Une figuration globale du cosmos

Après avoir dressé un plan de l'arche de Noé, et en avoir épuisé les significations allégoriques, Hugues de Saint-Victor entreprend de construire une mappemonde qu'il intègre dans une figuration globale du cosmos, et dont la description occupe toute la dernière partie du traité.
De prime abord, il peut paraître singulier de voir une telle représentation ainsi insérée dans un ouvrage mystique, mais Hugues de Saint-Victor, théologien profondément immergé au cœur du fort courant platonicien qui caractérise le début du XIIe siècle, est aussi un pédagogue pour qui la lecture et la méditation sont les deux sources conjointes de la connaissance. Auteur d'un véritable "art d'apprendre", le Didascalicon ou De Studio legendi, il est aussi épris d'esthétique que passionné de sciences physiques.
Les arts libéraux, auxquels, le premier de son temps, il ajoute les "arts mécaniques", sont pour lui autant de moyens, autant d'étapes, pour accéder à la connaissance du monde et, par là, à la Sagesse qui a présidé à sa création. Propédeutique indispensable pour sortir des ténèbres de l'ignorance dans lesquelles l'homme gît depuis la faute originelle, et parvenir degré par degré à l'illumination.

Considérée dans ce contexte théologique et mystique, la description de cette mappemonde, dépeinte de façon extrêmement concrète – "je trace... je dispose..." –, est particulièrement éclairante quant à la définition même du terme de mappemonde, intégrant la représentation de la terre à celle du cosmos et de l'empyrée. Elle offre également un moyen de cerner, à travers une représentation aujourd'hui disparue, la vision que l'auteur entendait proposer du monde.
  

La représentation de la terre habitée


Autour de l'arche, supposée représenter l'Église, Hugues trace un ovale, un cercle "oblong", qui n'est autre que la circonférence de la Terre, à l'intérieur duquel il organise la représentation de la terre habitée. Une image orientée vers l'est, selon la disposition la plus courante des mappemondes médiévales, avec, à l'extrémité orientale, le Paradis "en quelque sorte le sein d'Abraham", à "l'autre sommet, celui qui pointe à l'occident", le Jugement dernier ; et "sur son côté septentrional, l'Enfer, où seront précipités, avec les apostats, ceux qui ont à subir la damnation".
Cette représentation n'infère en rien une quelconque "circularité" qui s'opposerait à la "sphéricité" de la Terre. Dès le début du traité, Hugues travaille "en plan", et c'est "en plan" qu'il s'efforce de figurer l'arche sous les traits de trois rectangles emboîtés autour d'un carré central qui, une fois déployés en volume, en constitueraient les trois étages s'achevant en pyramide tronquée.

Il en va de même pour l' "orbe terrestre", représentation "en plan" de ce qui dans l'espace est une sphère. Pour Hugues de Saint-Victor, la Terre est sphérique et non circulaire. Il n'est pour s'en convaincre que de se reporter à d'autres ouvrages, telle la Practica geometriae où il est question du globus terrae.
Quant à la forme ovale ou oblongue qu'adopte l'orbe terrestre, elle n'est pas sans rappeler certaines mappemondes qui présentent avec celle de Hugues de Saint-Victor de nombreux points de comparaison. À aucun moment, cette forme avant tout schématique, destinée à s'adapter parfaitement aux contours de l'arche, ne remet en cause la sphéricité fondamentale du modèle qu'elle représente. La ressemblance médiévale ne se mesure pas à l'aune de la parfaite similitude, mais est fondée sur une identité profonde. Il n'y a ni copie, ni double, mais simulacre.

 

Un espace hiérarchisé


À l'intérieur de cette terre étroitement imbriquée à l'arche qui la traverse, le Paradis et l'Enfer : le Paradis "en haut", l'Enfer ainsi nommé parce qu'il est situé "en bas", dans la partie inférieure du monde, lieu des tourments, comme le Ciel est le lieu des joies : "c'est à juste titre que le lieu des tourments est en bas, et le lieu des joies en haut, car la faute pèse vers le bas, tandis que la justice soulève vers le haut", explique Hugues. À cette disposition hiérarchique de l'espace s'en ajoute une autre, cardinale cette fois. De même que le Paradis est à l'orient du côté du soleil levant, l'Enfer est à l'aquilon, là où règne un froid éternel. Mémoire de ce Pterophoron que Solin localisait au-delà des monts Riphées :

Plus loin encore, au-delà des monts Riphées, il est une région investie par des neiges incessantes ; on l'appelle Pterophoron, et certes la chute continuelle des neiges donne l'impression que des plumes y remplissent les airs. C'est une région maudite du monde, plongée par la nature dans les voiles d'une permanente obscurité. Complètement figée par le froid, elle est le réceptacle même de l'aquilon. Seul lieu au monde à ne pas connaître l'alternance des saisons, elle ne reçoit du ciel rien d'autre qu'un hiver éternel.

