya des troupes pour contraindre les jésuites et leurs protégés. C’est l’expédition où est enrôlé Candide; Voltaire y est également engagé, par ses capitaux.. On y équipait une flotte, et on y assemblait des troupes pour mettre à la raison les révérends pères jésuites du Paraguai, qu’on accusait d’avoir fait révolter une de leurs hordes contre les rois d’Espagne

Page 42
Page 42

et de Portugal, auprès de la ville de St Sacrement.7 Candide ayant servi chez les Bulgares fit l’exercice bulgarien devant le général de la petite armée avec tant de grâce, de célérité, d’adresse, de fierté, d’agilité, qu’on lui donna une compagnie d’infanterie à commander. Le voilà capitaine; s’embarque avec mademoiselle Cunégonde, la vieille, deux valet et les deux chevaux andalous qui avaient appartenu à monsieur le grand inquisiteur de Portugal.

Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la philosophie du pauvre Pangloss. Nous allons dans un autre univers, disait Candide; c’est dans celui-là sans doute que tout est bien. Car il faut avouer qu’on pourrait gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en physique et en morale. Je vous aime de tout mon cœur, disait Cunégonde; mais j’ai encore l’âme tout effarouchée de ce que j’ai vu, de ce que j’ai éprouvé. Tout ira bien, répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde vaut déjà mieux que les mers de notre Europe, elle est

Page 43
Page 43

plus calme, les vents plus constants. C’est certainement le nouveau monde qui est le meilleur des univers possibles. Dieu le veuille ! disait

Cunégonde; mais j’ai été si horriblement malheureuse dans le mien que mon cœur est presque fermé à l’espérance. Vous vous plaignez, leur dit la vieille; hélas ! vous n’avez pas éprouvé des infortunes telles que les miennes. Cunégonde se mit presque à rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante, de prétendre être plus malheureuse qu’elle. Hélas ! lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n’ayez été violée par deux Bulgares, que vous n’ayez reçu deux coups de couteau dans le ventre, qu’on n’ait démoli deux de vos châteaux, qu’on n’ait égorgé à vos yeux deux mères et deux pères, et que vous n’ayez vu deux de vos amants fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l’emporter sur moi; ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze quartiers, et que j’ai été cuisinière. Mademoiselle, répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma

Page 44
Page 44

naissance; et si je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme vous faites, et vous suspendriez votre jugement. Ce discours fit naître une extrême curiosité dans l’esprit de Cunégonde et de Candide. La vieille leur parla en ces termes.

11. CHAPITRE ONZIÈME

Histoire de la vieille

Je n’ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d’écarlate; mon nez n’a pas toujours touché à mon menton, et je n’ai pas toujours été servante. Je suis la fille du pape Urbain X1le dernier pape du nom d’Urbain fut Urbain VIII (1623-1644). Sur MS Voltaire n’avait pas ‘craint de donner un bâtard à un pape connu’: Clément XII (Corsini), qui régna de 1730 à 1740. L’élection de ce pontife, longue et difficile, avait défrayé la chronique. C’est Clément XII qui règne lorsque Voltaire écrit son conte en vers La Mule du pape (1733). En août et septembre 1761, il le mentionne plusieurs fois dans des lettres à mlle Clairon (Best.D9933, Best.D9973, Best.D 10034), au sujet d’une déclaration du confesseur de ce pape favorable aux comédiens, déclaration que citent les Commentaires sur Corneille (Voltaire 54, pp.49-60). Voltaire affirme que ce texte lui fut envoyé ‘il y a plus de vingt ans’ (Best.D9933). Est-ce parce que Clément XII, ami du théâtre, lui parut peu rigoriste, qu’il lui attribua une liaison avec une ‘princesse de Palestrine’? On remarquera que le pape suivant du même nom, Clément XIII, fut ‘élu après la mort de Benoît XIV (mai 1758), le 6 juillet 1758, au moment où Voltaire écrit Candide., et de la princesse de Palestrine2Palestrina est le nom d’une principauté proche de Rome.. On m’éleva jusqu’à quatorze ans dans un palais auquel tous les châteaux de vos barons allemands n’auraient pas servi d’écurie; et une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences de la Vestphalie. Je croissais en beauté, en grâces, en

Page 45
Page 45

talents, au milieu des plaisirs, des respects, et des espérances. J’inspirais déjà de l’amour. Ma gorge se formait, et quelle gorge ! blanche, ferme, taillée comme celle de la Vénus de Médicis3la Vénus du statuaire athénien Cléomène, premier siècle avant J.C., aujourd’hui au musée des Offices à Florence. Voltaire ne pouvait la connaître que par des reproductions ou des estampes.; et quels yeux ! quelles paupières ! quels sourcils noirs ! quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles, et effaçaient la scintillation des étoiles, comme me disaient les poètes du quartier. Les femmes qui m’habillaient et qui me déshabillaient tombaient en extase en me regardant par-devant et par-derrière, et tous les hommes auraient voulu être à leur place.

Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara4minuscule duché italien, au sud de la Toscane. Christopher Thacker dans son édition critique de Candide (Genève 1968), p.271, signale chez Pöllnitz, Lettres et mémoires, ‘le projet de mariage de la princesse héritière de cet Etat, qui fut interrompu par la mort de son fiancé’. ‘Il est souvent question dans cette partie des Mémoires de Pöllnitz du pape Clément XII’.. Quel prince ! aussi beau que moi, pétri de douceur et d’agréments, brillant d’esprit et brûlant d’amour. Je l’aimais comme on aime pour la première fois, avec idolâtrie, avec emportement. Les noces furent préparées. C’était une pompe, une magnificence inouïe; c’étaient des fêtes, des carrousels, des opéra-

Page 46
Page 46

buffa5l’opéra-buffa italien, qui se distingue de l’opéra proprement dit par son caractère comique, était connu en France depuis les célèbres représentations à Paris (1752) d’œuvres telles que La Serva padrona de Pergolèse, qui déclenchèrent la ‘guerre des Bouffons’. continuels, et toute l’Italie fit pour moi des sonnets dont il n’y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon bonheur, quand une vieille marquise qui avait été maîtresse de mon prince l’invita à prendre du chocolat6avant la vogue du thé, et concurremment avec le café, le chocolat était la boisson élégante à la mode (cf. Best.DIII36). Au ch.25, ligne 11, c’est du chocolat que le sénateur vénitien Pococurante offre à ses visiteurs Candide et Martin. chez elle. Il mourut en moins de deux heures avec des convulsions épouvantables. Mais ce n’est qu’une bagatelle. Ma mère, au désespoir, et bien moins affligée que moi, voulut s’arracher pour quelque temps à un séjour si funeste. Elle avait une très belle terre auprès de Gaïette7Gaïète ou Gaète est un port de la côte tyrrhénienne entre Rome et Naples.. Nous nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée comme l’autel de St. Pierre de Rome8œuvre du pape Urbain VIII, cet autel est mentionné dans l’Essai sur les mœurs, ch.185.. Voilà qu’un corsaire de Salé9le port de Salé sur la côte marocaine en face de Rabat était au dix-huitième siècle un centre de piraterie: c’est aussi un ‘corsaire de Salé’ qui dans le roman de Daniel Defoe s’empare de Robinson Crusoe. fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se défendirent comme des soldats du pape; ils se mirent tous à genoux en jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution in articulo mortis10l’absolution ‘à l’article de la mort’ est donc demandée à un corsaire musulman..

Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère aussi, nos filles d’honneur aussi, et moi aussi. C’est une chose admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs déshabillent le monde. Mais ce qui me surprit

Page 47
Page 47

davantage, c’est qu’ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d’ordinaire que des canules. Cette cérémonie me paraissait bien étrange; voilà comme on juge de tout quand on n’est pas sorti de son pays. J’appris bientôt que c’était pour voir si nous n’avions pas caché là quelques diamants. C’est un usage établi de temps immémorial parmi les nations policées qui courent sur mer11qui font la course sur mer avec des navires de corsaires, ou de pirates.. J’ai su que messieurs les religieux chevaliers de Malte n’y manquent jamais quand ils prennent des Turcs et des Turques. C’est une loi du droit des gens à laquelle on n’a jamais dérogé.

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse d’être menée esclave à Maroc avec sa mère. Vous concevez assez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était encore très belle; nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre avaient plus de

Page 48
Page 48

charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique. Pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et j’étais pucelle. Je ne le fus pas longtemps: cette fleur qui avait été réservée pour le beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le capitaine corsaire. C’était un nègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur. Certes il fallait que madame la princesse de Palestrine, et moi, fussions bien fortes pour résister à tout que nous éprouvâmes jusqu’à notre arrivée à Maroc. Mais passons; ce sont des choses si communes qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle.

Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de l’empereur Mulei-Ismaël12le sultan Muley Ismail (1672-1727) avait réorganisé l’empire du Maroc. Le Siècle de Louis XIV, ch. 18, le mentionne comme ‘le tyran le plus guerrier et le plus politique qui fut alors chez les nations mahométanes’. Candide pousse plus au noir l’évocation du Maroc qu’on lit dans l’Essai sur les mœurs, ch. 162. avaient chacun leur parti: ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres. C’était un carnage continuel dans toute l’étendue de l’empire.

A peine fûmes-nous

Page 50
Page 50

Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au bord d’un ruisseau voisin; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps. J’ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents: O che sciagura d’essere senza c...!

Page 51
Page 51

12. CHAPITRE DOUZIÈME

Suite des malheurs de la vieille

Etonnée et ravie d’entendre la langue de ma patrie, et non moins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu’il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait. Je l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il n’avait tant regretté ce que personne ne pouvait lui rendre. Je suis né à Naples1comme l’a indiqué A. Morize, ce castrat diplomate fait penser à Carlo Broschi, dit Farinelli, né à Naples en 1705, qui après avoir mené en Europe une brillante carrière de chanteur devint un personnage influent à la cour d’Espagne, sous Philippe V et Ferdinand VI., me dit-il; on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des Etats. On me fit cette opération avec un très grand succès, et j’ai été musicien de la chapelle de madame la princesse de Palestrine. De ma mère !

Page 52
Page 52

m’écriai-je. De votre mère ! s’écria-t-il en pleurant. Quoi vous seriez cette jeune princesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et qui promettait déjà d’être aussi belle que vous êtes? C’est moi-même; ma mère est à quatre cents pas d’ici, coupée en quartiers sous un tas de morts...

Je lui contai tout ce qui m’était arrivé; il me conta aussi ses aventures, et m’apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité, par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons, et des vaisseaux pour l’aider à exterminer le commerce des autres chrétiens2Le Siècle de Louis XIV, ch. 18, rapporte une semblable négociation: au début de la Guerre de Succession d’Espagne (1703), ‘le roi de Portugal, le prince de Darmstadt, ministre de l’archiduc, l’amirante de Castille son partisan, implorèrent même le secours du roi du Maroc. Non seulement ils firent des traités avec ce barbare pour avoir des chevaux et du blé, mais ils demandèrent des troupes’. Mais le souverain marocain, Muley Ismail, ayant posé des ‘conditions dangereuses pour la chrétienté’, l’accord sur les troupes ne put se faire.. Ma mission est faite, dit cet honnête eunuque; je vais m’embarquer à Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. Ma che sciagura d’essere sença c...!

Je le remerciai avec les larmes d’attendrissement; et au lieu de me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette province3le dey d’Alger dépendait en principe du sultan de l’empire ottoman.. A peine fus-je

Page 53
Page 53

vendue, que cette peste qui a fait le tour de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe, se déclara dans Alger avec fureur4depuis la ‘peste noire’ du quatorzième siècle le fléau était resté endémique dans les pays méditerranéens. C’est en 1720 que l’épidémie s’était déclarée à Marseille ‘avec fureur’. En 1743, à Messine, le bacille apporté par un bateau venant du Levant fit périr 40.000 personnes. J.J.Rousseau parle de cette peste de Messine dans ses Confessions, I,viii (Rousseau, i.z96).. Vous avez vu des tremblements de terre; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste? Jamais, répondit la baronne.

Si vous l’aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu’elle est bien au-dessus d’un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique: j’en fus attaquée. Figurez-vous quelle situation pour la fille d’un pape âgée de quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé la pauvreté, l’esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en quatre5image insistante: cf. ch.11, ligne 90, et dans ce ch.12, ligne 20 (‘coupée en quartiers’), ainsi que ch.4, ligne 26, la baronne de Tfmnder-ten-tronck ‘coupée en morceaux’., avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée dans Alger. Je n’en mourus pourtant pas. Mais mon eunuque et le dey, et presque tout le sérail d’Alger6le sérail, au sens propre palais du gouvernement dans l’empire ottoman, est souvent confondu en français avec le harem. C’est le cas sans doute ici, et certainement plus bas, ligne 54. périrent.

Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m’acheta et me mena à Tunis. Il me vendit à un autre marchand, qui me revendit à Tripoli; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie,

Page 54
Page 54

d’Alexandrie revendue à Smyrne, de Smyrne à Constantinople. J’appartins enfin à un aga des janissaires7un général des janissaires., qui fut bientôt commandé pour aller défendre Asoph8Pierre le Grand, afin de s’assurer un débouché sur la mer Noire, assiégea Azof pendant plusieurs mois (1695-1697). Un assaut de ‘barques longues, semblables aux saïques turques’ (Histoire de l’empire de la Russie, ch.8) finit par emporter la ville. contre les Russes qui l’assiégeaient.

L’aga qui était un très galant homme mena avec lui tout son sérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides, 9au dix-huitième siècle la mer d’Azof est encore souvent désignée par le nom d’origine latine.gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien. Asoph fut mis à feu et à sang, et on ne pardonna ni au sexe, ni à l’âge; il ne resta que notre petit fort; les ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent réduits les contraignirent à manger nos deux ennuques, de peur de violer leur serment. Au bout de quelques jours ils résolurent de manger les femmes.

Nous avions un iman très

Page 55
Page 55

pieux et très compatissant, qui leur fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer tout à fait: Coupez10sur ce mot, voir ci-dessus, note 5. A. Morize a découvert la source de cet étrange épisode: saint Jérôme. Voltaire dans les Questions sur l’Encyclopédie, article ‘Anthropophages’ de 1772, reproduit le texte latin de saint Jérôme et le traduit: ‘Etant encore jeune, j’ai vu des Ecossais dans la Gaule, qui, pouvant se nourrir de porcs et d’autres animaux dans les forêts, aimaient mieux couper les fesses des jeunes garçons et les tétons des jeunes filles. C’étaient pour eux les mets les plus friands.’ Voltaire cite sa source intermédiaire: Simon Pelloutier, Histoire des Celtes et particulièrement des Gaulois et des Germains, dans BV, no. 2683: La Haye 1740. Dans Un Chrétien contre six Juifs, il revient sur ce texte, et précise en note la référence à saint Jérôme., dit-il, seulement une fesse à chacune de ces dames, vous ferez très bonne chère; s’il faut y revenir, vous en aurez encore autant dans quelques jours; le ciel vous saura gré d’une action si charitable, et vous serez secourus.

Il avait beaucoup d’éloquence; il les persuada. On nous fit cette horrible opération. L’iman nous appliqua le même baume qu’on met aux enfants qu’on vient de circoncire. Nous étions toutes à la mort.

A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats; il ne réchappa pas un janissaire. Les Russes ne firent aucune attention à l’état où nous étions. Il y a partout des chirurgiens français11ceci est la première référence française dans le texte de Candide.; un d’eux qui était fort adroit prit soin de nous; il nous guérit; et je me souviendrai toute ma vie,

Page 56
Page 56

que quand mes plaies furent bien fermées, il me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutes de nous consoler; il nous assura que dans plusieurs sièges pareille chose était arrivée, et que c’était la loi de la guerre.

Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou. J’échus en partage à un boïard, qui me fit sa jardinière, et qui me donnait vingt coups de fouet par jour. Mais ce seigneur ayant été roué au bout de deux ans12la révolte des strélitz contre Pierre le Grand (1698) se situe effectivement deux ans après la prise d’Azof (voir Histoire de l’empire de Russie, ch.8 et 10). avec une trentaine de boïards, pour quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure; je m’enfuis; je traversai toute la Russie; je fus longtemps servante de cabaret à Riga, puis à Rostok, à Vismar, à Leipsick, à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la Haye, à Rotterdam: j’ai vieilli dans la misère et dans l’opprobre, n’ayant que la moitié d’un derrière, me souvenant toujours que j’étais fille d’un pape: je

Page 57
Page 57

voulus cent fois me tuer, mais j’aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus funestes: car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu’on veut toujours jeter par terre? d’avoir son être en horreur, et de tenir à son être? enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jusqu’à ce qu’il nous ait mangé le cœur?

J’ai vu dans les pays que le sort m’a fait parcourir, et dans les cabarets où j’ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient leur existence en exécration; mais je n’en ai vu que douze qui aient mis volontairement fin à leur misère, trois nègres13les nègres ne sont pas mentionnés ici au hasard. Cf. l’Histoire de Jenni, ch.9: ‘Des milliers [...] se sont donné la mort quand notre barbare avarice les a transportés ailleurs’., quatre Anglais14un court texte Du suicide (‘écrit en 1729’) fait état de trois suicides anglais; un quatrième est ajouté lorsque ce texte fut incorporé dans les Questions sur l’Encyclopédie., quatre Genevois15on ne sait rien de ces ‘quatre Genevois’ insérés dans 61. Voltaire les a-t-il ajoutés (comme le propose Ch.Thacker) sous l’impression de la lettre qu’il vient de lire dans la Nouvelle Héloïse (III.21): ‘un morceau admirable sur le suicide qui donne appétit de mourir’ (Best.D9575)?, et un professeur Allemand nommé Robek16selon A. Morize, Robek ou Robeck ‘né à Calmar en 1672, soutient déjà en Suède des thèses sur le ridicule d’aimer la vie, se noie volontairement en 1739’. Rousseau mentionne également ce Robeck dans la Nouvelle Héloïse. La source commune de Voltaire et de Rousseau est S. Formey, Mélanges philosophiques (Leyde 1754), pp.213-16.. J’ai fini par être servante chez le Juif don Issacar; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle; je me suis attachée à votre destinée, et j’ai été plus occupée de vos aventures que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, si vous ne

Page 58
Page 58

m’aviez pas un peu piquée, et s’il n’était d’usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin, mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le monde; donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire; et s’il s’en trouve un seul qui n’ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plus malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première.

13. CHAPITRE TREIZIÈME

Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et de la vieille

La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de la vieille, lui fit toutes les politesses qu’on devait à une personne de son rang et de son mérite. Elle accepta la proposition; elle engagea tous les passagers, l’un après l’autre, à lui conter leurs aventures. Candide et elle avouèrent que la vieille avait raison. C’est bien dommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un auto-da-fé; il nous dirait des choses

Page 59
Page 59

admirables sur le mal physique, et sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer, et je me sentirais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques objections.

A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On aborda dans Buenos-Aires. Cunégonde, le capitaine Candide et la vieille allèrent chez le gouverneur don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza1ce long patronyme, selon César Mirô, Alzire et Candide ou l’image du Pérou chez (Paris 1967), p.90, est un ‘mélange de basque et de portugais’. A. Morize et ses successeurs en ont retrouvé les éléments parmi les lectures de Voltaire. Ibaraa: dans Juan y Santacilia et Antoine de Ulloa, Voyage historique de l’Amérique méridionale (Amsterdam et Leipzig 1752), i.257 (BV. no. 1758). Figueora ou Figueroa: dans La Condamine, Relation abrégée d’un voyage fait dans l’intérieur de l’Amérique méridionale (Paris 1745), p.14; Garcilasso de la Vega, Histoire des Incas (Paris 1744), i.II (BV, no. 1953); Herrera, Histoire des conquêtes des Castillans (Paris 1659-1670), iii.56 etc. (huit réf. indiquées par A. Morize); G. Havens, Candide (New York, Toronto, London 1969), p. 122, signale un ouvrage d’un don Juan Antonio de Vera y Figueroa, ‘conde de La Roca, vizconde de Sierrabrava, señor de la villas de Torre mayor, etc.’ (BV, no. 3412). Mascarenes: A. Magnan, Candide (Paris 1969), p.86, a relevé le nom de Mascaregnas dans La Vie de saint François Xavier, par le père Bouhours (Paris 1754), i.42 (BV, no. 502). Mascarenhas est un nom de l’actualité au moment où Voltaire écrit Candide: c’est celui de l’un des responsables de l’attentat contre le roi de Portugal (3 septembre 1758), exécuté le 13 janvier 1759. Souza: dans La Condamine, 
Relation abrégée, p.149. Lampourdos semble avoir été forgé par Voltaire.. Ce seigneur avait une fierté convenable à un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le dédain le plus noble, portant le nez si haut2attitude du maréchal de Richelieu, gouverneur du Languedoc. Voltaire, Best.D7667, 7 mars 1758, écrit qu’il ne s’est pas rendu dans ‘l’antichambre de monsieur le Maréchal, qui, en passant, le nez haut, au milieu de deux haies d’officiers, m’aurait demandé’... etc., élevant si impitoyablement la voix, prenant un ton si imposant, affectant une démarche si altière, que tous ceux qui le saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les femmes à la fureur3cf. ch.8, ligne 27, où il est dit de don Issachar qu’il ‘aimait passionnément les femmes’..Cunégonde lui parut ce qu’il avait jamais vu de plus beau. La première chose qu’il fit, fut de demander si elle n’était point la femme du capitaine. L’air dont il fit cette question

Page 60
Page 60

alarma Candide: il n’osa pas dire qu’elle était sa femme, parce qu’en effet elle ne l’était point; il n’osait pas dire que c’était sa sœur, parce qu’elle ne l’était pas non plus ; et quoique ce mensonge officieux eût été autrefois très à la mode chez les anciens, et qu’il pût être utile aux modernes4l’addition de 61 souligne l’allusion à la Genèse: en xii.11-16, Abraham fait passer sa femme Sara pour sa sœur devant le pharaon qui en fait sa concubine; en xx.2, il réitère ce mensonge devant Abimélech, roi de Gérar; en xxvi.7, son fils Isaac présente encore sa femme Rébecca comme sa sœur au même Abimélech. Bayle avait relevé ironiquement ces ‘mensonges officieux’ (article ‘Sara’ du Dictionnaire historique et critique). Dom Calmet en son Commentaire littéral (Paris 1724), i.132, tente de justifier Abraham. Mme du Châtelet en son Examen de la Genèse, MS. Troyes 2376, i.23, est au contraire d’avis que ‘la conduite d’Abraham en cette occasion est très répréhensible; car, outre le mensonge, il exposait sa femme à l’adultère, et il y a apparence par le texte qu’il fut consommé. Les pères sauvent cela en disant qu’Abraham savait bien que Sara n’y consentirait jamais, et que la force seule ne ferait pas un péché. Lucrèce était plus difficile.’ Et l’on voit que Candide fait preuve d’une ‘pureté d’âme’ qui avait fait défaut à Abraham. On ne sait quels sont ces ‘modernes’ a qui un semblable mensonge fut ‘utile’., son âme était trop pure pour trahir la vérité. mademoiselle Cunégonde, dit-il, doit me faire l’honneur de m’épouser, et nous supplions Votre Excellence de daigner faire notre noce.

Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au capitaine Candide d’aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit; le gouverneur demeura avec mademoiselle Cunégonde. Il lui déclara sa passion, lui protesta que le lendemain il l’épouserait à la face de l’église, ou autrement, ainsi qu’il plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un quart d’heure pour se recueillir, pour consulter la

Page 61
Page 61

vieille et pour se déterminer.

La vieille dit à Cunégonde: Mademoiselle, vous avez soixante et douze quartiers, et pas une obole; il ne tient qu’à vous d’être la femme du plus grand seigneur de l’Amérique méridionale, qui a une très belle moustache; est-ce à vous de vous piquer d’une fidélité à toute épreuve? Vous avez été violée par les Bulgares; un Juif et un inquisiteur ont eu vos bonnes grâces. Les malheurs donnent des droits. J’avoue que si j’étais à votre place, je ne ferais aucun scrupule d’épouser monsieur le gouverneur, et de faire la fortune de monsieur le capitaine Candide. Tandis que la vieille parlait avec toute la prudence que l’âge et l’expérience donnent, on vit entrer dans le port un petit vaisseau; il portait un alcade et des alguazils, et voici ce qui était arrivé.

La vieille avait très bien deviné, que ce fut un cordelier à la grande manche qui vola l’argent et les bijoux de Cunégonde dans la ville de Badajos, lorsqu’elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moine voulut vendre

Page 62
Page 62

quelques-unes des pierreries à un joaillier. Le marchand les reconnut pour celles du grand inquisiteur. Le cordelier, avant d’être pendu, avoua qu’il les avait volées. Il indiqua les personnes et la route qu’elles prenaient. La fuite de Cunégonde et de Candide était déjà connue. On les suivit à Cadiz. On envoya sans perdre temps un vaisseau à leur poursuite. Le vaisseau était déjà dans le port de Buenos-Aires. Le bruit se répandit qu’un alcade allait débarquer, et qu’on poursuivait les meurtriers de monseigneur le grand inquisiteur. La prudente vieille vit dans l’instant tout ce qui était à faire. Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n’avez rien à craindre, ce n’est pas vous qui avez tué monseigneur; et d’ailleurs, le gouverneur qui vous aime ne souffrira pas qu’on vous maltraite; demeurez. Elle court sur-le-champ à Candide: Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vous allez être brûlé. Il n’y avait pas un moment à perdre; mais comment se séparer de Cunégonde, et où se réfugier?

Page 63
Page 63

14. CHAPITRE QUATORZIÈME

Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les Jésuites du Paraguai

Candide avait amené de Cadiz un valet1au ch. 10, ligne 32, il est indiqué qu’il s’était embarqué à Cadix avec deux valets, et deux chevaux (cf. plus bas, lignes 9-10). tel qu’on en trouve beaucoup sur les côtes d’Espagne, et dans les colonies. C’était un quart d’Espagnol2un quarteron : son père est un métis et sa mère une Indienne., né d’un métis dans le Tucuman; 3Tucuman est, au dix-huitième siècle, un nom de province, dérivé du nom des indigènes Tucuman: voir Bruzen de La Martinière, Grand dictionnaire historique et géographique (Paris 1741), article ‘Tucuman’. C’est aujourd’hui le nom d’une ville du piémont andin. il avait été enfant de chœur, sacristain4sur l’importance du sacristain dans les pays espagnols, où il est devenu un type littéraire, voir J. P. de Beau-marchais, ‘Un inédit de Beaumarchais: Le Sacristain’, Rhl (novembre-décembre 1974), lxxiv.993-94., matelot, moine, facteur5agent d’une factorerie: cf. Lettres philosophiques, ch. 10: le frère de milord Oxford a été ‘facteur à Alep’., soldat, laquais. Il s’appelait Cacambo, et aimait fort son maître, parce que son maître était un fort bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous. Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille, partons et courons sans regarder derrière nous. Candide versa des larmes: O ma chère Cunégonde ! faut-il vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos noces ! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous? Elle deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacambo; les femmes ne sont jamais embarrassées d’elles; Dieu y pourvoit, courons. Où me mènes-tu? où allons-nous? que ferons-nous sans Cunégonde? disait Candide. Par St. Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire

Page 64
Page 64

la guerre aux jésuites; allons la faire pour eux; je sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmés d’avoir un capitaine qui fasse l’exercice à la bulgare, vous ferez une fortune prodigieuse; quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre. C’est un très grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles.

Tu as donc été déjà dans le Paraguai?6Voltaire utilise dans cet épisode la documentation de son chapitre sur le Paraguai dans l’Essai sur les mœurs, rédigé en janvier 1758 (Best.D7559), qui paraîtra dans la nouvelle édition de l’Essai (Genève 1761). Les sources citées dans l’Essai sont: une relation du P. Florentin, franciscain, dans la ‘Lettre du P. Bouchet’, Lettres édifiantes et curieuses (1718), xiii.218 et suivantes; l’Histoire du Paraguay du père Charlevoix (Paris 1756; BV, no. 717); la Relation abrégée concernant la république que les religieux nommés jésuites des provinces de Portugal et d’Espagne, ont établie dans les pays et domaines d’outremer, et de la guerre qu’il y ont excitée et soutenue contre les armées espagnoles et portugaises (s.l.n.d.), par Carvalho, marquis de Pombal. dit Candide. Eh vraiment oui, dit Cacambo ; j’ai été cuistre7valet, apparemment ici de cuisine. Asunción était la capitale de l’Etat jésuite du Paraguai. dans le collège de l’Assomption, et je connais le gouvernement de Los Padres comme je connais les rues de Cadiz. C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume8le mot renvoie à un bruit qui avait couru: un jésuite aurait été élu roi du Paraguai sous le nom de Nicolas 1er (Best.D6582). Selon l’Essai sur les mœurs, ch. 154, la rumeur avait son origine dans le soulèvement de la province de Saint-Nicolas sous la direction de deux missionnaires, mais, ajoute Voltaire, les jésuites au Paraguai ‘étaient rois en effet, et peut-être les rois les mieux obéis de la terre’. a déjà plus de trois cents lieues de diamètre; il est divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout, et les peuples rien; c’est le chef-d’œuvre de la raison et de la justice. Pour moi je ne vois rien de si divin que Los Padres, qui font ici la guerre au roi d’Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe confessent ces rois9même remarque dans l’Essai sur les mœurs, ch.154: ‘Pendant que ces religieux faisaient la guerre en Amérique aux rois d’Espagne et de Portugal, ils étaient en Europe les confesseurs de ces princes.’; qui tuent ici des Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel; cela me ravit, avançons; vous allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront Los Padres quand ils sauront qu’il leur vient un capitaine qui sait l’exercice bulgare !

Page 65
Page 65

Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à la garde avancée10garde avancée et grande garde: expressions du vocabulaire militaire pour désigner, l’une les avant-postes, l’autre le corps de garde principal. qu’un capitaine demandait à parler à monseigneur le commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent d’abord désarmés; on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers sont introduits au milieu de deux files de soldats: le commandant était au bout, le bonnet à trois cornes en tête11la barette carrée des jésuites porte sur le dessus trois (et non quatre) ‘cornes’ en demi-diagonale. Dans Best.D7940, 12 novembre 1758, Thieriot désigne les jésuites par l’expression les ‘bonnets à trois cornes’., la robe retroussée, l’épée au côté, l’esponton à la main12‘Demi-pique que portaient autrefois les officiers d’infanterie’, selon le Littré, qui cite seulement le texte de Candide.. Il fit un signe; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu’il faut attendre, que le commandant ne peut leur parler, que le révérend père provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol ouvre la bouche qu’en sa présence, et demeure plus de trois heures13selon l’Essai sur les moeurs, chapitre 154, le passage à travers le Paraguai était permis aux officiers espagnols se rendant au Pérou; mais ils ne devaient pas y rester plus de trois jours (qui deviennent trois heures : ils ne parlaient à aucun habitant [...] ils étaient traités véritablement en étrangers suspects.’ dans le pays. Et où est le révérend père provincial? dit Cacambo. Il est à la parade après avoir dit sa messe, répondit le sergent; et vous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois heures. Mais, dit Cacambo, monsieur le capitaine qui meurt de faim comme moi, n’est point Espagnol, il est Allemand; ne pourrions-nous point déjeuner en attendant Sa Révérence?14titre calqué sur ‘Son Excellence’: c’est celui qui est appliqué au père La Chaise dans L’ingénu, ch.16, 20.

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au commandant. Dieu soit béni ! dit ce seigneur; puisqu’il est Allemand, je peux lui parler;

Page 66
Page 66

qu’on le mène dans ma feuillée. Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure orné d’une très jolie colonnade de marbre vert et or, et des treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d’or; et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs15le maïs est originaire d’Amérique du Sud: il est présenté ici comme une nourriture de paysans misérables. dans des écuelles de bois en plein champ à l’ardeur du soleil, le révérend père commandant entra dans la feuillée.

C’était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l’œil vif, l’oreille rouge, les lèvres vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un Espagnol, ni celle d’un jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs armes qu’on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous; Cacambo leur fit manger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l’œil sur eux, crainte de surprise.

Candide baisa d’abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se mirent à table. Vous êtes donc Allemand? lui dit le jésuite en cette langue. Oui, mon révérend père, dit Candide. L’un et l’autre en prononçant ces paroles se regardaient avec une extrême surprise, et une émotion dont ils n’étaient

Page 67
Page 67

pas les maîtres. Et de quel pays d’Allemagne êtes-vous? dit le jésuite. De la sale province de Vestphalie, dit Candide: je suis né dans le château de Thunder-ten-tronckh. O ciel ! est-il possible ! s’écria le commandant. Quel miracle ! s’écria Candide. Serait-ce vous? dit le commandant. Cela n’est pas possible, dit Candide. Ils se laissent tomber tous deux à la renverse, ils s’embrassent, ils versent des ruisseaux de larmes. Quoi ! serait-ce vous, mon révérend père? vous le frère de la belle Cunégonde ! vous qui fûtes tué par les Bulgares ! vous le fils de monsieur le baron ! vous jésuite au Paraguai ! Il faut avouer que ce monde est une étrange chose. O Pangloss ! Pangloss ! que vous seriez aise si vous n’aviez pas été pendu !

Le commandant fit retirer les esclaves nègres16deuxième apparition de l’esclavage, aussi discrète que la précédente, ch.13, lignes 40 et 46, mais plus révoltante: ces nègles sont esclaves -fait historiquement exact- de religieux chrétiens. et les Paraguains qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia Dieu et St. Ignace mille fois; il serrait Candide entre ses bras; leurs visages étaient baignés de pleurs. Vous seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que mademoiselle Cunégonde votre sœur que vous avez crue éventrée, est pleine de santé. Où? Dans votre voisinage, chez monsieur le gouverneur

Page 68
Page 68

de Buenos-Aires; et je venais pour vous faire la guerre. Chaque mot qu’ils prononcèrent dans cette longue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur âme tout entière volait sur leur langue, était attentive dans leurs oreilles, et étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table longtemps, en attendant le révérend père provincial; et le commandant parla ainsi à son cher Candide.

15. CHAPITRE QUINZIÈME

Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde

J’aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je vis tuer mon père et ma mère, et violer ma sœur1le frère de Cunégonde omet de rapporter ce qui lui est advenu à lui-même: Pangloss nous a informé, ch.4, ligne 27, qu’il avait été traité par les soldats bulgares ‘précisément comme sa sœur’.. Quand les Bulgares furent retirés, on ne trouva point cette sœur adorable, et on mit dans une charrette ma mère, mon père et moi, deux servantes et trois petits garçons égorgés, pour nous aller enterrer dans une chapelle de jésuites à deux lieues du château de mes pères. Un jésuite nous jeta de l’eau bénite, elle était horriblement salée; il en entra

Page 69
Page 69

quelques gouttes dans mes yeux; le père s’aperçut que ma paupière faisait un petit mouvement: il mit la main sur mon cœur et le sentit palpiter; je fus secouru, et au bout de trois semaines il n’y paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide, que j’étais fort joli, je le devins encore davantage: aussi le révérend père Croust2le père Didrie qui est nommé ici jusqu’en 1761 est inconnu: ‘aucun répertoire officiel de la S.J. n’en fait mention’ (A. Morize). Il n’en est pas de même du père Croust ou Kroust, recteur du collège de Colmar (Best. D6044, et note 1), qui chercha noise au philosophe pendant son séjour en cette ville en 1754. Voltaire nourrit contre lui une longue rancune. Au moment de la publication de Candide, il mande que le prince-évêque de Bâle, ‘qui s’enivre avec des jésuites’, pourra écrire contre cet ouvrage ‘avec l’aide du Recteur allemand’ Kroust, dont pourtant le nom ne paraît pas encore dans les éditions de 1759 (Best.D8209, 24 mars 1759). Le personnage reparaît dans la correspondance de Voltaire au moment de la construction de l’église de Ferney (Best.D9361, 28 oct. 1760) et des démêlés des frères Desprez de Crassy avec leurs créanciers jésuites (Best. D9498, Best.D9499, 26 décembre 1760). Peu après, à la faveur de la révision de Candide, Kroust prendra dans 61 la place jusqu’alors occupée par le père Didrie. supérieur de la maison, prit pour moi la plus tendre3pour le sous-entendu, confirmé plus bas par la précision: ‘de jeunes jésuites’, voir le cas du jésuite dans la généalogie du ch.4, ligne 50. amitié; il me donna l’habit de novice; quelque temps après je fus envoyé à Rome. Le père général avait besoin d’une recrue4terme militaire. On rencontre en effet un certain nombre de noms allemands dans les textes relatifs à la guerre du Paraguai. A. Morize relève: dans l’Essai sur les moeurs, ch. 154, le père Lamp; dans la Relation abrégée, les pères Hundersund (p.33), Echart et Meisterbourg (p.46). de jeunes jésuites allemands. Les souverains du Paraguai reçoivent le moins qu’ils peuvent de jésuites espagnols; ils aiment mieux les étrangers dont ils se croient plus maîtres. Je fus jugé propre par le révérend père général pour aller travailler dans cette vigne5expression des évangiles (Matthieu, xxx.2, xxx.33; Marc, xxx.1; Luc, xxx.9), couramment employée pour désigner l’apostolat missionnaire.. Nous partîmes, un Polonais, un Tirolien et moi. Je fus honoré, en arrivant du sous-diaconat et d’une lieutenance. Je suis aujourd’hui colonel et prêtre. Nous recevons vigoureusement les troupes du roi d’Espagne; je vous réponds qu’elles seront excommuniées et battues. La Providence vous envoie

Page 70
Page 70

ici pour nous seconder. Mais est-il bien vrai que ma chère sœur Cunégonde soit dans le voisinage chez le gouverneur de Buenos-Aires? Candide l’assura par serment que rien n’était plus vrai. Leurs larmes recommencèrent à couler.

Le baron ne pouvait se lasser d’embrasser Candide; il l’appelait son frère, son sauveur. Ah ! peut-être, lui dit-il, nous pourrons ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville, et reprendre ma sœur Cunégonde. C’est tout ce que je souhaite, dit Candide; car je comptais l’épouser, et je l’espère encore. Vous, insolent ! répondit le baron, vous auriez l’impudence d’épouser ma sœur, qui a soixante et douze quartiers ! je vous trouve bien effronté d’oser me parler d’un dessein si téméraire ! Candide pétrifié d’un tel discours, lui répondit; Mon révérend père, tous les quartiers du monde n’y font rien; j’ai tiré votre sœur des bras d’un Juif et d’un inquisiteur; elle m’a assez d’obligations, elle veut m’épouser. Maître Pangloss m’a toujours dit que les hommes sont

Page 71
Page 71

égaux, et assurément je l’épouserai. C’est ce que nous verrons, coquin ! dit le jésuite baron de Thunder-ten-tronckh, et en même temps il lui donna un grand coup du plat de son épée sur le visage. Candide dans l’instant tire la sienne et l’enfonce jusqu’à la garde dans le ventre du baron jésuite; mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer: Hélas mon Dieu ! dit-il, j’ai tué mon ancien maître, mon ami, mon beau-frère; je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà trois hommes que je tue; et dans ces trois il y a deux prêtres.

Cacambo qui faisait sentinelle à la porte de la feuillée, accourut. Il ne nous reste qu’à vendre cher notre vie, lui dit son maître: on va sans doute entrer dans la feuillée, il faut mourir les armes à la main. Cacambo, qui en avait bien vu d’autres ne perdit point la tête; il prit la robe de jésuite que portait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le bonnet carré6c’est la barrette carrée surmontée de trois cornes, dont il a été fait mention ch.14, ligne 45. du mort, et le fit monter à cheval. Tout cela se fit en un clin d’ceil. Galopons, mon maître, tout le monde vous prendra pour un jésuite qui va donner des ordres; et nous

Page 72
Page 72

aurons passé les frontières avant qu’on puisse courir après nous. Il volait déjà en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol: Place, place pour le révérend père colonel.

16. CHAPITRE SEIZIÈME

Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes et les sauvages nommés Oreillons

Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personne ne savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise1la valise est le sac de cuir de forme allongée qu’un cavalier installe sur sa monture, par opposition au havresac que le voyageur à pieds porte sur son dos. Un personnage de Gil Blas, v.1, dit qu’après avoir acheté une mule il ‘convertit[son] havresac en valise’ et commença à en ‘faire un peu plus l’homme d’importance’. de pain, de chocolat, de jambon, de fruit et de quelques mesures de vin. Ils s’enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu, où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux. Nos deux voyageurs font repaître leurs montures. Cacambo propose à son maître de manger, et lui en donne l’exemple. Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand

Page 73
Page 73

j’ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie? à quoi me servira de prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d’elle dans les remords et dans le désespoir? et que dira le journal de Trévoux?2le journal de Trévoux, célèbre parodique des jésuites, participait activement sous la participation du père Berthier, à la campagne contre les philosophes et l’Encyclopédie. Voltaire contre-attaque à partir de 1759 (voir notamment La relation de la maladie [...] du jésuite Berthier).

En parlant ainsi il ne laissa pas de manger. Le soleil se couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur ou de joie; mais ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touché de pitié: il avait appris à tirer chez les Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusil espagnol à deux coups3l’une des armes saisies à son entrée au Paraguai, puis restituée sur ordre du baron jésuite, ch. 14, ligne 73., tire, et tue les deux singes. Dieu soit loué, mon cher Cacambo, j’ai délivré d’un grand péril ces deux pauvres créatures; si j’ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un jésuite, je

Page 74
Page 74

l’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition4deux demoiselles de condition: des filles de naissance noble, qui deviennent plus bas ‘ces dames’, quand il est établi que les singes sont leurs amants., et cette aventure nous peut procurer de très grands avantages dans le pays.

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs corps, et remplir l’air des cris les plus douloureux. Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme, dit-il enfin à Cacambo; lequel lui répliqua: Vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, mon maître; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles. Leurs amants ! serait-il possible? vous vous moquez de moi, Cacambo; le moyen de vous croire? Mon cher maître, repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout; pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames? ils sont des quarts d’homme, comme je suis un quart d’Espagnol. Hélas ! reprit Candide, je me souviens d’avoir entendu dire à maître Pangloss qu’autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que ces mélanges

Page 75
Page 75

avaient produit des égipans, des faunes, des satyres; que plusieurs grands personnages de l’antiquité en avaient vus; mais je prenais cela pour des fables5un ouvrage fort connu au dix-huitième siècle, La Mythologie et les fables expliquées par l’histoire de l’abbé Antoine Banier (Paris 1740), contient un chapitre, iii.8, ‘Des satyres, faunes et égipans’: Banier pense que ces êtres mythologiques ne sont autres que de gros singes, déformés par l’imagination de anciens. Il cite dans le même chapitre les ‘grands personnages de l’antiquité’ qui ont ‘vu’ des satyres et des faunes, ou qui rapportent le témoignage de ceux qui en ont ‘vu’: saint Jérôme, saint Antoine, Pausanias, Pomponius Mela, Plutarque .. . Plusieurs auteurs du dix-huitième siècle avancent l’idée que les accouplements entre des femmes et des singes produisent des êtres hybrides, tels les faunes: A. Morize cite d’Argens,lettres juives (1754), iv.342, Le Telliamed (1755), ii.251. Voltaire lui-même a noté dans ses carnets, Voltaire 82, p.550: ‘Les singes nommés Jockos, orang-outans, babouins, s’accouplent avec les femmes, et il n’est pas impossible qu’il n’y en ait de la race.’. Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo, que c’est une vérité, et vous voyez comment en usent les personnes qui n’ont pas reçu une certaine éducation6insinuation qui sera développée plus bas par la remarque de Candide sur la ‘pure nature’, ligne 72, elle-même rectifiée lignes 114-16.; tout ce que je crains, c’est que ces dames ne nous fassent quelque méchante affaire.

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie, et à s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo; et tous deux après avoir maudit l’inquisiteur de Portugal, le gouverneur de Buenos-Aires, et le baron, s’endormirent sur de la mousse. A leur réveil ils sentirent qu’ils ne pouvaient remuer; la raison en était que pendant la nuit les Oreillons7L’Histoire des Incas de Garcilasso de La Vega (Paris 1744; BV, no. 1953), en tête du tome II, donne une ‘Carte de la partie méridionale du Pérou’, où les ‘Orejones ou Indiens à grandes oreilles’ sont situés au nord du Paraguai., habitants du pays, à qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes d’écorces d’arbre8ces ‘cordes d’écorces d’arbre’ sont sans doute des cordes de coton, mentionnées par les Voyages de François Coréal aux Indes occidentales (Paris 1722), i.195 (BV, no.86o), cité par A. Morize. Quelques détails des épisodes américains de Candide ont pu être suggérés par le poème de Mme du Boccage La Colombiade (Paris 1756) que Voltaire a lu en décembre 1756 (Best.D7101), et dont il a dû parler à son auteur lors de la visite de celle-ci aux Délices (fin de juin 1758). Selon une note de Mme du Boccage, p.15, la fleur du cotonnier ‘produit des fruits de la grosseur d’une noix, couverts d’une écorce dure et noire, qui se fend à l’ardeur du soleil. Alors on aperçoit le coton dont elle est remplie.’ Voltaire en a-t-il retenu qu’avec cette ‘écorce dure et noire’ comme avec le coton on pouvait confectionner des cordes? D’autre part La Condamine, dans l’ouvrage cité, ch.13, n.1, parle, p.23, de rivières ‘qu’il fallut passer sur des ponts de corde, d’écorce d’arbres’.... Ils étaient entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues et de haches de caillou: les uns faisaient bouillir une grande chaudière; les autres préparaient des broches, et tous criaient: C’est un jésuite, c’est un jésuite; nous serons vengés et nous ferons bonne chère9A. Morize a rapporté une anecdote qui peut être à l’origine d’une telle appréciation gastronomique. Selon
Fréron, Année littéraire (1754), ii.145, citant Muratori, Relation des missions du Paraguay, des indigènes ayant tenté d’enlever un missionnaire jésuite ‘se proposaient de faire un excellent repas de la chair du P.Ruiz, qu’ils croyaient devoir être fort délicate, parce que les jésuites sont les seuls au Paraguay qui fassent usage du sel.’;

Page 76
Page 76

mangeons du jésuite, mangeons du jésuite.

