Serpents et reptiles
 

Au sud, serpents et reptiles caractérisent les régions désertiques de l'Éthiopie. Ils sont répartis en trois groupes.

   

 


 Dragon


 Basilic et aspic

Des animaux fabuleux


À l'extrémité orientale de la frange méridionale du monde, un dragon (draco). Selon Isidore : "Le dragon est le plus grand de tous les serpents, ou même de tous les animaux terrestres." Il est représenté ailé, pourvu de pattes et d'une énorme queue nouée, sans doute pour rappeler que "sa force réside non dans ses dents, mais dans sa queue, et c'est moins sa gueule que ses coups qui sont nuisibles".
Il est suivi d'un aspic, également ailé, et d'un basilic, représenté avec une tête de coq et une queue de serpent. Cet animal fabuleux né d'un œuf de coq couvé par un crapaud, de préférence sur un fumier, se distingue ici par sa silhouette nouvelle qui contraste avec la description qui en est faite, empruntée à Solin : "Cette terre engendre le basilic, c'est-à-dire le mal. Ce serpent a un demi-pied de long et est tacheté de blanc. Il se déplace avec une partie de son corps tandis que l'autre est haute et dressée."
Cette espèce par essence "maléfique" se révèle particulièrement redoutable : Il n'est pas seulement fatal à l'homme et aux autres animaux, il l'est à la terre même, qu'il souille et qu'il brûle partout où il établit son fatal séjour. Il fait périr les herbes, il tue les arbres ; il vicie l'air à tel point que partout où son souffle impur s'est exhalé, nul oiseau ne passe impunément.
Pour s'en défaire, il convient de construire une cloche de cristal afin de pouvoir l'approcher sans être atteint par son regard. Ce fut, et non des moindres, l'un des exploits d'Alexandre.

 


 Scitale

 

Typologies des serpents


Un second groupe est rassemblé à l'extrémité ouest de la même frange méridionale de la terre, non loin du peuple des Ophiophages (mangeurs de serpents). De nombreux serpents sont tantôt énumérés, tantôt figurés et parfois décrits, comme le scitale : Le scitale (scitalis) est un serpent ainsi nommé parce que son dos resplendit de telles bigarrures que la beauté de ses taches retient ceux qui le contemplent et, comme sa reptation est assez lente, ceux qu'il ne peut poursuivre, il les attrape quand son aspect merveilleux les fige de stupeur. Il est si brûlant qu'il se défait même en hiver de la dépouille de son corps brûlant (Étymologies, XII, 4, 19).


 Vipère et céraste

 

Puis, suivant l'ordre du livre XII des Étymologies d'Isidore, vient l'amphisbène, le serpent à deux têtes dont les yeux brillent comme des lampes. Le reptile n'apparaît pas sans doute en raison de l'état du parchemin, non plus que le prester. D'autres serpents sont encore cités, comme le céraste, la vipère, la couleuvre ou le sirène (serenus), serpent ailé à ne pas confondre avec la sirène, longtemps représentée avec un corps d'oiseau : Il existe en Arabie des serpents ailés appelés sirenae, qui sont plus rapides que les chevaux et qui volent même aussi dit-on ; leur venin est si prompt que la mort précède la douleur de la morsure (Étymologies, XII, 4, 29).


 Mue du serpent


 Javelot

Cette énumération s'achève par des considérations générales sur la nature des serpents et particulièrement cette aptitude à rajeunir en quittant leur vieille enveloppe : Le serpent a une nature telle que, lorsqu'il se sent vieillir, il veut rajeunir. Il jeûne pendant un certain nombre de jours jusqu'à ce que sa peau devienne trop grande. Il cherche alors une fente dans une pierre, y pénètre, s'y resserre et y laisse sa vieille peau et en sort rajeuni.

Une faculté redoublée par le dessin d'un serpent qui passe à travers une pierre percée. Une pierre, rima, qui dans de nombreux manuscrits du Bestiaire a été lue ruina, une ruine, ce qui expliquerait les images de serpents se faufilant à travers une tour ou entre deux colonnes pour procéder à ce rajeunissement.

