La mémoire du savoir



 

Cette grande mappemonde d'environ 12 m2 devait être déployée aux yeux des fidèles, les religieuses du couvent d'Ebstorf et leurs visiteurs venus en pèlerinage sur le "tombeau des martyrs", pèlerinage qui s'est développé au XIIIe siècle.

La mappemonde sert bien sûr à indiquer l'emplacement des lieux, comme l'indique le "mode d'emploi" écrit au sommet de l'image : "Elle permet d'embrasser d'un seul coup d'œil, ramassés sur une seule page : les régions, les provinces, les îles, les villes, les déserts, les marais, les mers, les montagnes, les fleuves ; ce qui n'est pas d'une mince utilité pour ceux qui la regardent."

Ces indications topographiques servent de base à une explication littérale des textes alors utilisés pour étudier la grammaire aussi bien que l'histoire. En même temps, l'image permet d'en conserver et d'entretenir la mémoire.
Comme l'explique Hugues de Saint-Victor dans son traité d'éducation L'Art de lire (le Didascalicon, III, 2) :

[... ] la mémoire sauvegarde en rassemblant. Il convient donc que nous rassemblions, pour le confier à la mémoire, ce que nous avons divisé au moment où nous l'apprenons. Rassembler, c'est résumer de façon brève et ramassée ce dont on a écrit et discuté plus abondamment.

   

Un lieu de mémoire


En récapitulant, de façon ordonnée et cohérente, les connaissances sur la disposition des lieux, mais aussi sur les hommes et les animaux qui peuplent la terre, la mappemonde fonctionne comme un immense "lieu de mémoire". Ce que Hugues de Saint-Victor appelle le "coffret" ou le "ventre" de la mémoire, c'est-à-dire un espace – dans le texte ou dans l'image – où se trouve rassemblé "quelque chose de bref et d'assuré [...] d'où ensuite, si le sujet l'exige, tout le reste découle". Cet espace doit être souvent parcouru, "pour qu'une longue interruption ne l'efface pas". Et comme la mémoire possède "deux portes" – la vue et l'ouïe –, il est important de fournir à la fois au regard et à l'oreille, par l'intermédiaire de l'image et de textes lus à haute voix, la nourriture nécessaire :

Cette mémoire possède deux portes, la vue et l'ouïe, et à chacune de ces deux portes conduit un chemin par où on peut avoir accès à elle, à savoir l'image et la parole. L'image sert à l'œil et la parole à l'oreille. Et de quelle manière il est possible de parvenir au logis de mémoire à la fois par l'image et par la parole, cela apparaît clairement par le fait que la mémoire, qui est la gardienne des trésors que l'esprit humain conquiert par l'excellence de son intelligence, rend comme présent ce qui appartient au passé. Et l'on parvient au même résultat à la fois par l'image et par la parole. Car lorsque l'on voit représentée en peinture une histoire, qu'il s'agisse par exemple de celle de Troie ou de quelque autre, on assiste aux exploits des vaillants chevaliers qui vécurent dans des époques reculées aussi bien que s'ils étaient vivants sous nos yeux.
Et il en va de même de la parole. Car lorsque l'on entend lire un roman, on en saisit les péripéties aussi bien que si elles se déroulaient sous nos yeux. Et puisque l'on peut rendre présent ce qui est passé par ces deux instruments de l'image et de la parole, il est donc évident que par ces deux voies, on peut accéder à la mémoire.

Richard de Fournival, Le Bestiaire d'amour (XIIIe siècle)

La source d'une réflexion plus haute



 Jérusalem

Mais la mappemonde n'est pas seulement le "coffret" ou le "ventre" de la mémoire, une sorte d'entrepôt de connaissances faciles à réactiver. Comme le rappelle sa courte définition : "Elle indique aux voyageurs la direction à prendre et les dirige vers une réflexion plus haute. Tu y trouveras également, si tu la lis attentivement, des renseignements sur la nature peu commune de certains animaux et (la représentation) de quelques-uns parmi les plus remarquables."
Lieu de rassemblement de la création dans les mains de son Créateur depuis le commencement du temps et de l'espace jusqu'à sa fin qui ne saurait être qu'imminente, tout entière centrée autour de Jérusalem, l' "ombilic de la terre", ouverture béante du tombeau, lieu de communication entre les espaces terrestres, célestes et souterrains, la mappemonde est une invite à la méditation et, au-delà, à la contemplation.