Je vous l’avais bien dit, mon cher maître, s’écria tristement Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d’un mauvais tour. Candide apercevant la chaudière et les broches, s’écria: Nous allons certainement être rôtis ou bouillis. Ah ! que dirait maître Pangloss, s’il voyait comme la pure nature est faite? Tout est bien; soit, mais j’avoue qu’il est bien cruel d’avoir perdu mademoiselle Cunégonde, et d’être mis à la broche par des Oreillons. Cacambo ne perdait jamais la tête: Ne désespérez de rien, dit-il au désolé Candide: j’entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leur parler. Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter quelle est l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien.

Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd’hui un jésuite; c’est très bien fait; rien n’est plus juste que de traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne à tuer notre prochain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute la terre. Si nous n’usons pas du droit de le manger, c’est que nous avons d’ailleurs de quoi faire bonne chère; mais vous n’avez pas les

Page 77
Page 77

mêmes ressources que nous; certainement il vaut mieux manger ses ennemis que d’abandonner aux corbeaux et aux corneilles le fruit de sa victoire10les considérations de Cacambo sont empruntées au débat sur le cannibalisme qui se poursuit dans l’oeuvre de Voltaire dans le Traité de métaphysique et les Eléments de la philosophie de Newton; voir l’Essai sur les moeurs, ch. 146 (rédigé en janvier 1758), et les trois sections (1764, 1770, 1772) de l’article ‘Anthropophages’ dans le Dictionnaire philosophique et les Questions sur l’Encyclopédie.. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jésuite en broche, et c’est votre défenseur, c’est l’ennemi de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi je suis né dans votre pays; monsieur que vous voyez est mon maître, et bien loin d’être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles; voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa robe, portez-la à la première barrière du royaume de Los Padres; informez-vous si mon maître n’a pas tué un officier jésuite. Il vous faudra peu de temps; vous pourrez toujours nous manger, si vous trouvez que je vous ai menti. Mais si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les principes du droit public, les mœurs et les lois, pour ne nous pas faire grâce.

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable; ils députèrent deux notables pour aller en diligence s’informer de la vérité; les deux députés s’acquittèrent de leur commission en gens d’esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur

Page 78
Page 78

offrirent des filles, leur donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent jusqu’aux confins de leurs états, en criant avec allégresse: Il n’est point jésuite, il n’est point jésuite.

Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa délivrance. Quel peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles mœurs ! Si je n’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée au travers du corps du frère de mademoiselle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission. Mais après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont su que je n’étais pas jésuite.

17. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME

Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu ‘ils y virent

Quand ils furent aux frontières des Oreillons: Vous voyez, dit Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court. Comment y retourner, dit Candide, et où aller? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout; si je retourne en Portugal, j’y suis brûlé; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout moment d’être mis en broche. Mais comment

Page 79
Page 79

se résoudre à quitter la partie du monde que mademoiselle Cunégonde habite?

Tournons vers la Cayenne1c’est cette forme avec l’article qu’emploie Voltaire dans sa lettre à milord Hervey de juin 1740, Best.D2216, ainsi que dans Best.D11785, 19 mars 1764 (à Turgot, sur la colonisation de la Guyane), et dans Best.D12847, 23 août 1765., dit Cacambo, nous y trouverons des Français qui vont par tout le monde; ils pourront nous aider. Dieu aura peut-être pitié de nous.

Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne; ils savaient bien à peu près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands2On s’étonne de la présence de ces ‘brigands’ dans des solitudes peuplées seulement de quelques hordes de ‘sauvages’. Réminiscence de la thématique picaresque, en un pays qui est terre espagnole?, des sauvages, étaient partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue: leurs provisions furent consumées: ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d’une petite rivière bordée de cocotiers3mme du Boccage, La Colombiade (Paris 1756), p.15, écrit que l’Amérique ‘du coco tire un lait qui nourrit’, et dans une note, indique la valeur alimentaire de la noix de coco., qui soutinrent leur vie et leurs espérances.

Cacambo qui donnait toujours d’aussi bons conseils que la vieille, dit à Candide: Nous n’en pouvons plus, nous avons assez marché; j’aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le de cocos, jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller au courant, une rivière mène toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous trouverons du moins des choses nouvelles. Allons, dit Candide, recommandons-nous à la Providence.

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s’élargissait toujours; enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui s’élevaient jusqu’au ciel.

Page 80
Page 80

Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s’abandonner aux flots sous cette voûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour; mais leur canot se fracassa contre les écueils. Il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière: enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin. Partout l’utile était agréable. Les chemins étaient couverts, ou plutôt ornés de voitures d’une forme et d’une matière brillante, portant des hommes et des femmes d’une beauté singulière, traînés rapidement par de gros moutons rouges4des lamas; mais Mirò, Alzire et Candide, p.91, fait observer que ‘le lama n’est pas un animal de trait et que, de plus, les Incas n’avaient pas de voiture parce qu’ils ne connaissaient pas la roue’. Sur la couleur rouge, le président de Brosses, Histoire des navigations aux terres australes (Paris 1756); BV, no.547), cite, ii.12, un voyageur selon lequel le lama aurait un poil ‘de la couleur de la rose sèche’ et une queue ‘rougeâtre’. qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, de Tétuan et de Méquinez.

Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Vestphalie5les sources majeures de Voltaire pour l’épisode d’Eldorado sont les ouvrages déjà cités de Garcilasso de La Vega, Histoire des Incas, rois du Pérou (Paris 1744; BV, no.1953), et la Relation des voyages de François Coreal aux Indes Occidentales contenant une description exacte de ce qu’il y a vu de plus remarquable pendant son séjour depuis 1666 jusques en 1697, avec une relation de la Guyane de Walter Raleigh (Paris 1722; BV, no.2900).. Il mit pied à terre6indication qu’on comprend mal: Candide et Cacambo ne débarquent pas de leur canot, qui s’est brisé; ils ne descendent pas de leurs chevaux, morts dans le désert. Seraient-ils montés dans une de ces voitures tirées par des moutons rouges? avec Cacambo auprès du premier village qu’il rencontra. Quelques enfants du village couverts de brocarts d’or tout déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg. Nos deux hommes de l’autre monde s’amusèrent à les regarder. Leurs palets étaient d’assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs

Page 81
Page 81

d’en ramasser quelques-uns; c’était de l’or, c’étaient des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol. Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit palet. Le magister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer à l’école. Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale.

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements. Candide les ramasse, court au précepteur et les lui présente humblement, lui faisant entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant les jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son chemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les rubis et les émeraudes. Où sommes-nous? s’écria Candide, il faut que les enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leur apprend à mépriser l’or et les pierreries. Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils approchèrent enfin de la première maison du village. Elle était bâtie comme un palais d’Europe. Une foule de monde s’empressait à la porte, et encore plus dans le logis. Une musique très agréable se faisait

Page 82
Page 82

entendre, et une odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s’approcha de la porte, et entendit qu’on parlait péruvien; c’était sa langue maternelle; car tout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où l’on ne connaissait que cette langue. Je vous servirai d’interprète, dit-il à Candide; entrons, c’est ici un cabaret.

Aussitôt deux garçons et deux filles de l’hôtellerie, vêtus de drap d’or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre à la table de l’hôte. On servit quatre potages garnis chacun de deux perroquets, un contour7Garcilasso de la Vega, Histoire des Incas, i.230, décrit un repas où l’on sert, parmi d’autres plats exotiques, ‘l’oiseau appelé cuntur, qui est le plus gros de tous ceux qu’on connaît’. Le nom de l’oiseau dans la langue quechua du Pérou est devenu en espagnol, puis en français, condor. bouilli qui pesait deux cents livres, deux singes rôtis8selon Mirò, Alzire et Candide, p.92, au Pérou, ‘aujourd’hui encore on mange de la viande de singe dans la jungle’. d’un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre; des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses; le tout dans des plats d’une espèce de cristal de roche. Les garçons et les filles de l’hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de canne de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers, tous d’une politesse extrême, qui firent quelques questions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes d’une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son écot en jetant sur la table de l’hôte

Page 83
Page 83

deux de ces larges piècesd’or qu’il avait ramassées; l’hôte et l’hôtesse éclatèrent de rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfin ils se remirent. Messieurs, dit l’hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers, nous ne sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n’avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n’est pas nécessaire d’en avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries établies pour la commodité du commerce9selon Garcilasso de La Vega, Histoire des Incas, i.435, ‘les Incas avaient eu soni de pourvoir aux nécessités des voyageurs. Ils établirent dans tous les chemins des hôpitaux, qu’on appelait Corpahuasci, et qui étaient munis de toutes sortes de provisions. c’est là qu’on donnait à manger aux passants, et qu’on leur fournissait tout ce qui était nécessaire.’ sont payées par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c’est un pauvre village; mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être. Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, et Candide les écoutait avec la même admiration et le même égarement que son ami Cacambo les rendait. Quel est donc ce pays, disaient-ils l’un et l’autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où toute la nature est d’une espèce si différente de la nôtre? C’est probablement le pays où tout va bien; car il faut absolument qu’il y en ait un de cette espèce. Et quoi qu’en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait mal en Vestphalie.

Page 84
Page 84

18. CHAPITRE DIX-HUITIÈME

Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado

Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité: l’hôte lui dit: Je suis fort ignorant, et je m’en trouve bien; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour, qui est le plus savant homme du royaume, et le plus communicatif. Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n’était que d’argent, et les lambris1on sait que le mot désignait les revêtements, habituelelment en menuiserie, en stuc, ou en marbre, des parois intérieures d’une pièce. des appartements n’étaient que d’or, mais travaillés avec tant de goût, que les plus riches lambris ne l’effaçaient pas. L’antichambre n’était à la vérité incrustée que de rubis et d’émeraudes, mais l’ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes:

Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l’ancienne

Page 85
Page 85

patrie des Incas qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols2le chapitre 151 de l’Essais ur les moeurs, ‘Des possessions chez des Français en amérique’, rédigé en janvier 1758, présente ainsi l’Eldorado: ‘On disait que la famille des incas s’était retirée dans ce vaste pays dont les limites touchent à celles du Pérou; que c’était là que la plupart des Péruviens avaient échappé à l’avarice et à la cruauté des chrétiens d’Europe; qu’ils habitaient au milieu des terres près d’un certain lac Parmira dont le sable était d’or; qu’il y avait une ville dont les toits étaient couverts de ce métal; les Espagnols appelaient cette ville El Dorado; ils la cherchèrent longtemps.’ D’autre part, une carte en tête du tome i de Garcilasso de La Vega, Histoire des Incas, donne le nom de ‘Dorade’ à un pays situé au nord du fleuve Amazone..

Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation3faut-il penser que ce ‘consentement’ prit une forme institutionnelle et que dans Eldorado est établie une monarchie constitutionnelle, comme le propose J. H. Brumfitt, Candide (London 1968), p.178? Aucune précision n’est donnée sur ‘la forme du gouvernement’ mentionnée plus bas, lignes 36-37., qu’aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et c’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l’ont appelé El Dorado, et un Anglais, nommé le chevalier Raleig4sir Walter Raleigh, envoyé en Amérique du Sud par la reine Elisabeth en 1595, explora la région des Guyanes. La Relation de son voyage est imprimée à la suite du Voyage de François Coreal: voir ci-dessus, ch. 17, n.5., en a même approché il y a environ cent années; mais comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui pour en avoir nous tueraient tous jusqu’au dernier.

La conversation fut longue; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. Comment donc, dit-il, en pouvez-vous douter? est-ce que vous nous prenez pour des ingrats? Cacambo demanda humblement quelle était la religion

Page 86
Page 86

d’Eldorado. Le vieillard rougit encore. Est-ce qu’il peut y avoir deux religions? dit-il; nous avons, je crois, la religion de tout le monde; nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin5faut-il entendre malice dans ces ‘adorations du soir jusqu’au matin’, ou est-ce une expression figée comme dans Best.D9399: le maréchal de Belle-Isle ‘travaille pour le bien public du soir au matin, comme s’il avait sa fortune à faire’?. N’adorez-vous qu’un seul Dieu? dit Cacambo, qui servait toujours d’interprète aux doutes de Candide. Apparemment, dit le vieillard, qu’il n’y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières. Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard; il voulut savoir comment on priait Dieu dans l’Eldorado. Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage; nous n’avons rien à lui demander; il nous a donné tout ce qu’il nous faut, nous le remercions sans cesse. Candide eut la curiosité de voir des prêtres; il fît demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d’actions de grâces solennellement, tous les matins; et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. Quoi ! vous n’avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis? Il faudrait que

Page 87
Page 87

nous fussions fous, dit le vieillard, nous sommes tous ici du même avis, et nous n’entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même: Ceci est bien différent de la Vestphalie et du château de monsieur le baron: si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n’aurait plus dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu’il y avait de mieux sur la terre; il est certain qu’il faut voyager.

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse à six moutons6on se rappellera qu’au temps de la traction hippomobile, les équipages les plus riches étaient les carrosses à six chevaux., et donna douze de ses domestiques7à la différence de certaines utopies égalitaires, il existe donc des domestiques (et même en grand nombre) dans l’Eldorado de Voltaire, qui est d’ailleurs une monarchie. aux deux voyageurs pour les conduire à la cour. Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de l’honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d’une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays s’il y en a quelques-uns qui vous déplaisent.

Candide et Cacambo montent en carrosse; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large8soixante-six mètres de haut sur trente de large, environ.; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces

Page 88
Page 88

cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri9Voltaire imagine sans doute cette robe d’après la planche de l’Histoire de la conquête du Mexique, par Antonio de Soli (Paris 1691; BV, no.3190), p.325, représentant Montézuma habillé d’un manteau de plumes.; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté? si on se jetait à genoux ou ventre à terre? si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière? si on léchait la poussière de la salle?10Sybil Goulding, Swift en France (Paris 1924), p.101-102, a rapproché ce passage de celui où Gulliver, admis en audience à la cour de Luggnag, doit auparavant ‘balayer le plancher avec [sa] langue’. en un mot, quelle était la cérémonie? L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines11jusqu’à la distribution d’eau au moyen de la ‘pompe à feu’ de Chaillot, à la fin du dix-huitième siècle, les fontaines de Paris, trop peu nombreuses et d’un faible débit, ne suffisaient pas aux besoins d’une population en voie d’accroissement. d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement

Page 89
Page 89

dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas12environ mille cinq cents mètres., toute pleine d’instruments de mathématique et de physique.

Après avoir parcouru toute l’après-dînée à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo: Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes; mais enfin, mademoiselle Cunégonde n’y est pas; et vous avez

Page 90
Page 90

sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres; au lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre mademoiselle Cunégonde.

Ce discours plut à Cacambo; on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l’être, et de demander leur congé à Sa Majesté.

Vous faites une sottise, leur dit le roi; je sais bien que mon pays est peu de chose; mais quand on est passablement quelque part, il faut y rester; je n’ai pas assurément le droit de retenir des étrangers; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos mœurs ni dans nos lois13allusion à la ‘tyrannie’ de Frédéric II qui, en 1753, s’efforça d’empêcher Voltaire de quitter la Prusse.; tous les hommes sont libres; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur14plus de trois mille mètres d’altitude., et sont droites comme des murailles: elles

Page 91
Page 91

occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d’en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner; car mes sujets ont fait vœu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur vœu. Demandez-moi d’ailleurs tout ce qu’il vous plaira. Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. Le roi rit: Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d’Europe ont pour notre boue jaune: mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse.

Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine pour guinder15cf. Best.D7603, 26 janvier 1758: si l’abbé de Condillac pour se rendre en Italie passait par Genève, ‘nous le mènerions aux Délices, et e là nous le guinderions par le mont Cenis à Turin, de Turin dans le Milanais, et du Milanais dans le Parmesan.’ ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent; elle fut prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays16la livre sterling anglaise est donc la monnaie d’Eldorado. M. William H. Barber, ‘L’Angleterre dans Candide’, Rlc (avril-juin 1963), xxxviii.202-15, a montré les affinités entre le chapitre 18 de Candide et les Lettres philosophiques I (visite au bon vieillard quaker) et 4 (sur la Pennsylvanie).. On mit sur la machine Candide et Cacambo; il y

Page 92
Page 92

avait deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes: vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d’or, de pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont ils furent hissés eux et leurs moutons au haut des montagnes. Les physiciens prirent congé d’eux après les avoir mis en sûreté, et Candide n’eut plus d’autre désir et d’autre objet que d’aller présenter ses moutons à mademoiselle Cunégonde. Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos-Aires, si mademoiselle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons-nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter.

Page 93
Page 93

19. CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin

La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils étaient encouragés par l’idée de se voir possesseurs de plus de trésors que l’Asie, l’Europe et l’Afrique n’en pouvaient rassembler. Candide transporté écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. A la seconde journée deux de leurs moutons s’enfoncèrent dans des marais et y furent abîmés avec leurs charges; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours après; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert; d’autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices. Enfin après cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit à Cacambo: Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables; il n’y a rien de solide que la vertu, et le bonheur de revoir mademoiselle Cunégonde. Je l’avoue, dit Cacambo;

Page 94
Page 94

mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors que n’en aura jamais le roi d’Espagne, et je vois de loin une ville que je soupçonne être Surinam1Candide et Cacambo voulaient aller à Cayenne chez les Français (ch.17, ligne 13, confirmé par ch.18, ligne 174): ils aboutissaient à la colonie hollandaise de Surinam sans que ce changement soit expliqué., appartenante aux Hollandais. Nous sommes au bout de nos peines, et au commencement de notre félicité.

En approchant de la ville ils rencontrèrent un nègre étendu par terre2l’esclavage des noirs dans les colonies européennes d’Amérique prend au dix-huitième siècle une considérable extension. ‘Plus de 100.000 captifs partaient chaque année’ des côtes d’Afrique, selon R. Mousnier, E. Labrousse, M. Bouloiseau, Le XVIIIe siècle, l’époque des lumières (1715-1815) (Paris 1959), p.289. Les abominables horreurs de la traite et du travail servile avaient été dénoncées déjà par l’abbé Prévost (Le Pour et contre (1735), iv.341), Montesquieu (L’Esprit des lois, livre quinzième, 1748), Jaucourt (article ‘Esclavage’ de L’Encyclopédie, 1755). Voltaire avait évoqué cette ‘abomination’ dans L’Histoire des voyages de Scarmentado (avant-dernier paragraphe: il s’agit du travail dans les mines d’or). Il en traite dans le chapitre 152 de l’Essai sur les mœurs, ‘Des isles françaises et des flibustiers’, rédigé en janvier 1758. Il allait oublier cet ‘ingrédient’ du meilleur des mondes, lorsque, sans doute, comme nous l’avons dit (introduction, p.45) une note d’Helvétius, dans De l’esprit, le rappela à son attention., n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais3Candide paraît être polyglotte. Il sait l’allemand (ch. 14, ligne 78), sa langue maternelle. Il a sans doute appris le hollandais, qu’il parle ici, chez l’anabaptiste Jacques. Il semble n’éprouver aucune difficulté pour s’entretenir avec la vieille (en portugais? en italien?), avec le gouverneur de Buenos-Ayres (en espagnol), avec les Français, les Anglais de Portsmouth, les Vénitiens, et même le levanti patron et le derviche turcs: convention nécessaire dans un conte où les dialogues tiennent tant de place. Candide n’est embarrassé que pour parler les langues indigènes des Oreillons et des habitants d’Eldorado: Cacambo alors le supplée., que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois? J’attends mon maître monsieur Vanderdendur4s’entend comme Van-der-dent-dure, et fait penser au libraire hollandais Van Duren, avec lequel Voltaire eut des démêlés pour l’impression de l’Anti-Machiavel (1740). Il revient sur cette affaire dans ses Mémoires, rédigés à la fin de 1758, au moment où le nom de Vanderdendur est introduit dans ce chapitre. le fameux négociant, répondit le nègre. Est-ce monsieur Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi? Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main: quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe: je me suis trouvé dans les deux cas5voir l’Essai sur les mœurs, ch.152: ‘Nous leur disons qu’ils sont hommes comme nous, qu’ils sont rachetés du sang d’un Dieu mort pour eux, et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme, on les nourrit plus mal; s’ils veulent s’enfuir, on leur coupe une jambe et on leur fait tourner à bras l’arbre des moulins à sucre lorsqu’on leur a donné une jambe de bois; après cela nous osons parler du droit des gens.’ Le Code noir édicté par Louis XIV, résumé dans l’article ‘Esclave’ de l’Encyclopédie, prescrit que chaque nègre doit recevoir deux habits de toile par an; ce même code, agravé par une déclaration du 1er février 1743, condamne l’esclave à avoir ‘le jarret coupé’ en cas de tentative d’évasion (cité par A. Morize). Sur la mutilation de la main, le père Labat, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique (Paris 1742), iii.407, explique ceci: ‘Souvent des esclaves se trouvent pris au moulin avant qu’on puisse les secourir, surtout quand c’est un moulin à eau dont le mouvement est si rapide qu’il est physiquement impossible d’arrêter assez tôt pour sauver la vie à ceux dont les doigts se trouvent pris. En pareilles occasions, le plus court remède est de couper promptement le bras d’un coup de serpe, et pour cela, on doit toujours tenir sur le bout de la table une serpe au bec bien affilé poru s’en servir au besoin’ (cité par A. Morize).. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait: Mon cher enfant, bénis nos fétiches6le mot ‘fétiche’, du portugais feitiço: sortilège, se répand en français à l’époque de Candide. De Brosses publie, en 1760, Du Culte des dieux fétiches; J.J. Rousseau parle, Emile, iv, des ‘fétiches des nègres’. Ici, les ‘fétiches’ sont aussi les pasteurs hollandais (‘ces prêcheurs’), sans doute d’après le portugais feiticero: sorcier., adore-les toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous: les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste, mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

O Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme77 première et unique apparition du mot, depuis le sous-titre du conte.. Qu’est-ce qu’optimisme? disait Cacambo. Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.