Entre ces deux groupes, au-dessus de la main gauche du Christ, se trouve le javelot, iaculus, enroulé autour d'un arbre : Le iaculus est un serpent volant. [...] Ils sautent en effet sur les arbres et, quand un animal passe devant eux, ils se jettent (iactant) sur lui et le tuent ; de là leur nom (Étymologies, XII, 4, 29).
   

 

 
Le serpent qui tenta Ève


 Phénix

Les serpents et la mort


Cette énumération systématique et méthodique ne doit rien au hasard et renvoie de façon explicite au livre XII des Étymologies d'Isidore de Séville. Cependant, au-delà du souci pédagogique, l'on sent poindre une véritable répulsion doublée de fascination pour ces êtres qui semblent s'identifier au désert, lui-même considéré comme le degré extrême de l'horreur. Outre l'opprobre attaché au fauteur de la désobéissance humaine sur qui pèse la malédiction divine, il se dégage des textes autant que des images une sorte d'aversion physique pour cet être insaisissable, glissant, chargé de venin : On dit venin (venenum) parce qu'il court par les veines (venae) ; en effet, son poison, répandu dans les veines, les parcourt, amplifié par l'agitation du corps, et en chasse le principe vital (Étymologies, XII, 4, 41).

Messagers de la mort, les serpents en sont aussi les fils. Isidore rapporte que selon Pythagore : [...] il naît un serpent de la mœlle épinière d'un cadavre d'homme. Ovide le rappelle aussi dans les livres des Métamorphoses : Certains pensent que, quand l'épine dorsale a pourri dans une tombe close, la mœlle de l'homme se change en serpent. [...] Si l'on y ajoute foi, il arrive donc que, si un serpent cause la mort d'un homme, la mort d'un homme aussi crée un serpent (Étymologies, XII, 4, 48).

Né de la mort, de la terre, de la décomposition, à l'extrême opposé du phénix, l'oiseau des hauteurs et des aromates engendré par la mœlle du parfum, le froid serpent associé au feu, à la chaleur inexorable, évoque irrésistiblement la mort éternelle du corps et de l'âme.

 

Des créatures fascinantes


Cependant, en dépit de cette infection qu'ils distillent et de l'horreur qu'ils inspirent, ou peut-être à cause d'elles, de cette abjection même sourd une certaine fascination. Une séduction que tendrait à prouver la multiplication des images et des textes chargés de les décrire et de les représenter. Une fascination faite de curiosité à l'égard de cette créature étrange, secrète, insaisissable, indomptable. Doué d'intelligence et de ruse, "le serpent, dit la Genèse, était le plus intelligent de tous les animaux de la terre" (Gen., I, 3).

Le serpent incarne le paradoxe et l'ambiguïté. Cet être sans jambe, à la vue émoussée "qui rampe au rythme des mouvements imperceptibles de ses écailles", toutes disposées de la même manière depuis le sommet du gosier jusqu'au cloaque terminal, sur lesquelles il s'appuie comme "sur des griffes", usant de ses côtes comme de jambes, peut fondre sur sa proie "avec la rapidité d'une flèche". Dispensateur de la mort, il flotte néanmoins autour de lui une aura d'immortalité : Les serpents vivent longtemps, dit-on, au point qu'en quittant leur vieille peau, ils quittent leur vieillesse et rajeunissent, à ce qu'on rapporte (Étymologies, XII, 4, 46).

Cette créature de l'ombre qu'abritent les forêts profondes, les grottes, les cavernes, les refuges souterrains, est en quête d'un soleil régénérateur. Froids par nature, nus et humides, quasi paralysés par la seule rosée nocturne et les rigueurs de l'hiver qu'ils passent lovés dans leur nid, les reptiles ne sévissent qu'une fois réchauffés et recherchent les chaleurs extrêmes de l'Inde, de l'Arabie, mais particulièrement de l'Éthiopie, qui les fait redoubler d'agressivité. D'où cette concentration visuelle sur la frange la plus méridionale et torride du monde.
Transgressant les limites du supportable, les serpents subsistent là où l'homme ne peut s'aventurer. Commensaux des lieux interdits, ils sont le signe du paroxysme, la marque d'un désert qui les engendre et qu'ils contribuent à renforcer.