La première chose dont ils s’informent, c’est, s’il n’y a point au port quelque vaisseau qu’on pût envoyer à Buenos-Aires. Celui à qui ils s’adressèrent était justement un patron espagnol, qui s’offrit à faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrent l’y attendre avec leurs deux moutons.

Candide qui avait le cœur sur les lèvres, conta à l’Espagnol toutes ses aventures, et lui avoua qu’il voulait enlever mademoiselle Cunégonde. Je me garderai bien de vous passer à Buenos-Aires, dit le patron: je serais pendu, et vous aussi. La belle Cunégonde est la maîtresse favorite de monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour Candide; il pleura longtemps; enfin il tira à part Cacambo: Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants; tu es plus habile que moi; va prendre mademoiselle Cunégonde à Buenos-Aires.

Page 95
Page 95

Si le gouverneur fait quelques difficultés, donne-lui un million: s’il ne se rend pas, donne-lui-en deux; tu n’as point tué d’inquisiteur, on ne se défiera point de toi. J’équiperai un autre vaisseau, j’irai t’attendre à Venise; c’est un pays libre8‘Un pays libre’, c’est-à-dire une république, où il existait pourtant une inquisition d’Etat assez redoutable. Candide pense surtout à la réputation de Venise comme ville de plaisir. Cf. Essai sur les moeurs, ch.186: ‘Les étrangers s’empressaient d’aller goûter dans Venise la liberté et les plaisirs.’ où l’on n’a rien à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs. Cacambo applaudit à cette sage résolution. Il était au désespoir de se séparer d’un bon maître, devenu son ami intime; mais le plaisir de lui être utile l’emporta sur la douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en versant des larmes: Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même. C’était un très bon homme que ce Cacambo.

Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu’un autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons qui lui restaient. Il prit des domestiques9à rapprocher de ch.10, ligne 32, ch.18, ligne 72., et acheta tout ce qui lui était nécessaire pour un long voyage; enfin, monsieur Vanderdendur, maître d’un gros vaisseau, vint se présenter à lui. Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons que voilà?

Page 96
Page 96

Le patron s’accorda à dix mille piastres. Candide n’hésita pas.

Oh, oh, dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger donne dix mille piastres tout d’un coup ! il faut qu’il soit bien riche. Puis revenant un moment après, il signifia qu’il ne pouvait partir à moins de vingt mille. Eh bien, vous les aurez, dit Candide.

Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encore, et dit qu’il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres. Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide.

Oh, oh, se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne coûtent rien à cet homme-ci; sans doute les deux moutons portent des trésors immenses; n’insistons pas davantage: faisons-nous d’abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons. Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l’argent que demandait le patron. Il le paya d’avance. Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade; le patron prend son temps10terme d’escrime: ‘choisit le moment favorable’., met à la voile, démarre11au sens premier: ‘largue les amarres’., le vent le favorise.

Page 97
Page 97

Candide, éperdu et stupéfait le perd bientôt de vue. Hélas ! cria-t-il, voilà un tour digne de l’ancien monde. Il retourne au rivage abîmé dans la douleur; car enfin il avait perdu de quoi fair la fortune de vingt monarques.

Il se transporte chez le juge hollandais; et comme il était un peu troublé, il frappe rudement à la porte: il entre, expose son aventure, et crie un peu plus haut qu’il ne convenait. Le juge commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’il avait fait. Ensuite il l’écouta patiemment, lui promit d’examiner son affaire sitôt que le marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour les frais de l’audience.

Ce procédé acheva de désespérer Candide; il avait à la vérité essuyé des malheurs mille fois plus douloureux; mais le sang-froid du juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa bile, et le plongea dans une noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à son esprit dans toute sa laideur; il ne se nourrissait que d’idées tristes. Enfin un vaisseau français étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme il n’avait

Page 98
Page 98

plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une chambre du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu’il payerait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux de la province.

Il se présenta une foule de prétendants qu’une flotte n’aurait pu contenir. Candide voulant choisir entre les plus apparents, il distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assez sociables, et qui toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son cabaret, et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment de raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le plus à plaindre, et le plus mécontent de son état à plus juste titre, et de donner aux autres quelques gratifications.

La séance dura jusqu’à quatre heures du matin. Candide en écoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la vieille en allant à Buenos-Aires, et de la gageure qu’elle avait faite, qu’il n’y avait

Page 99
Page 99

personne sur le vaisseau, à qui il ne fût arrivé de très grands malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu’on lui contait. Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrassé à démontrer son système. Je voudrais qu’il fût ici. Certainement si tout va bien, c’est dans Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. Enfin, il se détermina en faveur d’un pauvre savant qui avait travaillé dix ans pour les libraires à Amsterdam. Il jugea qu’il n’y avait point de métier au monde dont on dût être plus dégoûté.

Ce savant, qui était d’ailleurs un bon homme, avait été volé par sa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille qui s’était fait enlever par un Portugais. Il venait d’être privé d’un petit emploi duquel il subsistait, et les prédicants de Surinam le persécutaient parce qu’ils le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les autres étaient pour le moins aussi malheureux que lui; mais Candide espérait que le savant le désennuierait dans le voyage. Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur faisait une grande injustice, mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres.

Page 100
Page 100

20. CHAPITRE VINGTIÈME

Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin

Le vieux savant, qui s’appelait Martin, s’embarqua donc pour Bordeaux avec Candide. L’un et l’autre avaient beaucoup vu, et beaucoup souffert; et quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi s’entretenir du mal moral et du mal physique pendant tout le voyage.

Cependant, Candide avait un grand avantage sur Martin, c’est qu’il espérait toujours revoir mademoiselle Cunégonde, et que Martin n’avait rien à espérer; de plus il avait de l’or et des diamants; et quoiqu’il eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands trésors de la terre, quoiqu’il eût toujours sur le cœur la friponnerie du patron hollandais, cependant, quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss.

Mais, vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique? Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m’ont accusé d’être socinien;

Page 101
Page 101

mais la vérité du fait est que je suis manichéen1dans l’hérésie chrétienne du manichéisme se perpétue le dualisme de la religion iranienne (le fondateur de l’hérésie, Manès, troisième siècle après J.C., est un Persan). Cette doctrine des deux principes connaît un regain d’actualité au dix-huitième siècle, par Bayle, article ‘Manichéens’ du Dictionnaire historique et critique (1697), par Beausobre, Histoire critique de Manichée et du manichéisme (Amsterdam 1734-1739; BV, no.310), et même par l’opéra de Rameau, Zoroastre (1749). Si comme l’enseigne le manichéisme et comme le rappelle Martin notte monde est le domaine du mauvais principe, on comprend que la doctrine dualiste aboutisse à la vision totalement pessimiste exposée par l’interlocuteur de Candide.. Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n’y a plus de manichéens dans le monde. Il y a moi, dit Martin; je ne sais qu’y faire, mais je ne peux penser autrement. Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. Il se mêle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu’il pourrait bien être dans mon corps comme partout ailleurs; mais je vous avoue qu’en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule,2le mot n’a pas été inventé par Voltaire: il se rencontre dans les Pensées de Pascal (no.368 de l’éd. Brunschvicg), au sens de ‘particule de matière’. Mais il semble bien que Voltaire le premier ait eu l’idée de l’appliquer au globe terrestre, et cela au moment où il écrivait Candide (cf.Best.D7768, 26 juin 1758, à Diderot, et la note de Th. Besterman, et Best.D7968, 9 décembre 1758, à la comtesse Bentinck). je pense que Dieu l’a abandonné à quelque être malfaisant; j’en excepte toujours Eldorado. Je n’ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million d’assassins enrégimentés3l’effectif total des armées européennes engagées en 1758 dans la guerre de Sept Ans devait avoisiner ce chiffre., courant d’un bout de l’Europe à l’autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner son pain, parce qu’il n’a pas de métier plus honnête; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de plus d’envie, de soins4au sens classique de ‘soucis’. et d’inquiétudes qu’une ville assiégée n’éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus cruels que les misères publiques. En un mot, j’en ai tant vu, et

Page 102
Page 102

tant éprouvé, que je suis manichéen.

Il y a pourtant du bon, répliquait Candide. Cela peut être, disait Martin; mais je ne le connais pas.

Au milieu de cette dispute5‘discussion’: cf. Zadig, ch.7, ‘Les Disputes et les audiences’ et plus bas, ligne 75, ‘ils disputèrent’., on entendit un bruit de canon. Le bruit redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux vaisseaux qui combattaient à la distance d’environ trois milles. Le vent les amena l’un et l’autre si près du vaisseau français, qu’on eut le plaisir de voir le combat tout à son aise. Enfin, l’un des deux vaisseaux lâcha à l’autre une bordée si bas et si juste, qu’il le coula à fond. Candide et Martin aperçurent distinctement une centaine d’hommes sur le tillac du vaisseau qui s’enfonçait; ils levaient tous les mains au ciel, et jetaient des clameurs effroyables; en un moment tout fut englouti.

Eh bien, dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les uns les autres. Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chose de diabolique dans cette affaire. En parlant ainsi il aperçut je ne sais quoi d’un rouge éclatant qui nageait auprès de son vaisseau. On détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait être, c’était un de ses moutons. Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton, qu’il n’avait été affligé

Page 103
Page 103

d’en perdre cent6réminiscence, ou parodie, de la parabole de la brebis égarée par un homme qui en possédait cent: ‘elle lui causa plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées’ (Matthieu, xviii.13-14). tous chargés de gros diamants d’Eldorado.

Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du vaisseau submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau submergé était un pirate hollandais; c’était celui-là même qui avait volé Candide. Les richesses immenses dont ce scélérat s’était emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, et il n’y eut qu’un mouton de sauvé. Vous voyez, dit Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois; ce coquin de patron hollandais a eu le sort qu’il méritait. Oui, dit Martin; mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau, périssent aussi? Dieu a puni ce fripon, le diable a noyé les autres.

Cependant le vaisseau français et l’espagnol continuèrent leur route, et Candide continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se consolaient. Candide caressait son mouton. Puisque je t’ai retrouvé, dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde.

Page 104
Page 104

21. CHAPITRE VINGT-UNIÈME

Candide et Martin approchent des côtes de France et raisonnent

On aperçut enfin les côtes de France. Avez-vous jamais été en France, monsieur Martin? dit Candide. Oui, dit Martin, j’ai parcouru plusieurs provinces. Il y en a où la moitié des habitants est folle, quelques-unes où l’on est trop rusé, d’autres où l’on est communément assez doux, et assez bête; d’autres où l’on fait le bel esprit; et dans toutes la principale occupation est l’amour, la seconde de médire, et la troisième de dire des sottises. Mais, monsieur Martin, avez-vous vu Paris? Oui, j’ai vu Paris; il tient de toutes ces espèces-là; c’est un chaos, c’est une presse dans laquelle tout le monde cherche le plaisir, et où presque personne ne le trouve, du moins à ce qu’il m’a paru. J’y ai séjourné peu; j’y fus volé en arrivant de tout ce que j’avais par des filous à la foire St. Germain1la foire Saint-Germain, célèbre par ses attractions et ses spectacles, se tenait chaque année du 3 février jusqu’au dimanche des Rameaux, sur un terrain cédé par l’abbaye de Saint-Germain des Prés, entre la rue de Tournon et la rue du Four (dans le 6e arrondissement du Paris d’aujourd’hui).. On me prit moi-même pour un voleur, et je fus huit jours en prison; après quoi je me fis correcteur d’imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Je connus la canaille écrivante, la

Page 105
Page 105

canaille cabalante, et la canaille convulsionnaire2la ‘canaille convulsionnaire’ était mise en scène dans la première version du chapitre 22 qui suit (voir ce texte dans l’appendice): elle disparaît des versions ultérieures du chapitre.. On dit qu’il y a des gens fort polis dans cette ville-là, je le veux croire.

Pour moi, je n’ai nulle curiosité de voir la France, dit Candide; vous devinez aisément que quand on a passé un mois dans Eldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre, que mademoiselle Cunégonde; je vais l’attendre à Venise; nous traverserons la France pour aller en Italie; ne m’accompagnerez-vous pas? Très volontiers, dit Martin; on dit que Venise n’est bonne que pour les nobles Vénitiens, mais que cependant on y reçoit très bien les étrangers quand ils ont beaucoup d’argent; je n’en ai point; vous en avez, je vous suivrai partout. A propos, dit Candide, pensez-vous que la terre ait été originairement une mer, comme on l’assure dans ce gros livre3ce ‘gros livre’, est-ce la Bible (Havens, p.130)? Mais le navire étant français, il paraît peu vraisemblable que le capitaine, apparemment un catholique, lise la Bible. Les expressions du texte (‘originairement’, ‘les rêveries qu’on nous débite depuis quelque temps’) renvoient plutôt à des théories contemporaines sur la formation de la terre: la Théorie de la terre dans l’Histoire naturelle de Buffon (Paris 1750-1770; BV, no.572), le Telliamed de Benoît de Maillet (Amsterdam 1748), et surtout un ouvrage qui est tout à fait à sa place dans la cabine du capitaine d’un vaisseau: l’in-4° du président De Brosses, Histoire des navigations aux terres australes (Paris 1756), lu par Voltaire en septembre 1758 (Best.D7853), où il est dit, i.57, que la mer ‘a longtemps séjourné au-dessus de nos plus hautes montagnes’. qui appartient au capitaine du vaisseau? Je n’en crois rien du tout, dit Martin, non plus que de toutes les rêveries qu’on nous débite depuis quelque temps.. Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc été formé? dit Candide. Pour nous faire enrager, répondit Martin. N’êtes-vous pas bien étonné, continua Candide, de l’amour que ces deux filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes, et dont je vous ai conté l’aventure? Point du tout, dit Martin, je ne vois pas ce que cette

Page 106
Page 106

passion a d’étrange; j’ai tant vu de choses extraordinaires, qu’il n’y a plus rien d’extraordinaire. Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient toujours mutuellement massacrés, comme ils font aujourd’hui? qu’ils aient toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lâches, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques, hypocrites et sots? Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers aient toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé? Oui sans doute, dit Candide. Eh bien, dit Martin, si les éperviers ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous que les hommes aient changé le leur? — Oh ! dit Candide, il y a bien de la différence, car le libre arbitre... En raisonnant ainsi ils arrivèrent à Bordeaux.

Page 112
Page 112

22. CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME

Ce qui arriva en France à Candide et à Martin

Candide ne s’arrêta dans Bordeaux qu’autant de temps qu’il en fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s’accommoder d’une bonne chaise1une voiture de voyage. Cf. J. J. Rousseau, Emile, v, cité par Robert: ‘Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste.’ à deux places; car il ne pouvait plus se passer de son philosophe Martin; il fut seulement très fâché de se séparer de son mouton, qu’il laissa à l’Académie des sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de cette année, de trouver pourquoi la laine de ce mouton était rouge; et le prix fut adjugé à un savant du Nord, qui démontra par A plus B, moins C, divisé par Z, que le mouton devait être rouge, et mourir de la clavelée2Voltaire est membre associé de l’Académie de Bordeaux depuis 1746: voir P. Barrière, L’Académie de Bordeaux (Bordeaux et Paris 1951), p.44. Barrière, pp.129-32, donne la liste des sujets de concours avec les noms des lauréats: il s’agit souvent de questions de physique ou de sciences naturelles que Voltaire jugeait oiseuses (il portait le même jugement sur les recherches de Réaumur). Assez fréquemment le lauréat est ‘un savant du Nord’, par exemple en 1743: Kratzenstein, de Halle, sur ‘l’élévation des vapeurs et des exhalaisons’. En même temps Maupertuis, directeur de l’Académie de Berlin, est visé: c’est à lui que Voltaire reproche, Histoire du docteur Akakia, de prétendre dans sa Cosmologie ‘qu’il n’y a pas d’autre preuve de l’existence de Dieu que dans Z égal à BC divisé par A plus B’. La clavelée est, selon Littré (art. ‘Claveau 2’), une ‘maladie éruptive et contagieuse propre aux bêtes à laine, et qui paraît avoir beaucoup d’analogie avec la petite vérole’..

Cependant, tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de la route lui disaient: Nous allons à Paris. Cet empressement général lui donna enfin l’envie de voir cette capitale; ce n’était pas beaucoup se détourner du chemin de Venise.

Il entra par le faubourg St. Marceau, et crut être dans le plus vilain village de la Vestphalie3les voyageurs venant du sud entraient par ce faubourg misérable et malpropre. Voir Le Monde comme il va, vision de Babouc. J. J. Rousseau à son premier voyage à Paris avait éprouvé une impression aussi pénible en pénétrant dans la capitale par ce même quartier (Les Confessions; Rousseau, i.159)..

A peine Candide fut-il dans son auberge qu’il fut attaqué d’une maladie légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un diamant énorme, et qu’on avait aperçu dans son équipage une cassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins qu’il n’avait pas mandés, quelques amis intimes

Page 112 bis
Page 112 bis

qui ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons. Martin disait: Je me souviens d’avoir été malade aussi à Paris dans mon premier voyage; j’étais fort pauvre; aussi n’eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris.

Cependant, à force de médecines4le clystère, grande ressource, avec la saignée, des médecins de Molière. et de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse. Un habitué5un prêtre ‘habitué’ était affecté à une paroisse pour y administrer les sacrements, sans en être titulaire. du quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur6jeu de mots sur le billet au porteur (ancêtre du chèque) et le billet de confession exigé des jansénistes. Sur l’affaire de ces billets de confession, voir le Précis du siècle de Louis XV, ch.36. En 1750, le clergé, menacé de payer des impôts en proportion de ses ressources, fit une diversion ‘sur le spirituel pour faire respecter le temporel’. La querelle de la bulle Unigenitus, condamnant le jansénisme (1713), rebondit: on exige des mourants un billet de confession signé par un prêtre adhérant à la bulle : ‘sans quoi point d’extrême-onction, point de viatique.’ Les refus de sacrement à des mourants qui s’étaient confessés à un prêtre ‘appelant’ (adversaire de la bulle) provoquèrent des troubles dans les rues de Paris et de plusieurs villes. En 1758 l’affaire dure encore: le Journal encyclopédique du 1er mai, p. 167, rapporte un refus du sacrement à Paris. Cet épisode du conte n’a de sens que si Candide appartient à la religion catholique, ou est considéré comme tel. Cf. ch.3, n.7. pour l’autre monde. Candide n’en voulut rien faire; les dévotes l’assurèrent que c’était une nouvelle mode. Candide répondit qu’il n’était point homme à la mode. Martin voulut jeter l’habitué par les fenêtres. Le clerc jura qu’on n’enterrerait point Candide. Martin jura qu’il enterrerait le clerc s’il continuait à les importuner. La querelle s’échauffa, Martin le prit par les épaules et le chassa rudement; ce qui causa un grand scandale dont on fit un procès-verbal.

Candide guérit: et pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que jamais les as ne lui vinssent: et Martin ne s’en étonnait pas.

Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un petit abbé périgourdin, l’un de ces gens empressés, toujours alertes, toujours serviables, effrontés, caressants, accommodants, qui guettent les étrangers à leur passage, leur content l’histoire scandaleuse de la ville, et leur offrent des plaisirs à tout prix.

Page ?
Page ?

Celui-ci mena d’abord Candide et Martin à la comédie. On y jouait une tragédie nouvelle. Candide se trouva placé auprès de quelques beaux esprits. Cela ne l’empêcha pas de pleurer à des scènes jouées parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient à ses côtés lui dit dans un entr’acte: Vous avez grand tort de pleurer, cette actrice est fort mauvaise, l’acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore, la pièce est encore plus mauvaise que les acteurs: l’auteur ne sait pas un mot d’arabe, et cependant la scène est en Arabie; et de plus, c’est un homme qui ne croit pas aux idées innées7un disciple de Locke (voir la variante de MS2) qui croit que les idées procèdent de la sensation, contre la conception cartésienne des idées innées antérieures à toute expérience sensible: on songe à Voltaire; et effectivement dans une première rédaction de MS2, Candide assistait à une représentation de l’Orphelin de la Chine.: je vous apporterai demain vingt brochures contre lui. Monsieur, combien avez-vous de pièces de théâtre en France? dit Candide à l’abbé; lequel répondit: Cinq ou six mille. C’est beaucoup, dit Candide; combien y en a-t-il de bonnes? Quinze ou seize, répliqua l’autre; C’est beaucoup, dit Martin.

Candide fut très content d’une actrice qui faisait la reine Elisabeth dans une assez plate tragédie que l’on joue quelquefois8Le Comte d’Essex, de Thomas Corneille. Ce spectacle comportait donc deux pièces: c’était l’usage. Mais habituellement la seconde pièce est une comédie. Ici, deux tragédies: anomalie résultant des remaniements qu’a subis ce chapitre (le texte de 1759 ne mentionne que la tragédie ‘arabe’).. Cette actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup; elle a un faux air de mademoiselle Cunégonde; je serais bien aise de la saluer. L’abbé périgourdin s’offrit à l’introduire chez elle. Candide élevé en Allemagne demanda quelle était l’étiquette, et comment on traitait en France les reines d’Angleterre. Il faut distinguer, dit l’abbé; en province on les mène au cabaret, à Paris on les respecte quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes. Des reines à la voirie ! dit Candide. Oui vraiment, dit Martin; monsieur l’abbé a raison; j’étais à Paris quand mademoiselle Monime9Adrienne Lecouvreur, qui débuta le 14 mai 1717 en interprétant le rôle de Monime dans Mithridate de Racine. passa, comme on dit, de cette vie à l’autre; on lui refusa ce que ces gens-ci appellent les honneurs de la sépulture, c’est-à-dire, de pourrir avec tous les gueux du quartier dans un vilain cimetière; elle fut enterrée toute seule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne10cette rue existe encore. Adrienne Lecouvreur fut enterrée dans un terrain vague à l’angle de la rue de Grenelle. Elle était excommuniée en tant qu’actrice. Le clergé lui refusa la sépulture parce qu’elle était morte sans avoir eu le temps de faire amende honorable. Voltaire avait en son temps éloquemment dénoncé ce scandale par le poème sur La Mort de mlle Lecouvreur (1730). Au début de 1761 le débat sur ‘l’infamie’ des comédiens revient au premier plan de l’actualité. A la demande de mlle Clairon l’avocat Huerne de La Mothe (voir la lettre de l’actrice, du 5 septembre 1760, dans Edmond de Goncourt, Mademoiselle Clairon (Paris s.d.), pp.118-19), publie un factum, Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l’excommunication (Amsterdam 1761), qui le fait exclure du barreau. Voltaire intervient par la Conversation de m. l’intendant des menus avec m. l’abbé Grizel, datée du 20 mai 1761.; ce qui dut lui faire une peine extrême, car elle pensait très noblement. Cela est bien impoli, dit Candide. Que voulez-vous? dit Martin; ces gens-ci sont ainsi faits. Imaginez toutes les contradictions, toutes les incompatibilités possibles, vous les verrez dans le gouvernement, dans les tribunaux, dans les églises, dans les spectacles de cette drôle de nation. Est-il vrai qu’on rit toujours à Paris? dit Candide. Oui, dit l’abbé, mais c’est en enrageant; car on s’y plaint de tout avec de grands éclats de rire, même on y fait en riant les actions les plus détestables.

Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal de la pièce où j’ai tant pleuré, et des acteurs qui m’ont fait tant de plaisir? C’est un mal vivant, répondit l’abbé, qui gagne sa vie à dire du mal de toutes les pièces et de tous les livres; il hait quiconque réussit, comme les eunuques haïssent les jouissants; c’est un de ces serpents de la littérature, qui se nourrissent de fange et de venin; c’est un folliculaire11le mot est nouveau: l’abbé périgourdin doit l’expliquer à Candide. Les emplois les plus anciens qu’on ait relevés sont, avec celui-ci, une lettre de Voltaire du 10 août 1760 (Best.D9128). Gunnar von Proschwitz, Introduction à l’étude du vocabulaire de Beaumarchais (Stockholm et Paris 1956), p.116, pense que ‘folliculaire’ est né au cours des polémiques de presse pour et contre les philosophes.. Qu’appelez-vous folliculaire? dit Candide. C’est, dit l’abbé, un faiseur de feuilles, un Fréron.12Fréron s’imposa comme le plus tenace et le mieux doué des adversaires des philosophes. Ses ‘feuilles’ de l’Année littéraire, publiées depuis 1756 font campagne contre l’Encyclopédie et ses partisans, et particulièrement contre Voltaire. Fréron a l’art de donner des ouvrages de celui-ci des comptes rendus qui le mettent en fureur. Telles furent les recensions de Candide en 1759 (ii-203 et suiv.), et surtout de Tancrède en 1761 (i.289-308) seule note discordante dans le triomphe de cette tragédie nouvelle. De même ici, le ‘gros cochon’ dit beaucoup de mal de la pièce qui a fait ‘tant de plaisir’ à Candide. En outre le 10 décembre 1760 l’Année littéraire (viii.145-164) insinuait des sous-entendus odieux sur le genre d’éducation que recevait mlle Corneille à Ferney. Voltaire a lu cette ‘feuille de l’infâme’ le 15 janvier 1761 (Best.D9544). Il avait déjà riposté avec virulence dans l’Ecossaise, jouée le 26 juillet 1760, dans Le Pauvre diable (1760), dans Les Fréron, petits vers en forme de chanson. Après cette addition à Candide viendront les Anecdotes sur Fréron, diffusées en avril 1761 (Best.D9719, mais voir la note 4).

C’est ainsi que Candide, Martin et le Périgourdin raisonnaient sur l’escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce. Quoique je sois très empressé de revoir mademoiselle Cunégonde, dit Candide, je voudrais pourtant souper avec mademoiselle Clairon13la célèbre actrice avait joué dans plusieurs tragédies de Voltaire: Oreste (1750), Rome sauvée (1752), l’Orphelin de la Chine (1755). C’est surtout dans Tancrède (3 septembre 1760) qu’elle ‘a paru admirable’, par sa création du rôle d’Aménaïde. Son nom ne figurant que dans l’addition de 1761, Voltaire pense certainement à cette dernière interprétation. En même temps qu’il insère l’éloge de l’actrice dans ce chapitre de Candide, il la remercie par l’épître A Daphné, célèbre actrice (janvier 1761), qui décoche aussi un coup de griffe à Fréron et à son ‘Ane littéraire’., car elle m’a paru admirable.

L’abbé n’était pas homme à approcher de mademoiselle Clairon, qui ne voyait que bonne compagnie. Elle est engagée pour ce soir, dit-il; mais j’aurai l’honneur de vous mener chez une dame de qualité, et là vous connaîtrez Paris comme si vous y aviez été quatre ans.

Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez la dame au fond du faubourg St. Honoré; on y était occupé d’un pharaon14le pharaon tire son nom du souverain d’Egypte, représenté sur l’une des cartes. Le ‘banquier’ joue seul contre un nombre illimité de ‘pontes’. L’explication la plus claire du jeu est celle de G. R. Havens, pp.133-34, que nous traduisons ici: ‘On utilise deux jeux complets de 52 cartes. Le tailleur ou banquier est assis à une extrémité de la table et distribue les cartes [...] Le banquier donne une carte alternativement à droite pour la banque et à gauche pour les pontes. Le banquier gagne quand il retourne à sa main droite une carte, d’un nombre de points égal à celle sur laquelle est placé l’enjeu du ponte; il perd quand une telle carte est distribuée à sa gauche [...] Les pontes peuvent conserver le compte du nombre de fois que chaque carte est jouée en plaçant convenablement un livre (‘petit livre de cartes’, une suite de 13 cartes), et en recourbant les coins de cartes semblables, d’une certaine façon pour le ponte, et d’une autre façon pour le banquier. C’est ce que Voltaire appelle ‘le registre cornu de leurs infortunes’. Un paroli est une double mise, quand un ponte risque à la fois son enjeu et son gain précédent. Le ponte l’indique en cornant un coin de sa carte dans la partie supérieure. Sept-et-le-va signifie qu’un ponte, qui en gagnant seulement un paroli a gagné trois fois son enjeu primitif, décide de risquer le tout de nouveau et tente de septupler son gain. Le ponte qui fait cette mise l’indique en cornant sa carte une seconde fois [...] Un paroli de campagne est un paroli frauduleux fait par le joueur avant la distribution de la carte, comme s’il avait déjà gagné.’; douze tristes pontes tenaient chacun en main un petit livre de cartes, registre cornu de leurs infortunes. Un profond silence régnait, la pâleur était sur le front des pontes, l’inquiétude sur celui du banquier, et la dame du logis assise auprès de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont chaque joueur cornait ses cartes; elle les faisait décorner avec une attention sévère, mais polie, et ne se fâchait point, de peur de perdre ses pratiques: la dame se faisait appeler la marquise de Parolignac15‘paroli’, suivi de la terminaison périgourdine -‘gnac’ (voir le Rastignac de Balzac, originaire aussi du Périgord): l’aventurière est apparemment compatriote de son complice l’abbé périgourdin.. Sa fille âgée de quinze ans était au nombre des pontes, et avertissait d’un clin d’œil des friponneries de ces pauvres gens, qui tâchaient de réparer les cruautés du sort. L’abbé périgourdin, Candide et Martin entrèrent; personne ne se leva, ni les salua, ni les regarda; tous étaient profondément occupés de leurs cartes. Madame la baronne de Thunder-ten-tronckh était plus civile, dit Candide.

Page Fragment
Page Fragment

Cependant, l’abbé s’approcha de l’oreille de la marquise, qui se leva à moitié, honora Candide d’un sourire gracieux, et Martin d’un air de tête tout à fait noble; elle fit donner un siège et un jeu de cartes à Candide, qui perdit cinquante mille francs en deux tailles: après quoi on soupa très gaiement, et tout le monde était étonné que Candide ne fût pas ému de sa perte; les laquais disaient entre eux, dans leur langage de laquais : Il faut que ce soit quelque milord anglais.

Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris; d’abord du silence, ensuite un bruit de paroles qu’on ne distingue point, puis des plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de mauvais raisonnements, un peu de politique et beaucoup de médisance; on parla même de livres nouveaux. Avez-vous vu, dit l’abbé périgourdin, le roman du sieur Gauchat16l’abbé Gabriel Gauchat (1709-1774) avait participé à la campagne antiphilosophique en dénonçant Helvétius comme une ‘bête impie’ (Best.D7906). Il publia entre 1753 et 1763 douze volumes de Lettres critiques ou analyse et réfutation de divers écrits modernes contre la religion, où Voltaire est souvent attaqué. docteur en théologie ? Oui, répondit un des convives, mais je n’ai pu l’achever. Nous avons une foule d’écrits impertinents; mais tous ensemble n’approchent pas de l’impertinence de Gauchat docteur en théologie; je suis si rassasié de cette immensité de détestables livres qui nous inondent, que je me suis mis à ponter au pharaon. Et les Mélanges de l’archidiacre T17l’abbé Trublet, autre antiphilosophe notoire, rédacteur du Journal chrétien, publiait des Essais [...] de littérature et de morale, dont la dernière édition était parue en 1760. Il avait imprimé qu’on bâille en lisant la Henriade. Voltaire lui renvoie le compliment dans Le Pauvre diable (1760), dans l’épître A madame Denis sur l’agriculture (1761), et ici.... qu’en dites-vous? dit l’abbé. Ah ! dit madame de Parolignac, l’ennuyeux mortel ! comme il vous dit curieusement tout ce que le monde sait ! comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d’être remarqué légèrement ! comme il s’approprie sans esprit l’esprit des autres ! comme il gâte ce qu’il pille ! comme il me dégoûte ! mais il ne me dégoûtera plus; c’est assez d’avoir lu quelques pages de l’archidiacre.

Page
Page

Il y avait à table un homme savant et de goût, qui appuya ce que disait la marquise. On parla ensuite de tragédies; la dame demanda pourquoi il y avait des tragédies qu’on jouait quelquefois, et qu’on ne pouvait lire? L’homme de goût expliqua très bien comment une pièce pouvait avoir quelque intérêt, et n’avoir presque aucun mérite; il prouva en peu de mots que ce n’était pas assez d’amener une ou deux de ces situations qu’on trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours les spectateurs, mais qu’il faut être neuf sans être bizarre, souvent sublime, et toujours naturel, connaître le cœur humain et le faire parler, être grand poète, sans que jamais aucun personnage de la pièce paraisse poète; savoir parfaitement sa langue, la parler avec pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûte rien au sens18ces propos de ‘l’homme de goût’ font écho aux discussions qu’avaient suscitées les nouveautés tentées par Voltaire dans Tancrède.. Quiconque, ajouta-t-il, n’observe pas toutes ces règles, peut faire une ou deux tragédies applaudies au théâtre; mais il ne sera jamais compté au rang des bons écrivains; il y a très peu de bonnes tragédies; les unes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés, les autres des raisonnements politiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent; les autres, des rêves d’énergumène, en style barbare19sont visés successivement: Racine (les ‘idylles en dialogues bien écrits’), Corneille (les ‘raisonnements politiques’), Crébillon (les ‘rêves d’énergumène’)., des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce qu’on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux communs ampoulés.

Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande idée du discoureur; et comme la marquise avait eu soin de le placer à côté d’elle, il s’approcha de son oreille, et prit la liberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien? C’est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l’abbé m’amène quelquefois à souper; il se connaît parfaitement en tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée, et un livre dont on n’a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu’un exemplaire qu’il m’a dédié. Le grand homme ! dit Candide, c’est un autre Pangloss.

Alors se tournant vers lui, il lui dit: Monsieur, vous pensez sans doute que tout est au mieux dans la monde physique, et dans le moral, et que rien ne pouvait être autrement? Moi, monsieur, lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela; je trouve que tout va de travers chez nous, que personne ne sait ni quel est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il doit faire, et qu’excepté le souper qui est assez gai, et où il paraît assez d’union, tout le reste du temps se passe en querelles impertinentes; jansénistes contre molinistes, gens du parlement contre gens d’église, gens de lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre parents; c’est une guerre éternelle.

Candide lui répliqua: J’ai vu pis; mais un sage, qui depuis a eu le malheur d’être pendu, m’apprit que tout cela est à merveille; ce sont des ombres à un beau tableau20Leibniz, Essais de Théodicée, éd. J. Brunschwig (Paris 1969), ii.149, discutant une réflexion de Bayle sur le bien moral et le bien physique, assure que ‘ces défauts apparents du monde entier, ces taches d’un soleil dont le nôtre n’est qu’un rayon, relèvent sa beauté, bien loin de la diminuer, et y contribuent en procurant un plus grand bien’.. Votre pendu se moquait du monde, dit Martin; vos ombres sont des taches horribles. Ce sont les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s’en dispenser. Ce n’est donc pas leur faute, dit Martin. La plupart des pontes, qui n’entendaient rien à ce langage, buvaient; et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à la dame du logis.

Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le fit asseoir sur un canapé. Eh bien, lui dit-elle, vous aimez donc toujours éperdument mademoiselle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh ! Oui, madame, répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souris tendre: Vous me répondez comme un jeune homme de Vestphalie; un Français m’aurait dit: Il est vrai que j’ai aimé mademoiselle Cunégonde: mais en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. Hélas ! madame, dit Candide, je répondrai comme vous voudrez. Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir, je veux que vous ramassiez ma jarretière. De tout mon cœur, dit Candide, et il la ramassa. Mais je veux que vous me la remettiez, dit la dame; et Candide la lui remit. Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger; je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu’il faut faire les honneurs de son pays à un jeune homme de Vestphalie. La belle ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si bonne foi, que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de la marquise.

Candide, en s’en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques remords d’avoir fait une infidélité à mademoiselle Cunégonde; monsieur l’abbé entra dans sa peine; il n’avait qu’une légère part aux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux brillants moitié donnés, moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant qu’il le pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parla beaucoup de Cunégonde; et Candide lui dit qu’il demanderait bien pardon à cette belle de son infidélité, quand il la verrait à Venise.

Le Périgourdin redoublait de politesses et d’attentions, et prenait un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce qu’il faisait, à tout ce qu’il voulait faire.

Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise? Oui, monsieur l’abbé, dit Candide; il faut absolument que j’aille trouver mademoiselle Cunégonde. Alors, engagé par le plaisir de parler de ce qu’il aimait, il conta selon son usage une partie de ses aventures avec cette illustre Vestphalienne.

Je crois, dit l’abbé, que mademoiselle Cunégonde a bien de l’esprit, et qu’elle écrit des lettres charmantes. Je n’en ai jamais reçu, dit Candide; car figurez-vous qu’ayant été chassé du

Page 110
Page 110

château pour l’amour d’elle, je ne pus lui écrire, que bientôt après j’appris qu’elle était morte, qu’ensuite je la retrouvai, et que je la perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq cents lieues d’ici un exprès dont j’attends la réponse.

L’abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. Il prit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement embrassés. Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre conçue en ces termes.

‘Monsieur, mon très cher amant, il y a huit jours que je suis malade en cette ville; j’apprends que vous y êtes. Je volerais dans vos bras si je pouvais remuer. J’ai su votre passage à Bordeaux; j’y ai laissé le fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me suivre. Le gouverneur de Buenos-Aires a tout pris, mais il me reste votre cœur. Venez, votre présence me rendra la vie, ou me fera mourir de plaisir.’

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Candide d’une joie inexprimable; et la maladie de sa chère Cunégonde l’accabla de douleur. Partagé entre ces deux sentiments, il prend son or et ses diamants, et se fait conduire avec Martin à l’hôtel où mademoiselle Cunégonde demeurait. Il entre en tremblant d’émotion, son cœur palpite, sa voix sanglote; il veut ouvrir les rideaux du lit, il veut faire apporter de la lumière. Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante, la lumière la tue; et soudain elle referme le rideau. Ma chère Cunégonde, dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous? si vous ne pouvez me voir, parlez-moi du moins. Elle ne peut parler, dit la suivante. La dame alors tire du lit une main potelée que

Page 113 ter (?)
Page 113 ter (?)

Candide arrose longtemps de ses larmes, et qu’il remplit ensuite de diamants, en laissant un sac plein d’or sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l’abbé périgourdin et d’une escouade. Voilà donc, dit-il, ces deux étrangers suspects? Il les fait incontinent saisir, et ordonne à ses braves de les traîner en prison. Ce n’est pas ainsi qu’on traite les voyageurs dans le Dorado, dit Candide. Je suis plus manichéen que jamais, dit Martin. Mais, monsieur, où nous menez-vous? dit Candide. Dans un cul-de-basse-fosse, dit l’exempt.

Martin ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se prétendait Cunégonde, était une friponne, monsieur l’abbé périgourdin un fripon qui avait abusé au plus vite de l’innocence de Candide, et l’exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser.

Plutôt que de s’exposer aux procédures de la justice, Candide éclairé par son conseil, et d’ailleurs toujours impatient de revoir la véritable Cunégonde, propose à l’exempt trois petits diamants d’environ trois mille pistoles chacun. Ah! monsieur, lui dit l’homme au bâton d’ivoire, eussiez-vous commis

Page 107
Page 107

21[A partir de ‘tous les crimes imaginables’ la fin du chapitre figure deux fois sur le manuscrit La Vallière: sur un feuillet numéroté ‘113ter’, qui constitue une copie archaïque de cette fin de chapitre (notre sigle MS1a); sur les feuilles ‘m’ et ‘112’, la fin de ce chapitre dans MS1]tous les crimes imaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde; trois diamants ! chacun de trois mille pistoles ! Monsieur ! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrête !-- PDF p. 220 -->tous les étrangers21Best.D7136 (30 janvier 1757), lettre d’un anonyme à Voltaire sur ce qui se passe à Paris après l’attentat de Damiens, fait état d’arrestations (‘La Bastille est pleine’), parmi lesquelles est mentionnée celle d’une ‘dame du Mecklembourg’.21[Dans le manuscrit La Vallière un feuillet numéroté ‘113’ porte de la main de Voltaire cette note:] nota que vers la fin de ce chapitre quand l’exempt dit, on arrête tous les étrangers, il doit au lieu de ces mots dire ceux cy: monsieur on vous arrête pour avoir battu un clerc pendant que vous étiez à l’agonie., mais laissez-moi faire; j’ai un frère à Dieppe en Normandie, je vais vous y mener; et si vous avez

Page 112
Page 112

quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même. Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers? dit Candide. L’abbé périgourdin prit alors la parole, et dit: C’est parce qu’un gueux du pays d’Atrébatie a entendu dire des sottises22Damiens était né près d’Arras. Il avait, le 5 janvier 1757, frappé Louis XV d’un coup de canif. Selon le Précis du siècle de Louis XV, ch.37, il déclara que ‘la religion seule l’a déterminé à cet attentat’, ‘qu’il avait cru faire une œuvre méritoire pour le ciel’., cela seul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de mai, mais tel que celui de 1594 au mois de décembre, et tel que plusieurs autres commis dans d’autres années et dans d’autres mois par d’autres gueux qui avaient entendu dire des sottises23le 14 mai 1610: assassinat de Henri IV par Ravaillac, ancien feuillant; le 27 décembre 1594, Jean Châtel, élève des jésuites, avait seulement blessé Henri IV à la mâchoire. Dans le Précis du siècle de Louis XV, ch.37, Voltaire, après avoir rapproché l’attentat de Damiens de ceux de Ravaillac et de Jean Châtel, commente: ‘Les seuls complices, pour l’ordinaire, de ces monstres sont des fanatiques dont les cervelles échauffées allument, sans le savoir, un feu qui va embraser des esprits faibles, insensés, et atroces.’.

L’exempt alors expliqua de quoi il s’agissait. Ah les monstres ! s’écria Candide; quoi ! de telles horreurs chez un peuple qui danse et qui chante ! ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays où des singes agacent des tigres? J’ai vu des ours dans mon pays; je n’ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l’exempt, menez-moi à Venise, où je dois attendre mademoiselle Cunégonde. Je ne peux vous mener qu’en Basse-Normandie24erreur de Voltaire; Dieppe est en Haute-Normandie (la Basse-Normandie est à l’ouest de la Seine)., dit le barigel25le barigel ou barisel serait le ‘nom du chef des sbires dans plusieurs villes d’Italie, selon Littré, qui cite seulement, outre ce passage de Candide, deux textes de Du Bellay et de Mathurin Régnier.. Aussitôt il lui fait ôter ses fers, dit qu’il s’est mépris, renvoie ses gens et emmène à Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade. Le Normand, à l’aide de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide et ses gens26il n’a plus été fait mention des domestiques de Candide depuis Surinam (ch.19, ligne 84). dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre. Ce n’était pas le chemin de Venise; mais Candide croyait être délivré de l’enfer, et il comptait bien reprendre la route de Venise à la première occasion.

Page 113
Page 113

23. CHAPITRE VINGT-TROISIÈME

Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre ; ce qu’ils y voient

Ah Pangloss ! Pangloss ! Ah Martin ! Martin ! Ah ma chère Cunégonde ! qu’est-ce que ce monde-ci? disait Candide sur le vaisseau hollandais. Quelque chose de bien fou et de bien abominable, répondait Martin. Vous connaissez l’Angleterre, y est-on aussi fou qu’en France? C’est une autre espèce de folie, dit Martin; vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada1formule souvent citée, en oubliant le ‘vers’: Voltaire pense à la zone frontière disputée entre colons français et anglais, vaste région qui n’était nullement stérile: on y pratiquait la culture et l’élevage., et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada2‘Tout le Canada’: comme le rappelle A. Magnan, Candide, p. 147, ‘c’étaient, en 1758, le nord des Grands Lacs et la vallée du Saint-Laurent.’ ne vaut. De vous dire précisément s’il y a plus de gens à lier dans un pays que dans un autre, c’est ce que mes faibles lumières ne me permettent pas. Je sais seulement qu’en général les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires.

En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth3l’amiral Byng, exécuté en rade de Portsmouth, le 14 mars 1757. La flotte anglaise commandée par Byng avait tenté, en mai 1756, de libérer Port-Mahon, dans l’île de Minorque, assiégé par un corps expéditionnaire français sous les ordres du maréchal de Richelieu. Après un engagement avec les vaisseaux de La Galissonnière, Byng se replia sur Gibraltar et Port-Mahon capitula le 28 juin. L’opinion anglaise et les marchands de la Cité, ulcérés par cette défaite, en firent porter la responsabilité à Byng. En réalité, le ministère ne l’avait pas doté de moyens suffisants pour mener à bien l’offensive contre l’expédition française. Sur l’intervention de Voltaire, qui tenta de le sauver, voir A. M. Rousseau, ‘En marge de Candide: Voltaire et l’affaire Byng’, Rlc (avril-juin 1960), xxxiv.261-73. Certaines expressions de Candide s’inspirent du ‘Précis historique du fameux procès de l’amiral Byng’, dans le Journal encyclopédique (mars 1757), p.84: ‘Tout se réduit à ce qu’il a tenu sa division trop éloignée de celle qui était aux mains avec l’ennemi’; Byng a été condamné en vertu d’un article de l’ordonnance militaire ‘qui condamne à mort tous ceux qui ne font pas tous leurs efforts pour prendre brûler et tuer un ennemi’ (cité par A. Moriize). A. M. Rousseau, ‘En marge de Candide, p.273, fait remarquer que l’attentat de Damiens survint au milieu de l’affaire Byng. Les deux épisodes sont rapprochés dans le conte comme ils le furent dans l’actualité.; une multitude de peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez gros homme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d’un des vaisseaux de la flotte; quatre soldats postés vis-à-vis de cet homme lui tirèrent chacun

Page 113
Page 113

trois balles dans le crâne le plus paisiblement du monde, et toute l’assemblée s’en retourna extrêmement satisfaite. Qu’est-ce donc que tout ceci? dit Candide, et quel démon exerce partout son empire? Il demanda qui était ce gros homme qu’on venait de tuer en cérémonie? C’est un amiral, lui répondit-on. Et pourquoi tuer cet amiral? C’est, lui dit-on, parce qu’il n’a pas fait tuer assez de monde; il a livré un combat à un amiral français, et on a trouvé qu’il n’était pas assez près de lui. Mais, dit Candide, l’amiral français était aussi loin de l’amiral anglais que celui-ci l’était de l’autre? Cela est incontestable, lui répliqua-t-on. Mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres.

Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu’il voyait, et de ce qu’il entendait, qu’il ne voulut pas seulement mettre pied à terre, et qu’il fit son marché avec le patron hollandais (dût-il le voler comme celui de Surinam) pour le conduire sans délai à Venise.

Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la France. On passa à la vue de Lisbonne, et Candide frémit. On entra dans le détroit, et dans la Méditerranée. Enfin on aborda à Venise. Dieu soit loué, dit Candide, en embrassant Martin, c’est ici que je reverrai la belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme sur moi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu’il soit possible.

Page 114
Page 114

24. CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME

De Paquette, et de frère Giroflée

Dès qu’il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les cabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et ne le trouva point. Il envoyait tous les jours à la découverte de tous les vaisseaux et de toutes les barques. Nulles nouvelles de Cacambo. Quoi ! disait-il à Martin, j’ai eu le temps de passer de Surinam à Bordeaux, d’aller de Bordeaux à Paris, de Paris à Dieppe, de Dieppe à Portsmouth, de côtoyer le Portugal et l’Espagne, de traverser toute la Méditerranée, de passer quelques mois à Venise, et la belle Cunégonde n’est point venue ! Je n’ai rencontré au lieu d’elle qu’une drôlesse, et un abbé périgourdin ! Cunégonde est morte sans doute, je n’ai plus qu’à mourir. Ah ! il valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin ! tout n’est qu’illusion et calamité.

Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part à l’opéra alla moda, ni aux autres divertissements du carnaval; pas une dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit: Vous êtes bien simple en vérité, de vous figurer qu’un valet métis, qui a cinq ou six millions dans ses

Page 115
Page 115

poches, ira chercher votre maîtresse au bout du monde et vous l’amènera à Venise. Il la prendra pour lui, s’il la trouve. S’il ne la trouve pas, il en prendra une autre. Je vous conseille d’oublier votre valet Cacambo et votre maîtresse Cunégonde. Martin n’était pas consolant. La mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessait de lui prouver qu’il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur la terre, excepté peut-être dans Eldorado, où personne ne pouvait aller.

En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin1l’ordre des théatins, fondé en 1524 par celui qui allait devenir le pape rigoriste Paul IV, avait pour objet de réformer les mœurs ecclésiastiques. Frère Giroflée a évidemment perdu de vue la mission de son institut. dans la place St. Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux; ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière. La fille était très jolie et chantait; elle regardait amoureusement son théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues. Vous m’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sont heureux; je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la terre habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés; mais pour cette fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très heureuses. Je gage que non, dit Martin. Il n’y a qu’à les prier à dîner, dit Candide,

Page 116
Page 116

et vous verrez si je me trompe.

Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite à venir à son hôtellerie manger des macaroni2nous respectons le pluriel sans s, imité de l’italien maccheroni, que donnent MS et les éditions, y compris W75G., des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon, et à boire du vin de Montepulciano, du lacryma-christi, du chypre et du samos. La demoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et la fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de confusion, qui furent obscurcis de quelques larmes. A peine fut-elle entrée dans la chambre de Candide3plus loin, ligne 93, il est fait mention d’un ‘cabinet’: on comprend que le riche Candide occupe dans cet hôtel de Venise un ‘appartement’., qu’elle lui dit: Eh quoi, monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette ! A ces mots Candide qui ne l’avait pas considérée jusque-là avec attention, parce qu’il n’était occupé que de Cunégonde, lui dit: Hélas ! ma pauvre enfant, c’est donc vous qui avez mis le docteur Pangloss dans le bel état où je l’ai vu?

Hélas ! monsieur, c’est moi-même, dit Paquette, je vois que vous êtes instruit de tout. J’ai su les malheurs épouvantables arrivés à toute la maison de madame la baronne et à la belle Cunégonde. Je vous jure que ma destinée n’a guère été moins triste. J’étais fort innocente

Page 117
Page 117

quand vous m’avez vue. Un cordelier qui était mon confesseur4complète ce que Pangloss avait dit, ch.4, ligne 46, et confirme que la religion pratiquée au château de Thunder-ten-tronck est le catholicisme. me séduisit aisément. Les suites en furent affreuses; je fus obligée de sortir du château quelque temps après que monsieur le baron vous eut renvoyé à grands coups de pied dans le derrière. Si un fameux médecin n’avait pas pris pitié de moi, j’étais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la maîtresse de ce médecin. Sa femme qui était jalouse à la rage, me battait tous les jours impitoyablement, c’était une furie. Ce médecin était le plus laid de tous les hommes, et moi la plus malheureuse de toutes les créatures, d’être battue continuellement pour un homme que je n’aimais pas. Vous savez, monsieur, combien il est dangereux pour une femme acariâtre d’être l’épouse d’un médecin. Celui-ci, outré des procédés de sa femme, lui donna un jour, pour la guérir d’un petit rhume, une médecine si efficace qu’elle en mourut en deux heures de temps dans des convulsions horribles5cf. ch.11, ligne 28.. Les parents de madame intentèrent à monsieur un procès criminel; il prit la fuite, et moi je fus mise en prison. Mon innocence ne m’aurait pas sauvée, si je n’avais été un peu jolie. Le juge m’élargit à condition qu’il succéderait au médecin. Je fus bientôt supplantée par une rivale, chassée sans récompense, et obligée de continuer ce métier abominable

Page 118
Page 118

qui vous paraît si plaisant à vous autres hommes, et qui n’est pour nous qu’un abîme de misères. J’allai exercer la profession à Venise. Ah ! monsieur, si vous pouviez vous imaginer ce que c’est que d’être obligée de caresser indifféremment un vieux marchand, un avocat, un moine, un gondolier, un abbé; d’être exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies; d’être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant; d’être volée par l’un de ce qu’on a gagné avec l’autre; d’être rançonnée par les officiers de justice, et de n’avoir en perspective qu’une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier6après sa mort, son corps sera jeté sur la décharge publique.; vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du monde.

Paquette ouvrait ainsi son cœur au bon Candide dans un cabinet, en présence de Martin, qui disait à Candide: Vous voyez que j’ai déjà gagné la moitié de la gageure.

Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un coup en attendant le dîner. Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l’air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée, vous chantiez, vous caressiez le théatin avec une complaisance naturelle; vous m’avez paru aussi heureuse que vous prétendez être infortunée. Ah ! monsieur, répondit Paquette,

Page 119
Page 119

c’est encore là une des misères du métier. J’ai été hier volée et battue par un officier, et il faut aujourd’hui que je paraisse de bonne humeur pour plaire à un moine.

Candide n’en voulut pas davantage, il avoua que Martin avait raison. On se mit à table avec Paquette et le théatin; le repas fut assez amusant; et sur la fin on se parla avec quelque confiance. Mon père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir d’une destinée que tout le monde doit envier; la fleur de la santé brille sur votre visage, votre physionomie annonce le bonheur; vous avez une très jolie fille pour votre récréation, et vous paraissez très content de votre état de théatin.

Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous les théatins fussent au fond de la mer. J’ai été tenté cent fois de mettre le feu au couvent, et d’aller me faire turc7ce qu’il finira par faire: voir ch.30, ligne 60.. Mes parents me forcèrent à l’âge de quinze ans d’endosser cette détestable robe, pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné que Dieu confonde. La jalousie, la discorde, la rage habitent dans le couvent. Il est vrai que j’ai prêché quelques mauvais sermons qui m’ont valu un peu d’argent, dont le prieur me vole la moitié, le reste me sert à entretenir des filles; mais quand je rentre le soir dans le

Page 120
Page 120

monastère, je suis prêt de me casser la tête contre les murs du dortoir; et tous mes confrères sont dans le même cas.

Martin se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire: Eh bien, lui dit-il, n’ai-je pas gagné la gageure tout entière? Candide donna deux mille piastres à Paquette, et mille piastres à frère Giroflée: Je vous réponds, dit-il, qu’avec cela ils seront heureux. Je n’en crois rien du tout, dit Martin; vous les rendrez peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore. Il en sera ce qui pourra, dit Candide: mais une chose me console, je vois qu’on retrouve souvent les gens qu’on ne croyait jamais retrouver; il se pourra bien faire qu’ayant rencontré mon mouton rouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. Je souhaite, dit Martin, qu’elle fasse un jour votre bonheur; mais c’est de quoi je doute fort. Vous êtes bien dur, dit Candide. C’est que j’ai vécu, dit Martin.

Mais regardez ces gondoliers, dit Candide, ne chantent-ils pas sans cesse? Vous ne les voyez pas dans leur ménage, avec leurs femmes et leurs marmots d’enfants, dit Martin. Le doge a ses chagrins, les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu’à tout prendre le sort d’un gondolier est préférable à celui d’un doge; mais je crois la différence si médiocre, que cela ne

Page 121
Page 121

vaut pas la peine d’être examiné.

On parle, dit Candide, du sénateur Pococuranté, qui demeure dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien les étrangers. On prétend que c’est un homme qui n’a jamais eu de chagrin. Je voudrais voir une espèce si rare, dit Martin. Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococuranté la permission de venir le voir le lendemain.

25. CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME

Visite chez le seigneur Pococuranté noble vénitien

Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et arrivèrent au palais du noble Pococuranté1Voltaire s’est lui-même comparé à Pococuranté, dans une lettre à Thieriot où il déclare qu’il ‘a lu Candide: ‘Moi j’ai assez l’air de ressembler ici au signor Pococuranté’ (Best.D8168, 10 mars 1759): allusion au confort de ses Délices, et à l’humeur dénigrante à laquelle parfois il se laisse aller dans ses jugements esthétiqiues.. Les jardins étaient bien entendus, et ornés de belles statues de marbre; le palais d’une belle architecture. Le maître du logis, homme de soixante ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu d’empressement, ce qui déconcerta Candide, et ne déplut point à Martin.

D’abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat2cf. ch.11, ligne 28., qu’elles firent très bien mousser. Candide ne put s’empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce, et sur leur adresse. Ce sont d’assez bonnes

Page 122
Page 122

créatures, dit le sénateur Pococuranté; je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu’il faut faire ou commander pour elles; mais après tout, ces deux filles commencent fort à m’ennuyer.

Candide après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient les deux premiers. Ils sont de Raphaël3cf. les jugements analogues de Voltaire sur Raphaël dans Best.D1966, et l’article ‘Goût’ des Questions sur l’Encyclopédie., dit le sénateur; je les achetai fort cher par vanité il y a quelques années; on dit que c’est ce qu’il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout; la couleur en est très rembrunie, les figures: ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe. En un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même: il n’y en a point de cette espèce. J’ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus.

Pococuranté en attendant le dîner se fit donner un

Page 123
Page 123

concerto4selon J. J. Rousseau, article ‘Concerto’ de l’Encyclopédie, cité par A. Morize, le mot désigne ‘plus particulièrement [...] une pièce faite pour quelque instrument particulier qui joue seul de temps en temps avec un simple accompagnement’.. Candide trouva la musique délicieuse. Ce bruit, dit Pococuranté, peut amuser une demi-heure; mais s’il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n’ose l’avouer. La musique aujourd’hui n’est plus que l’art d’exécuter des choses difficiles, et ce qui n’est que difficile ne plaît point à la longue.

J’aimerais peut-être mieux l’opéra, si on n’avait pas trouvé le secret d’en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener très mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d’une actrice. Se pâmera de plaisir qui voudra, ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de Caton5il se peut que Voltaire pense aux opéras d’Antonio Conti, Giulio Cesare (1726), de Giacomelli, Cesare in Egitto (1735), et de Métastase, Catone in Utica (1728)., et se promener d’un air gauche sur des planches. Pour moi il y a longtemps que j’ai renoncé à ces pauvretés, qui font aujourd’hui la gloire de l’Italie, et que des souverains payent si chèrement. Candide disputa un peu, mais avec discrétion. Martin fut entièrement de l’avis du sénateur.

On se mit à table; et après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque. Candide, en voyant un Homère6comme le remarque A. Morize, les appréciations de Pococuranté sur Homère, Virgile, Milton, reprennent en les aggravant les jugements de Voltaire dans son Essai sur la poésie épique. magnifiquement relié, loua l’illustrissime sur son bon goût.

Page 124
Page 124

Voilà, dit-il, un livre qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne. Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococuranté: on me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en le lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce; cette Troie qu’on assiège et qu’on ne prend point; tout cela me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture: tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce.

Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile? dit Candide. Je conviens, dit Pococuranté, que le second, le quatrième, et le sixième livre de son Enéide sont excellents; mais pour son pieux Enée, et le fort Cloanthe, et l’ami Achates, et le petit Ascanius, et l’imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et

Page 125
Page 125

l’insipide Lavinia, je ne crois pas qu’il y ait rien de si froid et de plus désagréable. J’aime mieux le Tasse, et les contes à dormir debout de l’Arioste.

Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n’avez pas un grand plaisir à lire Horace? Il y a des maximes, dit Pococuranté, dont un homme du monde peut faire son profit, et qui étant resserrées dans des vers énergiques se gravent plus aisément dans la mémoire. Mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes et de sa description d’un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus, dont les paroles, dit-il, étaient pleines de pus, et un autre dont les paroles étaient du vinaigre. Je n’ai lu qu’avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et contre des sorcières; et je ne vois pas quel mérite il peut v avoir à dire à son ami Mécénas, que s’il est mis par lui au rang des poètes lyriques, il frappera les astres de son front sublime7les textes d’Horace auxquels se régère Pococuranté sont successivement: Satires, I.V, 11.viii, 1.vii (le nom est Rupilius et non pas Pupilus), Epopdes V, viii, xii, Odes I.i.. Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi; je n’aime que ce qui est à mon usage. Candide qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu’il entendait; et Martin trouvait la façon de penser de Pococuranté assez raisonnable.

Page 126
Page 126

Oh, voici un Cicéron, dit Candide: pour ce grand homme-là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire? Je ne le lis jamais, répondit le Vénitien. Que m’importe qu’il ait plaidé pour Rabirius ou pour Cluentius? J’ai bien assez des procès que je juge; je me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques; mais quand j’ai vu qu’il doutait de tout, j’ai conclu que j’en savais autant que lui, et que je n’avais besoin de personne pour être ignorant8Voltaire qui a fait de Cicéron le héros de sa tragédie de Rome sauvée juge ce ‘grand homme’ avec plus d’équité que Pococuranté. Cf. sur le scepticisme du philosophe académiste, Best.D9126, 9 août 1760: ‘J’aime passionnément Cicéron parce qu’il doute’..

Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d’une académie des sciences, s’écria Martin; il se peut qu’il y ait là du bon. Il y en aurait, dit Pococuranté, si un seul des auteurs de ces fatras avait inventé seulement l’art de faire des épingles; mais il n’y a dans tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose utile9cf. ch.22, lignes 7-12..

Que de pièces de théâtre je vois là ! dit Candide, en italien, en espagnol, en français. Oui, dit le sénateur, il y en a trois mille, et pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de théologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi, ni personne.

Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. Je

Page 127
Page 127

crois, dit-il, qu’un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages écrits si librement. Oui, répondit Pococuranté, il est beau d’écrire ce qu’on pense; c’est le privilège de l’homme. Dans toute notre Italie on n’écrit que ce qu’on ne pense pas; ceux qui habitent la patrie des Césars et des Antonins n’osent avoir une idée sans la permission d’un jacobin10c’est-à-dire d’un dominicain appartenant à l’Inquisition. Le couvent parisien des dominicains était situé rue Saint-Jacques: d’où le nom de jacobin. Le sénateur vénitien s’exprime ici comme un Français.. Je serais content de la liberté qui inspire les génies anglais, si la passion et l’esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d’estimable11même critique de ‘l’esprit de parti’ anglais dans le Précis du siècle de Louis XV, ch.8..

Candide apercevant un Milton, lui demanda s’il ne regardait pas cet auteur comme un grand homme? Qui? dit Pococuranté, ce barbare qui fait un long commentaire du premier chapitre de la Genèse en dix livres12le Paradis perdu de Milton compte douze chants. de vers durs, ce grossier imitateur des Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que Moïse représente l’Etre éternel produisant le monde par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage? Moi, j’estimerais celui qui a gâté l’enfer et le diable du Tasse; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes discours; qui le fait disputer sur la théologie; qui en

Page 129
Page 129

imitant sérieusement l’invention comique des armes à feu de l’Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables? Ni moi, ni personne en Italie n’a pu se plaire à toutes ces tristes extravagances. Le mariage du péché et de la mort, et les couleuvres dont le péché accouche, font vomir tout homme qui a le goût un peu délicat, et sa longue description d’un hôpital n’est bonne que pour un fossoyeur. Ce poème obscur, bizarre et dégoûtant, fut méprisé à sa naissance; je le traite aujourd’hui comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains. Au reste je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi. Candide était affligé de ces discours; il respectait Homère, il aimait un peu Milton. Hélas ! dit-il tout bas à Martin, j’ai bien peur que cet homme-ci n’ait un souverain mépris pour nos poètes allemands13pourquoi ce passage où sont particulièrement visés les ‘poètes allemands’, absent de MS, a-t-il été ajouté dans 299L, 299La, retranché de l’originale 299G, rétabli enfin dans 61 ? Voltaire vise-t-il Frédéric II, comme le propose B. Gagnebin (‘L’édition originale de Candide’, Bulletin du bibliophile (1952), pp.177- 81)? Dans le contexte, la proximité de Milton fait penser plutôt à un poète en langue allemande. Un nom s’impose: Albert de Haller, le poète des Alpes, dont Voltaire avait pu lire en français les Poésies traduites de l’allemand (Zurich 1752). Les relations entre les deux hommes, d’abord cordiales, s’étaient rapidement envenimées, à propos de l’optimisme (Best.D6806, note), de la religion (Best.D6806) et sans doute encore à l’occasion de l’affaire Saurin (novembre 1758). A quoi s’ajoutait une rivalité littéraire. La Correspondance littéraire de Grimm, à la date du 1er mars 1755, dans un parallèle entre l’Epître de Voltaire ‘en arrivant dans sa terre près du lac Léman’ et Les Alpes de Haller, donne la préférence à celui-ci (inédit publié par E. Lizé, Voltaire, Grimm et la Correspondance littéraire (Studies 1979, clxxx.67-68)). D’autre part, l’amie de Voltaire, la comtesse Bentinck, est en relations avec Haller, qui est son autre ‘grand homme’. Pendant son voyage en Suisse de 1758, elle lui rend visite à Berne et à Vevey. Auprès d’elle, Voltaire se défend d’être jaloux de Haller (Best.D7814,4 août 1758). Il est probable qu’au cours de sa visite aux Délices elle vanta ce ‘poète allemand’, en des termes qui pouvaient irriter l’auteur de Candide. Car nous possédons un témoignage sur l’admiration qu’elle portait de longue date à Haller. Le 16 avril 1746, Le Maître, ‘directeur de la colonie huguenote de Buckebourg’, écrivait au poète des Alpes: ‘Cette dame se fait une gloire d’être tellement admiratrice de vos poésies qu’elle voudrait les pouvoir faire habiller en beaux vers français pour les faire lire à Voltaire comme un modèle à lui proposer’ (document aimablement communiqué par André Magnan). L’humeur contre un tel ‘modèle’ peut expliquer que l’expression d’un ‘souverain mépris pour nos poètes allemands’ ait été successivement ajoutée, puis retranchée et enfin rétablie. Car en 1759, dans l’affaire de la Guerre littéraire les relations entre Voltaire et Haller se gâtent définitivement (Best.D8109, D8127, D8142).. Il n’y aurait pas grand mal à cela, dit Martin. Oh! quel homme supérieur! disait encore Candide entre ses dents, quel grand génie que ce Pococuranté! rien ne peut lui plaire.

Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés. Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître; nous n’avons ici que des colifichets: mais je vais dès demain en faire planter un d’un dessin plus noble.

Quand les deux curieux eurent pris congé de Son Excellence: Or ça, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu’il possède. Ne croyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce qu’il possède? Platon14Dans la République (475c), passage relevé par Voltaire dans ses carnets (Voltaire 82, p.594). a dit, il y a longtemps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts où les

Page 129
Page 129

autres hommes croient voir des beautés? C’est-à-dire, reprit Martin, qu’il y a du plaisir à n’avoir pas de plaisir? Oh bien ! dit Candide, il n’y a donc d’heureux que moi, quand je reverrai mademoiselle Cunégonde. C’est toujours bien fait d’espérer, dit Martin.

Cependant les jours, les semaines s’écoulaient; Cacambo ne revenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu’il ne fit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée n’étaient pas venus seulement le remercier.

26. CHAPITRE VINGT-SIXIÈME

D’un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient

Un soi que Candide suivi de Martin allait se mettre à table avec les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme à visage couleur de suie, l’aborda par-derrière, et le prenant par le bras, lui dit: Soyez prêt à partir avec nous, n’y manquez pas. Il se retourne, et

Page 130
Page 130

voit Cacambo. Il n’y avait que la vue de Cunégonde qui pût l’étonner et lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il embrasse son cher ami. Cunégonde est ici sans doute, où est-elle? mène-moi vers elle, que je meure de joie avec elle. Cunégonde n’est point ici, dit Cacambo, elle est à Constantinople. Ah ciel ! à Constantinople ! mais fût-elle à la Chine, j’y vole, partons. Nous partirons après souper, reprit Cacambo; je ne peux vous en dire davantage; je suis esclave, mon maître m’attend, il faut que j’aille le servir à table; ne dites mot; soupez et tenez-vous prêt.

Candide partagé entre la joie et la douleur, charmé d’avoir revu son agent fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l’idée de retrouver sa maîtresse, le cœur agité, l’esprit bouleversé, se mit à table avec Martin, qui voyait de sang-froid toutes ces aventures, et avec six étrangers qui étaient venus passer le carnaval à Venise.

Cacambo qui versait à boire à l’un de ces étrangers, s’approcha de l’oreille de son maître sur la fin du repas, et lui dit: Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra, le vaisseau est prêt. Ayant dit ces mots il sortit. Les convives étonnés se regardaient sans proférer une seule parole, lorsqu’un autre domestique s’approchant de son maître lui dit: Sire, la chaise de Votre Majesté est à Padoue, et la barque est prête. Le maître fit un signe, et le domestique partit. Tous les convives se regardèrent

Page 131
Page 131

encore, et la surprise commune redoubla. Un troisième valet s’approchant aussi d’un troisième étranger, lui dit: Sire, croyez-moi, Votre Majesté ne doit pas rester ici plus longtemps, je vais tout préparer; et aussitôt il disparut.

Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une mascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrième maître: Votre Majesté partira quand elle voudra, et sortit comme les autres. Le cinquième valet en dit autant au cinquième maître. Mais le sixième valet parla différemment au sixième étranger qui était auprès de Candide; il lui dit: Ma foi, sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté, ni à moi non plus ; et nous pourrions bien être coffrés cette nuit vous et moi; je vais pourvoir à mes affaires; adieu.

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide et Martin, demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit: Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie, pourquoi êtes-vous tous rois? Pour moi je vous avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes.

Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit en italien: Je ne suis point plaisant, je m’appelle Achmet III1AchmetIII devint sultan de l’empire ottoman en 1703, en renversant son frère Mustapha II. Il est lui-même renversé en 1730 par son neveu Mahmoud. Les janissaires alors exécutent son vizir et ses principaux officiers. Il est relégué dans le ‘vieux sérail’, réservé aux sultans déposés. Achmet III joue un rôle important dans l’Histoire de Charles XII: c’est lui qui donne asile au roi de Suède après la défaite de Poltava.. J’ai été grand sultan plusieurs années; je détrônai mon frère;

Page 132
Page 132

mon neveu m’a détrôné; on a coupé le cou à mes vizirs; j’achève ma vie dans le vieux sérail; mon neveu le grand sultan Mahmoud me permet de voyager quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer le carnaval à Venise.

Un jeune homme qui était auprès d’Achmet, parla après lui, et dit: Je m’appelle Ivan2Ivan VI, fils d’une nièce de la tsarine Anna Ivanovna, a été proclamé tsar par celle-ci l’année même de sa naissance (1740). En 1741, un complot renverse Anna Ivanovna et le tsar ‘au berceau’; Elisabeth Petrovna prend le pouvoir. Au moment où Voltaire écrit Candide, Ivan VI est prisonnier dans la forteresse de Schlüsselburg. Catherine II le fera assssiner en 1764.; j’ai été empereur de toutes les Russies; j’ai été détrôné au berceau: mon père et ma mère ont été enfermés; on m’a élevé en prison: j’ai quelquefois la permission de voyager, accompagné de ceux qui me gardent, et je suis venu passer le carnaval à Venise.

Le troisième dit: Je suis Charles-Edouard roi d’Angleterre3Voltaire, dans l’Histoire de la guerre de 1741, puis dans les ch.24 et 25 du Précis du siècle de Louis XV, a raconté la romanesque équipée du petit-fils du dernier roi Stuart Jacques II, Charles-Edouard, qui tenta en 1745 de reconquérir son trône. Après son échec il se retira à Rome où vivait son père Jacques-Edouard.; mon père m’a cédé ses droits au royaume; j’ai combattu pour les soutenir; on a arraché le cœur à huit cents4comme l’a indiqué W. H. Barber, ‘l’Angleterre dans Candide, Rlc (avril-juin 1963), xxxvii.207, le Précis du siècle de Louis XV ne fait mention que de ‘cent-soixante six pendus et quatre gentilshommes décapités’ parmi les partisans de Charles-Edouard. de mes partisans, et on leur en a battu les joues. J’ai été mis en prison; je vais à Rome faire une visite au roi mon père, détrôné, ainsi que moi et mon grand-père, et je suis venu passer le carnaval à Venise.

Le quatrième prit alors la parole, et dit: Je suis roi des Polaques5Auguste III, électeur de Saxe, élu roi de Pologne en 1733 contre Stanislas Leszczynski. Il demeure roi de Pologne jusqu’à sa mort (1763). Mais en 1756 l’offensive des armées prussiennes de Frédéric II l’oblige à quitter ses ‘Etats héréditaires’, c’est-à-dire la Saxe. Son père Auguste II avait été ‘chassé’ du rône de Pologne par Charles XII, qui avait envahi la Saxe.; le sort de la guerre m’a privé de mes Etats héréditaires; mon père a éprouvé les mêmes revers; je me résigne à la Providence comme le sultan Achmet, l’empereur Ivan, et le roi Charles-Edouard, à qui Dieu donne une longue vie; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

Le cinquième dit: Je suis aussi roi des Polaques6Stanislas Leszczynski, élu roi de Pologne en 1704, grâce à Charles XII. Il dut s’enfuir après la défaite du roi de Suède (1709). Sa fille Marie Leszczynska épouse Louis XV en 1725. A la mort d’Auguste II, la France réussit à l’imposer comme roi de Pologne; mais il est expulsé une deuxième fois, par l’armée russe qui soutient Auguste III (le ‘roi des Polaques’ des lignes 69-74). En compensation, Louis XV lui fit accorder au traité de Vienne (1738), à titre viager, le duché de Lorraine. On sait comment il embellit ses capitales Nancy et Lunéville et y tint une cour lettrée, où Voltaire fit plusieurs séjours.; j’ai perdu mon

Page 133
Page 133

royaume deux fois; mais la Providence m’a donné un autre état, dans lequel j’ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n’en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule; je me résigne aussi à la Providence; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

Il restait au sixième monarque à parler. Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand seigneur que vous; mais enfin j’ai été roi tout comme un autre. Je suis Théodore7voir dans le Précis du siècle de Louis XV, ch.40, ‘De la Corse’ (ajouté en 1769). L’aventurier allemand Théodore de Neuhoff (1694- 1756), à l’aide de soldats et de subsides fournis par le bey de Tunis, réussit à se faire élire roi de Corse (1736). Il frappa alors ‘quelques monnaies de cuivre à son coin’. Au bout de huit mois, ayant épuisé ses ressources, il se réfugia à Londres, où il fut emprisonné pour dettes pendant sept ans.; on m’a élu roi en Corse; on m’a appelé Votre Majesté, et à présent à peine m’appelle-t-on Monsieur. J’ai fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un denier; j’ai eu deux secrétaires d’Etat et j’ai à peine un valet. Je me suis vu sur un trône, et j’ai longtemps été à Londres en prison, sur la paille. J’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je sois venu comme Vos Majestés passer le carnaval à Venise.

Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d’eux donna vingt sequins8le sequin (italien zecchino) est une pièce d’or vénitienne. En 1758, Voltaire, ‘simple particulier’, est le créancier de trois ‘altesses sérénissimes’: le duc de Wurtemberg, l’électeur palatin, le duc de Saxe-Gotha, voir Best.D7908, 16 octobre 1758. au roi Théodore pour avoir des habits et des chemises; Candide lui fit présent d’un diamant de deux mille sequins. Quel est donc, disaient les cinq rois, ce simple particulier qui est en état de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le donne?

Page 134
Page 134

Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie quatre altesses sérénissimes, qui avaient aussi perdu leurs États par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval à Venise. Mais Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveaux venus. Il n’était occupé que d’aller trouver sa chère Cunégonde à Constantinople.

27. CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME

Voyage de Candide à Constantinople

Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait reconduire le sultan Achmet à Constantinople, qu’il recevrait Candide et Martin sur son bord. L’un et l’autre s’y rendirent Î après s’être prosternés devant Sa misérable Hautesse. Candide chemin faisant disait à Martin: Voilà pourtant six rois détrônés, avec qui nous avons soupé, et encore dans ces six rois il y en a un à qui j’ai fait l’aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup d’autres princes plus infortunés. Pour moi je n’ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison, tout est bien. Je le souhaite, dit Martin. Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. Cela n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très commun que des rois soient détrônés; et à l’égard de l’honneur que nous avons eu de souper avec eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention.

Page 135
Page 135

A peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu’il sauta au cou de son ancien valet, de son ami Cacambo: Eh bien, lui dit-il, que fait Cunégonde? est-elle toujours un prodige de beauté? M’aime-t-elle toujours? Comment se porte-t-elle? Tu lui as sans doute acheté un palais à Constantinople?

Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles sur le bord de la Propontide1la mer de Marmara., chez un prince qui a très peu d’écuelles; elle est esclave dans la maison d’un ancien souverain nommé Ragotski2prince hongrois (1676-1735) devenu roi de Transylvanie, puis relégué dans la petite ville de Tekirdag sur la mer de Marmara. Selon Cemil Göker, La Turquie dans les romans et les contes de Voltaire (Ankara 1971), p.40, la maison de Ragotski à Tekirdag, où Cunégonde fut laveuse de vaisselle, existe encore, ayant été transformée en musée., à qui le Grand Turc donne trois écus par jour dans son asile: mais ce qui est bien plus triste, c’est qu’elle a perdu sa beauté, et qu’elle est devenue horriblement laide. Ah ! belle ou laide, dit Candide, je suis honnête homme, et mon devoir est de l’aimer toujours. Mais comment peut-elle être réduite à un état si abject avec les cinq ou six millions que tu avais apportés? Bon, dit Cacambo, ne m’en a-t-il pas fallu donner deux millions au señor don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de Buenos-Aires, pour avoir la permission de reprendre mademoiselle Cunégonde? Et un pirate ne nous a-t-il pas bravement dépouillés de tout le reste? Ce pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, aux Dardanelles, à Marmora3Marmora ou Marmara est le nom de la principale île de la mer de Marmara, entre les Dardanelles et le Bosphore. Scutari ou Uskudar est un faubourg d’Istambul sur la rive orientale du Bosphore., à Scutari? Cunégonde et la vieille servent chez ce prince dont je vous ai parlé, et moi je suis

Page 136
Page 136

esclave du sultan détrôné. Que d’épouvantables calamités enchaînées les unes aux autres ! dit Candide. Mais après tout, j’ai encore quelques diamants; je délivrerai aisément Cunégonde. C’est bien dommage qu’elle soit devenue si laide.

Ensuite se tournant vers Martin: Que pensez-vous, dit-il, qui soit le plus à plaindre, de l’empereur Achmet, de l’empereur Ivan, du roi Charles-Edouard, ou de moi? Je n’en sais rien, dit Martin; il faudrait que je fusse dans vos cœurs pour le savoir. Ah! dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait, et nous l’apprendrait. Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances votre Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes, et apprécier leurs douleurs. Tout ce que je présume, c’est qu’il y a des millions d’hommes sur la terre cent fois plus à plaindre que le roi Charles-Edouard, l’empereur Ivan, et le sultan Achmet. Cela pourrait bien être, dit Candide.

On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide commença par racheter Cacambo fort cher; et sans perdre de temps il se jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage de la Propontide chercher Cunégonde, quelque laide qu’elle pût être.

Page 137
Page 137

Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal, et à qui le levanti patron4les leventis ou levantis (de l’italien levantino), d’après Tournefort, Ricaut, Guer, d’Herbelot, cités par Göker, La Turquie, p.28, étaient chez les Turcs les soldats des galères. appliquait de temps en temps quelques coups de nerf de bœuf sur leurs épaules nues; Candide, par un mouvement naturel, les regarda plus attentivement que les autres galériens, et s’approcha d’eux avec pitié. Quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux jésuite, ce baron, ce frère de mademoiselle Cunégonde. Cette idée l’émut et l’attrista. Il les considéra encore plus attentivement. En vérité, dit-il à Cacambo, si je n’avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je n’avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont eux qui rament dans cette galère.

Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats poussèrent un grand cri, s’arrêtèrent sur leur banc, et laissèrent tomber leurs rames. Le levanti patron accourait sur eux, et les coups de nerf de bœuf redoublaient. Arrêtez, arrêtez, seigneur, s’écria Candide, je vous donnerai tant d’argent que vous voudrez. Quoi ! c’est Candide ! disait l’un des forçats. Quoi ! c’est Candide ! disait l’autre. Est-ce

Page 138
Page 138

un songe? dit Candide; veillé-je? suis-je dans cette galère? Est-ce là monsieur le baron que j’ai tué? est-ce là maître Pangloss que j’ai vu pendre?

C’est nous-mêmes, c’est nous-mêmes, répondaient-ils. Quoi ! c’est là ce grand philosophe? disait Martin. — Eh ! monsieur le levanti patron, dit Candide, combien voulez-vous d’argent pour la rançon de monsieur de Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons de l’empire; et de monsieur Pangloss, le plus profond métaphysicien d’Allemagne? Chien de chrétien, répondit le levanti patron, puisque ces deux chiens de forçats chrétiens sont des barons et des métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leur pays, tu m’en donneras cinquante mille sequins. Vous les aurez, monsieur; remenez-moi comme un éclair à Constantinople, et vous serez payé sur-le-champ. Mais, non, menez-moi chez mademoiselle Cunégonde. Le levanti patron sur la première offre de Candide avait déjà tourné la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite qu’un oiseau ne fend les airs.

Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. Et comment ne vous ai-je pas tué, mon cher baron? et mon cher Pangloss, comment êtes-vous en vie après avoir été pendu? et pourquoi

Page 139
Page 139

êtes-vous tous deux aux galères en Turquie? Est-il bien vrai que ma chère sœur soit dans ce pays? disait le baron. — Oui, répondait Cacambo. — Je revois donc mon cher Candide, s’écriait Pangloss. Candide leur présentait Martin et Cacambo. Ils s’embrassaient tous, ils parlaient tous à la fois. La galère volait, ils étaient déjà dans le port. On fit venir un juif5cf. Essai sur les mœurs, ch. 103: les Juifs en Turquie se sont ‘rendus maîtres de tout le commerce; et ni les Français, ni les Vénitiens, ni les Anglais, ni les Hollandais, n’y peuvent acheter ou vendre qu’en passant par les mains des Juifs.’, à qui Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant de la valeur de cent mille, et qui lui jura par Abraham qu’il n’en pouvait donner davantage. Il paya incontinent la rançon du baron et de Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur, et les baigna de larmes; l’autre le remercia par un signe de tête, et lui promit de lui rendre cet argent à la première occasion. Mais est-il bien possible que ma sœur soit en Turquie? disait-il. Rien n’est si possible, reprit Cacambo, puisqu’elle écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie. On fit aussitôt venir deux juifs; Candide vendit encore des diamants; et ils repartirent tous dans une autre galère pour aller délivrer Cunégonde.

Page 140
Page 140

28. CHAPITRE VINGT-HUITIÈME

Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin, etc.

Pardon, encore une fois, dit Candide au baron; pardon, mon révérend père, de vous avoir donné un grand coup d’épée au travers du corps. N’en parlons plus, dit le baron; je fus un peu trop vif, je l’avoue; mais puisque vous voulez savoir par quel hasard vous m’avez vu aux galères, je vous dirai, qu’après avoir été guéri de ma blessure par le frère apothicaire du collège1apparemment le collège où Cacambo a été cuistre, ch.14, ligne 26., je fus attaqué et enlevé par un parti espagnol; on me mit en prison à Buenos-Aires dans le temps que ma sœur venait d’en partir. Je demandai à retourner à Rome auprès du père général. Je fus nommé pour aller servir d’aumônier à Constantinople auprès de monsieur l’ambassadeur de France. Il n’y avait pas huit jours que j’étais entré en fonction, quand je trouvai sur le soir un jeune icoglan2ce mot turc désigne des jeunes gens élevés dans le sérail pour remplir les charges importantes de l’Etat. On les choisissait parmi les plus beaux hommes. très bien fait. Il faisait fort chaud: le jeune homme voulut se baigner3c’est-à-dire prendre un bain dans une étuve ou ‘bain sec’ que décrit notamment Fougeret de Monbron, Le Cosmopolite, éd. R. Trousson (Bordeaux 1971), p.50, évoquant ‘une cérémonie qui ne déplairait pas aux partisans de l’amour socratique: c’est d’être manié et frotté par de jeunes garçons presque nus, dont les chatouilleux attouchements seraient capables de causer de l’émotion aux conformistes les plus zélés.’; je pris cette occasion de me baigner aussi. Je ne savais pas que ce fût un crime capital pour un chrétien, d’être trouvé tout nu

Page 141
Page 141

avec un jeune musulman. Un cadi me fit donner cent coups de bâton sous la plante des pieds, et me condamna aux galères. Je ne crois pas qu’on ait fait une plus horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma sœur est dans la cuisine d’un souverain de Transylvanie réfugié chez le Turcs?

Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que je vous revoie? Il est vrai, dit Pangloss, que vous m’avez vu pendre; je devais naturellement être brûlé; mais vous vous souvenez qu’il plut à verse lorsqu’on allait me cuire: l’orage fut si violent qu’on désespéra d’allumer le feu; je fus pendu parce qu’on ne put mieux faire: un chirurgien acheta mon corps, m’emporta chez lui, et me disséqua. Il me fit d’abord une incision cruciale depuis le nombril jusqu’à la clavicule4jusqu’à l’os long situé en haut du thorax.. On ne pouvait pas avoir été plus mal pendu que je l’avais été. L’exécuteur des hautes œuvres de la sainte inquisition, lequel était sous-diacre, brûlait à la vérité les gens à merveille, mais il n’était pas accoutumé à pendre: la corde était mouillée et glissa mal, elle fut nouée; enfin je respirais encore: l’incision cruciale me fit jeter un si grand cri, que mon chirurgien tomba à la renverse, et croyant qu’il disséquait le diable5le superstitieux chirurgien s’imagine que la croix de son incision a réveillé les diables dont est possédé le corps d’un hérétique (cf. la réflexion de la ‘chirurgienne’, lignes 43-45)., il s’enfuit en

Page 142
Page 142

mourant de peur, et tomba encore sur l’escalier en fuyant. Sa femme accourut au bruit, d’un cabinet voisin; elle me vit sur la table étendu avec mon incision cruciale: elle eut encore plus de peur que son mari, s’enfuit et tomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus à eux, j’entendis la chirurgienne qui disait au chirurgien: Mon bon, de quoi vous avisez-vous aussi de disséquer un hérétique? Ne savez-vous pas que le diable est toujours dans le corps de ces gens-là? Je vais vite chercher un prêtre pour l’exorciser. Je frémis à ce propos, et je ramassai le peu de forces qui me restaient, pour crier: Ayez pitié de moi ! Enfin le barbier6selon une pratique habituelle au dix-huitième siècle (voir le Figaro de Beaumarchais) le chirurgien est également barbier. portugais s’enhardit; il recousut ma peau; sa femme même eut soin de moi; je fus sur pied au bout de quinze jours. Le barbier me trouva une condition, et me fit laquais d’un chevalier de Malte qui allait à Venise: mais mon maître n’ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d’un marchand vénitien, et je le suivis à Constantinople.

Un jour il me prit fantaisie d’entrer dans une mosquée; il n’y avait qu’un vieux iman, et une jeune dévote7Göker, La Turquie, p. 58, observe que la présence d’une femme dans une mosquée en compagnie d’hommes est contraire aux règles de l’Islam, et que le Coran interdit tout décolleté. très jolie qui disait ses patenôtres; sa gorge était toute découverte: elle avait entre ses deux tétons un beau

Page 143
Page 143

bouquet de tulipes, de roses, d’anémones, de renoncules, d’hyacinthes, et d’oreilles d’ours; elle laissa tomber son bouquet; je le ramassai, et je le lui remis avec un empressement très respectueux. Je fus si longtemps à le lui remettre que l’iman se mit en colère, et, voyant que j’étais chrétien, il cria à l’aide. On me mena chez le cadi, qui me fit donner cent coups de latte sur la plante des pieds, et m’envoya aux galères. Je fus enchaîné précisément dans la même galère et au même banc que monsieur le baron. Il y avait dans cette galère quatre jeunes gens de Marseille, cinq prêtres napolitains, et deux moines de Corfou, qui nous dirent que de pareilles aventures arrivaient tous les jours. Monsieur le baron prétendait qu’il avait essuyé une plus grande injustice que moi; je prétendais moi, qu’il était beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d’une femme, que d’être tout nu avec un icoglan. Nous disputions sans cesse, et nous recevions vingt coups de nerf de bœuf par jour, lorsque l’enchaînement des événements de cet univers vous a conduit dans notre galère, et que vous nous avez rachetés.

Pangloss, luiEh bien, mon cher dit Candide, quand vous avez été pendu, disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé aux galères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du monde?

Page 144
Page 144

Je suis toujours de mon premier sentiment, répondit Pangloss; car enfin je suis philosophe, il ne me convient pas de me dédire, Leibnitz8seule mention de Leibniz dans le texte de Candide. ne pouvant pas avoir tort, et l’harmonie préétablie étant d’ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que le plein et la matière subtile9le plein et la matière subtile sont des notions et des expressions de la physique cartésienne, qui furent réfutées par Newton..

29. CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME

Comment Candide retrouva Cunégonde et la vieille

Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin et Cacambo, contaient leurs aventures, qu’ils raisonnaient sur les événements contingents ou non contingents de cet univers, qu’ils disputaient sur les effets et les causes, sur le mal moral et sur le mal physique, sur la liberté et la nécessité, sur les consolations que l’on peut éprouver lorsqu’on est aux galères en Turquie, ils abordèrent sur le rivage de la Propontide1Voltaire comparait volontiers le lac Léman au paysage de Constantinople, soit lorsqu’il était à Lausanne (Best.D7213, 26 mars 1757, D7227, 7 avril 1757), soit lorsqu’il résidait aux Délices (Best.D7262, 18 mai 1757). Ce qui permet de comprendre pourquoi la ‘terre promise’ de Candide se situera au bord de la Propontide. à la maison du prince de Transylvanie. Les premiers objets qui se présentèrent furent Cunégonde et la vieille, qui étendaient des serviettes sur des ficelles pour les faire sécher.

Page 145
Page 145

Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide en voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas saisi d’horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère: on embrassa la vieille: Candide les racheta toutes deux.

Il y avait une petite métairie2au deuxième sens indiqué par Littré: un ‘domaine de médiocre étendue’. Candide est donc non pas un ‘métayer’ selon l’acception actuelle du mot, mais un propriétaire. dans le voisinage; la vieille proposa à Candide de s’en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elle était enlaidie, personne ne l’en avait avertie: elle fit souvenir Candide de ses promesses3la seule allusion à des ‘fiançailles’ de Candide avec Cunégonde se trouve dans sa réponse au gouverneur de Buenos-Ayres, ch.13, lignes 31-33. avec un ton si absolu, que le bon Candide n’osa pas la refuser. Il signifia donc au baron qu’il allait se marier avec sa sœur. Je ne souffrirai jamais, dit le baron, une telle bassesse de sa part, et une telle insolence de la vôtre; cette infamie ne me sera jamais reprochée: les enfants de ma sœur ne pourraient entrer dans les chapitres4le baron jésuite ne pense pas seulement aux chapitres de chanoines: le terme de ‘chapitre’ désignait aussi les assemblées des ordres royaux et militaires. d’Allemagne. Non, jamais ma sœur n’épousera qu’un baron de l’empire. Cunégonde se jeta à ses pieds, et les baigna de larmes; il fut

Page 146
Page 146

inflexible. Maître fou, lui dit Candide, je t’ai réchappé des galères, j’ai payé ta rançon, j’ai payé celle de ta sœur; elle lavait ici des écuelles, elle est laide, j’ai la bonté d’en faire ma femme, et tu prétends encore t’y opposer; je te retuerais si j’en croyais ma colère. Tu peux me tuer encore, dit le baron, mais tu n’épouseras pas ma sœur de mon vivant.

30. CHAPITRE TRENTIÈME

Conclusion

Candide dans le fond de son cœur n’avait aucune envie d’épouser Cunégonde. Mais l’impertinence extrême du baron le déterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu’il ne pouvait s’en dédire. Il consulta Pangloss, Martin et le fidèle Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire, par lequel il prouvait que le baron n’avait nul droit sur sa sœur, et qu’elle pouvait selon toutes les lois de l’empire épouser Candide de la main souche1selon A. Magnan, Candide, p. 179, ‘en Allemagne s’était conservée une cérémonie spéciale de mariage: en cas de mésalliance, un prince qui donnait à l’épousée la main gauche n’engageait pas absolument ses biens et titres, ni même sa parole.’. Martin conclut à jeter le baron dans la mer; Cacambo décida qu’il fallait le rendre au levanti patron, et le remettre aux galères; après quoi on l’enverrait

Page 147
Page 147

à Rome au père général par le premier vaisseau. L’avis fut trouvé fort bon; la vieille l’approuva; on n’en dit rien à sa sœur; la chose fut exécutée pour quelque argent, et on eut le plaisir d’attraper un jésuite, et de punir l’orgueil d’un baron allemand.

Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres, Candide marié avec sa maîtresse, et vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo et la vieille, ayant d’ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du monde la plus agréable; mais il fut tant friponné par les juifs qu’il ne lui resta plus rien que sa petite métairie; sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable: la vieille était infirme, et fut encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo qui travaillait au jardin, et qui allait vendre des légumes à Constantinople, était excédé de travail, et maudissait sa destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans quelque université d’Allemagne. Pour Martin, il était fermement persuadé qu’on est également mal partout; il prenait les choses en patience.

Page 148
Page 148

Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de métaphysique et de morale. On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des bateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis2effendi: seigneur, titre donné en turc aux dignitaires civils. Bacha: gouverneur d’un circonscription administrative. Cadi: juge. L’épisode turc de l’Histoire de Charles XII avait fait ressortir l’instabilité des pouvoirs dans l’empire ottoman. En 1758 le Journal encyclopédique rapporte encore que, le Kislar-Aga ayant été étranglé sur l’ordre du sultan, ‘sa tête a été portée (à Constantinople) et exposée pendant trois jours dans une place publique’ (février 1758, p.149), que’le Mufti, le Chiaoux-Baschi, et le Beis-Effendi ont été depuis peu déposés tous les trois’ (mai 1758, p.150). qu’on envoyait en exil à Lemnos, à Mytilène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis, d’autres bâchas, d’autres effendis, qui prenaient la place des expulsés, et qui étaient expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu’on allait présenter à la Sublime Porte3selon de Guer, Mœurs et usages des Turcs, leur religion, leur gouvernement (Paris 1746), ii.375, cité par A. Morize le sultan fait décapiter les gouverneurs de province coupables de s’être révoltés; il se fait apporter leur tête, ‘et si c’est de loin, on en tire auparavant la cervelle, et on la remplit de foin.’. Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations; et quand on ne disputait pas, l’ennui était si excessif, que la vieille osa un jour leur dire: Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’être violée cent fois par des pirates nègres, d’avoir une fesse coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté et pendu dans un auto-da-fé, d’être disséqué, de ramer en galère, d’éprouver enfin toutes les misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien faire? C’est une grande question, dit Candide.

Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtout conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait toujours horriblement

Page 149
Page 149

souffert; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n’en croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables principes, de faire hésiter plus que jamais Candide, et d’embarrasser Pangloss. C’est qu’ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette et le frère Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misère; ils avaient bien vite mangé leurs trois mille piastres, s’étaient quittés, s’étaient raccommodés, s’étaient brouillés, avaient été mis en prison, s’étaient enfuis, et enfin frère Giroflée s’était fait turc. Paquette continuait son métier partout, et n’y gagnait plus rien. Je l’avais bien prévu, dit Martin à Candide, que vos présents seraient bientôt dissipés, et ne les rendraient que plus misérables. Vous avez regorgé de millions de piastres, vous et Cacambo, et vous n’êtes pas plus heureux que frère Giroflée et Paquette. Ah! ah! dit Pangloss à Paquette, le Ciel vous ramène donc ici parmi nous, ma pauvre enfant ! Savez-vous bien que vous m’avez coûté le bout du nez, un œil et une oreille? Comme vous voilà faite ! eh ! qu’est-ce que ce monde !

Page 150
Page 150

Cette nouvelle aventure les engagea à philosopher plus que jamais.

Il y avait dans le voisinage un derviche4selon l’Essai sur les mœurs, ch.91, les dervis ‘sont les moines mendiants chez les Turcs’. Selon Göker, La Turquie, p.29, le mot désigne par extension quiconque fait partie d’une confrérie religieuse, plus ou moins adonnée à la théologie. très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie; ils allèrent le consulter; Pangloss porta la parole, et lui dit: Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé?

De quoi te mêles-tu? dit le derviche, est-ce là ton affaire? Mais, mon révérend père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Egypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non?5dans Best.D7456, 9 novembre 1757, même comparaison, avec une portée beaucoup plus limitée: ‘A l’égard des affaires du nord de l’Allemagne, je crois que nous ne sommes pas mieux instruits que des souris dans un vaisseau des intentions de ceux qui le conduisent.’ Que faut-il donc faire? dit Pangloss. Te taire, dit le derviche. Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du

Page 151
Page 151

meilleur des mondes possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme, et de l’harmonie préétablie. Le derviche à ces mots leur ferma la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répandue qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc, et le muphti6deux vizirs du banc: ministres siégeant à la cour suprême de l’empire; l’Essai sur les mœurs, ch.76, fait mention de ‘la cour du banc du roi’ à Londres. Le mufti est le chef religieux de l’Islam qui tranche en dernier ressort les questions litigieuses., et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures7le lecteur de 1759 pensait à la situation française: les déboires de la guerre de Sept Ans venaient d’entraîner en peu de temps les disgrâces de Machault et du comte d’Argenson (février 1757), puis de Bernis leur successeur (décembre 1758): cf. Best. D8004, 27 décembre 1758.. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venait d’étrangler. Je n’en sais rien, répondit le bon homme, et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti, ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison: ses deux filles

Page 152
Page 152

et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin8selon Göker, La Turquie, p.62, ces détails viennent de Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant (Paris 1664), p.64, à l’exception de l’intervention des filles, contraire aux mœurs musulmanes..

Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre? Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc; je les cultive avec mes enfants; le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin.

Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin: Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous

Page 153
Page 153

les philosophes. Car enfin Eglon roi des Moabites fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards; le roi Nadab fils de Jéroboam, fut tué par Baza, le roi Ela par Zambri, Okosias par Jéhu, Attalia par Joïada; les rois Joakim, Jéconias, Sédécias furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astiage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d’Angleterre, Edouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles I, les trois Henri de France, l’empereur Henri IV ? Vous savez..9‘Vous savez...’: mais peu de lecteurs sont aussi savants que Pangloss (et Voltaire). Voici quelques précisions. Sont d’abord énumérés des crimes de l’Ancien Testament: Eglon, roi des Moabites ayant asservi Israël, fut assassiné par Ehud (Juges, iii. 15-22); Absalon fut supplicié pour s’être révolté contre son père David (II Samuel, xvii.9-15); Nadab, roi d’Israël, est assassiné par Baescha qui lui succède (I Rois, xv.26-29); Ela, fils de ce Baescha, est assassiné par Zimri dans une orgie (I Rois, xvi.9-10); Okosias, roi de Juda, est assassiné sur son char par Jéhu (II Rois, ix.27); l’assassinat de la reine Athalie par Joad (II Rois, xi. 15-16) est le sujet de la tragédie d’Athalie de Racine; Joachim, roi de Juda, fut soumis par Nabuchonosor (II Rois, xxiv.I); son fils Jéchonias fut emmené en captivité à Babylone (II Rois, xxiv.6-15); Sédécias, nommé roi de Jérusalem par Nabuchodonosor, ayant tenté de se révolter fut aveuglé et réduit en esclavage (Il Rois, xxiv.17 et xxv.7). Crésus: roi de Lydie, détrôné par Cyrus, ainsi que Astyage, roi des Mèdes (sixième siècle avant J.C.). Darius: vaincu par Alexandre et assassiné (330 avant J.C.). Denys de Syracuse: assassiné par ses médecins (368 avant J.C.). Pyrrhus: roi d’Epire, tué au siège d’Argos (272 avant J.C.). Persée: roi de Macédoine mort en captivité (166 avant J.C.). Parmi les personnages de l’histoire romaine énumérés ensuite, Arioviste, chef germain, mourut de sa défaite par César (58 avant J.C.). Richard II, détrôné, mourut en prison. Edouard II, roi d’Angleterre, fut assassiné dans sa prison (1327). Henri VI, roi d’Angleterre, fut assassiné à la Tour de Londres (1471). Richard III, son successeur, fut tué dans une bataille (1485). Marie Stuart: reine d’Ecosse, décapitée par ordre d’Elisabeth d’Angleterre (1587). Charles Ier, roi d’Angleterre, fut décapité par sentence du parlement (1649). Les trois Henri de France sont: Henri II tué dans un tournoi (1559), Henri III assassiné par Jacques Clément (1589), Henri IV, assassiné par Ravaillac (1610). L’empereur d’Allemagne Henri IV, excommunié, mourut en exil (1106).
10 Genèse, ii.15, cité par Voltaire dans ses carnets (Voltaire 82, p.452), avec le commentaire: ‘donc l’homme est né pour le travail’, et pp.536 et 613: ‘donc le travail n’est point un châtiment’.. Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss; car quand l’homme fut mis dans le jardin d’Eden, il y fut mis, ut operaretur eum,10 pour qu’il travaillât; ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit, Martin, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable.

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre

Page 154
Page 154

rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide; mais elle devint une excellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme11c’est-à-dire homme de bonne compagnie.: et Pangloss disait quelquefois à Candide: Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château, à grands coups de pied dans le derrière, pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.

Page
Page

. Appendice I: Chapitre XXIIe

La première version du début de l'épisode parisien0Nous reproduisons ici les pages 107-109 du manuscrit La Vallière, jusqu'à 'Je crois, dit l'abbé', passage remplacé par la suite dans le manuscrit par une nouvelle rédaction, comme il a été expliqué ci-dessus, p.48-52. Nous en respectons l'orthographe et la ponctuation.

Ce qui arriva en fronce à Candide & à Martin

CANDIDE ne s'arrêta dans bordeaux qu'autant de temps qu'il en fallait pour s'accomoder d'une bonne chaise à deux places pour son philosophe martin et pour lui. il fut seulement très fâché de 5 se séparer de son mouton, qu'il laissa à l'académie des Sciences de bordeaux, tous les voïageurs qu'il rencontra dans les cabarets de la route lui disaient, nous allons à Paris, cet empressement général lui donna enfin l'envie de voir cette capitale, ce n'était pas beaucoup se détourner du chemin de venise. 10 Il entra par le faux bourg S*. Marceau, et crût être dans le plus vilain vilage de la Westphalie. un momment après il passa prés d'un cimetière1; c'étaient des cris, des hurlements horribles, on eut dit que tous les morts étaient ressuscités pour faire cet épouvantable sabbat, il vit des petites filles, des abbés, des colporteurs, des sacristains, des vieilles, qui abboïaient, qui grinceaient les dents, 1 sur ce quartier de Paris, voir ci-dessus, p.209, note 3. En pénétrant dans la capitale par le faubourg Saint-Marceau, les voyageurs passaient devantl'église Saint-Médard et le cimetière attenant. ==================== qui se roulaient par terre, qui sautaient, qui chantaient des pseaumes, qui tremblaient, et qui buvaient2 en criant, miracle, miracle3. Ah bon Dieu ! dit Candide à Martin; est-ce ainsi que la capitale d'un grand roïaume est faitte ! quelle différence de ce cloaque à la ville d'Eldorado.4 Us n'eurent pas fait cent pas qu'ils furent arrêtés par une foule de peuple qui criait encor plus fort que la première bande, autour d'une douzaine de bierres couvertes d'un drap noir, avec chacune un bénitier au pied. Candide et martin s'informèrent du sujet de ce tumulte, un bon homme du quartier leur dit, Messieurs, est-ce que vous ne savez pas quel impôt on a mis depuis peu sur les morts; Candide lui jura qu'il ne savait rien de ce qui concernait les morts et les vivants de cette pauvre ville;5 qu'il était étranger, qu'il arrivait, et qu'il comptait en partir incessamment. Hélas, monsieur, dit le bonhomme, on présente aux mourants depuis quelques mois des billets païables au porteur pour l'autre monde, que tout homme à l'agonie doit signer, et s'il ne signe pas il n'est point enterré.6 en voici douze à qui on refuse la sépulture. celà mettra la peste dans la ville. 2 il semble que le copiste ait écrit 'buvaient' et non pas 'bavaient', plus satisfaisant pour le sens; 'buvaient' peut se justifier; mais il est plus vraisemblable que cette leçon est une erreur du copiste. 3 François Paris, diacre à la paroisse Saint-Médard, maniaque de l'ascétisme, était mort de privations volontaires, à l'âge de trente-six ans, en formulant une profession de foi janséniste (1727). Sur sa tombe au cimetière Saint-Médard, les dévots jansénistes se pressent, agités d'hystérie collective (les "convulsions"): les guérisons, évidemment miraculeuses, se multiplient. Ces étranges manifestations, en même temps qu'elles relevaient de la psycho-pathologie, exprimaient sans doute la protestation du petit peuple misérable de Paris contre l'oppression de la cour et de l'aristocratie. Le cimetière ayant été fermé par le lieutenant de police en janvier 1732, la scène dont est témoin Candide serait antérieure à cette date. 4 cette remarque qui disparaîtra du du texte définitif, souligne l'intention de Voltaire de présenter la ville d'El-dorado comme un Paris tel qu'il devrait être. 8 'cette ville' corrigé en 'cette pauvre ville'. 6 sur les billets de confession, voir ci-dessus, p.209, note 6. Dans la rédaction définitive, Candide sera impliqué directement (et non en simple spectateur) dans cette affaire. ==================== Le postillon qui conduisait les deux voïageurs eut beaucoup de peine à passer, à peine fut-il arrivé7 à un carrefour voisin plus puant mille fois que tous les morts du quartier, qu'ils virent tout en tumulte, on courrait de tous côtés sans savoir où. on criait à l'assassin, chacun8 sortait de sa maison, on heurlait: mille voix demandaient à Candide & à martin, venès vous de la cour ? est il pris ? a t-il révélé ses complices ? Candide et martin aprirent enfin avec bien de la peine, qu'il venait de se commettre un attentat épouvantable,9 un crime inouï chez vingt autres nations, un assassinat qui faisait frémir et verser des larmes, il se passa une heure entière avant qu'ils pussent gagner une hôtellerie un peu honnête, on leur servit à souper. Ils eurent pour compagnie un petit abbé périgourdin. c'était un de ces hommes qui guêtent les étrangers à leur passage, leur servent de guides, et leur font offre de services, celuy-ci leur apprit toutes les nouvelles, il leur conseilla de rester longtemps à Paris; il leur conta l'histoire scandaleuse de la ville, et finit par promettre à Candide la première femme sur la quelle il jetterait les yeux aux spectacles. Candide fut sensible comme il le devait à ses politesses; mais il lui avoua qu'il ne pouvait les accepter, parce qu'il avait un rendez vous à Venise avec mademoiselle Cunégonde. l'insinuant Périgourdin l'engagea insensiblement à conter ses avantures avec cette illustre Westphalienne. je crois, dit l'abbé [...]. 7 'furent-ils arrivés' corrigé en 'fut- rassemblait donc trois épisodes chrono- il arrivé'. logiquement très éloignés: les convul- 8 première rédaction 'on sortait', sions de Saint-Médard (avant 1732), corrigée en barrant 'on' et en ajoutant l'affaire des billets de confession (1750), 'chacun' au-dessus de la ligne. l'attentat de Damiens (janvier 1757). 9 celui de Damiens contre Louis xv. La première rédaction du chapitre 22


Documents liés :


Liste des personnages :

L’abbé du Périgord
Ahmed III
Ivan VI de Russie
Charles Edward Stuart
Augustus III de Pologne
Stanisław Leszczyński
Theodore de Corse
Le fils du baron Thunder-ten-tronckhLe fils du baron Thunder-ten-tronckh, jésuite entiché de sa noblesse.
Le Baron Thunder-ten-tronckh« Monseigneur » pour ses sujets, « le plus grand baron de la province » selon Pangloss, « un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie » d’après le narrateur, « le plus grand degré de bonheur » pour Candide : les formules sont variées mais le superlatif s’invite dans ces portraits croisés et s’oppose à sa première apparition dans le conte, au détour d’une phrase dont il n’est pas le sujet. En premier lieu propriétaire – de quartiers de noblesse, d’un château avec une porte et des fenêtres, d’une tapisserie, de chiens etc. –, il fait montre d’une certaine humanité puisqu’il a accueilli Candide, son neveu présumé. Il est père de Cunégonde et d’un fils qui calque son raisonnement sur la logique familiale en interdisant à Candide d’épouser sa sœur par défaut de quartiers de noblesse.Son rôle narratif est déterminant : en chassant Candide d’un coup de pied, il l’exclut d’un pseudo paradis et déclenche l’histoire par cette rupture initiale. Le cadre du château va voler en éclat, à la fois contre exemple permanent au fil du périple de Candide et repère pour Pangloss. Le baron est d’emblée condamné car il symbolise un univers inerte et figé, incapable de s’adapter et d’évoluer. Il est tué dès le départ sans avoir pu protéger sa femme et ses enfants, leur fin est rapportée à deux reprises : par Pangloss au chapitre IV, par Cunégonde au chapitre VIII. Le baron meurt le crâne fracassé dans le premier récit, égorgé dans le second.L’image du baron, comme celle de son épouse, est une cible parodique privilégiée pour Voltaire : le nom du château de Thunder-ten-tronckh, le titre de « baron » considéré comme ridicule par l’auteur, le faste absurde d’une demeure participent de la déconstruction d’une autorité à mesure que la description progresse, pour révéler la vanité et la fragilité d’un pouvoir artificiel qui fait la part belle au système de pensée de Pangloss. L’exclusion de Candide à la fin du premier chapitre ouvre la porte de l’histoire : « et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles », peu après Paquette devra aussi partir (récit chapitre XXIV).
Baronne Thunder-ten-tronckhLa femme du baron, très considérée pour les «trois cent cinquante livres» qu’elle pèse.
CandideD’emblée, Candide est présenté – de source orale non confirmée – comme étant peut-être « le fils de la sœur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser, parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers ». Cette filiation obscure crée un décalage avec son univers d’évolution à l’ouverture du conte – le château – et annonce les fissures d’un paradis qui se révélera artificiel. Comme son nom l’indique, et conformément à l’étymologie, le héros est ingénu, simple, crédule, mais également innocent et pur, par opposition à la fourberie et la ruse qu’il ne cessera de croiser au cours de son voyage. Confiant dans les mots, il croit fermement dans la philosophie de Pangloss avant de construire peu à peu ses propres références à l’épreuve des événements et au fil des rencontres : le « tout est au mieux » initial (chapitre 2) se nuance peu à peu « Ah ! meilleur des mondes, où êtes-vous ? » (chapitre IV), jusqu’à vaciller « c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme » (chapitre XIX) avant de substituer une autre logique à celle de Pangloss : « Cela est bien dit {…} mais il faut cultiver notre jardin » (chapitre XXX).Présent dans tous les chapitres, Candide est le fil conducteur du récit à partir duquel les événements surgissent et la narration se construit, qu’il s’agisse d’aventures vécues par le héros ou de récits rapportés dont il est l’auditeur attentif. Le décalage constitutif du personnage permet un jeu qui le place toujours à distance de ceux qu’il rencontre, par sa crédulité au départ, par sa réflexion ensuite. Ce positionnement paradoxal – contre la doxa, la pensée commune – favorise et participe à cette déconstruction des lieux communs, des préjugés et des systèmes idéologiques, en particulier par le biais de l’ironie et du second degré. Littérairement, Candide s’enrichit de sources et de modèles variés : histoires tragiques, roman sentimental, roman picaresque, roman d’apprentissage, roman comique… le héros s’adapte aux projets de son créateur pour devenir l’outil principal de cette construction parodique où l’intertextualité est fondatrice.
CacamboLe valet de Candide
CunégondeFille du baron Thunder-ten-tronckh, cousine et amoureuse de Candide. Peut-être imaginée à partir des deux maîtresses de Voltaire : sa nièce Mignot Denis et la scientifique, Émilie du Châtelet.
Don Issachar
Don Fernando d’Ibarra y Figueroa y Mascarenes y Lampourdos y Souza
Frère Giroflée
Le Grand Inquisiteur du Portugal
Jean l’anabaptiste
MartinCompagnon manichéen de voyage de Candide. Certaines critiques pensent que Martin est traité avec sympathie, ce qui signifierait que la philosophie idéale de Candide est pessimiste, ce que d’autres contredisent en citant la description négative de Voltaire des principes de Martin et la fin de l’histoire où Martin devient passif.
La Marquise de Parolignac
PanglossProfesseur de métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie, précepteur de Candide et de Cunégonde. Peut-être imaginé à partir de la duchesse de Saxe-Gotha, Louisa Dorothea von Meiningen, une leibnizienne avec qui Voltaire a beaucoup correspondu.
PaquetteFemme de chambre de la baronne Thunder-ten-tronckh et bénéficiaire accessoire des «leçons de physique expérimentale» du savant Dr. Pangloss.
Le Roi des Bulgares
Le Roi d’Eldorado
Signor Pococuranté
Mynheer VanderdendurNégociant escroc.
La vieilleBienfaitrice de Cunégonde, évocation des marraines des contes traditionnels. Fille d’un pape et d’une princesse.

Liste des lieux :

Bulgarie
Eldorado
Espagne
Portugal
Venise
Vestphalie

Liste des éditions :


Revision Notes :