Le souvenir de cette région hante encore Adam de Brême au XIe siècle et on la retrouve, un peu plus tard, sur la mappemonde de Henri de Mayence. Comme Honorius Augustodunensis qui évoque, à la périphérie du monde, ces lieux de supplice, quelquefois des îles, ravagés par le vent et le froid, Hugues oppose à la chaleur de l'orient, où l'homme fut créé au temps de l'innocence, le froid irrémédiable des confins de l'aquilon, là où règne le mal, le péché.

 


 Paradis terrestre

Les principaux repères de l'espace


Entre l'Enfer et le Paradis, entre la chaleur de l'amour et le froid de l'orgueil : "les lieux, les montagnes, les fleuves, les châteaux, les places fortes ; l'Égypte au sud, Babylone au nord". Comme sur ces mappemondes qui se présentent sous la forme expurgée d'un cercle divisé en trois parties, portant les seules mentions : Asia, Europa, Africa, comme si tout était dit et récapitulé en ces trois termes, Hugues se contente d'énumérer ce qui apparaît comme les principaux repères de l'espace.



 Basilic et aspic
Les lieux
Les lieux, loca, terme moins vague qu'il n'y paraît, expriment l'une de ces divisions entre lesquelles il revient à la géométrie de répartir la Terre, séparant : "l'orbe en parties, les parties en provinces, les provinces en régions, les régions en lieux, les lieux en territoires, les territoires en champs, les champs en centuries, les centuries en jugères", souvenir de la science romaine des arpenteurs.
Ce terme sert aussi à désigner l'inexprimable. Tout ce qui est au-delà ou en deçà du discours : de la douceur paradisiaque à l'horreur des lieux infestés de "dragons, de serpents et de bêtes féroces" qui, sur la mappemonde de Lambert de Saint-Omer ou sur celle d'Ebstorf, prennent en écharpe la partie méridionale du monde habité.
Sans qu'il n'y ait jamais, dans ces loca, rien d'abstrait ni d'indéterminé, mais au contraire la conscience forte d'un lieu bien réel, théâtre d'un événement notable qu'il convient de préciser pour lui conférer l'ampleur de sa signification. Ainsi le Golgotha est bien le locus calvarie.
   

Les montagnes et les fleuves
Les montagnes forment avec les fleuves les principaux éléments du relief. Celles-là expriment la solidité, constituant le socle, l'armature, l'ancre salvatrice qui amarre la Terre et l'empêche de tomber. Ceux-ci, nés au paradis d'une source unique, répandus ensuite aux quatre coins de la terre par l'intermédiaire de canaux souterrains, lui apportent fertilité et fécondité. Ils l'irriguent à la manière des vaisseaux sanguins, tempèrent sa sécheresse naturelle, la vivifient. D'un côté la majesté, l'immensité, la plénitude, les lieux de l'extraordinaire qui échappent au sort commun ; préfiguration du ciel : "la vallée c'est le monde, la montagne, c'est le ciel" ; sièges d'une histoire sacrée où s'opère la communication du visible et de l'invisible, signes tangibles de l'alliance avec le divin. De l'autre, l'eau vivifiante, image du baptême dont les eaux, comme celles du Jourdain, traversent l'Église.
   


Villes et châteaux
Alors que les fleuves et les montagnes jouent bien souvent sur les mappemondes le rôle de frontières, bornent et séparent, les villes et les châteaux réunissent. Hugues vit le temps de l'essor urbain, de l' "encastellement", et si le vocabulaire hésite encore au XIIe entre burgus, castrum et civitas, pour désigner les cités nouvelles, le signe, en revanche, hérité des itinéraires romains, ne s'y trompe pas qui ponctue les mappemondes de vignettes ornées de tours crénelées en guise de forteresses, symboles du pouvoir et de la prépondérance urbaine.
Cet espace, dans lequel sont posées les structures fondamentales nécessaires à la répartition et à l'organisation des hommes, Hugues l'ordonne autour de trois pôles : Babylone au nord, l'Égypte au sud, Jérusalem au centre.
D'un côté, la terre de l'exil, la cité de perdition, la tour de l'orgueil fondée par Nemrod le géant, là où naquit l'idolâtrie :

Les hommes à l'origine n'honoraient qu'un seul Dieu, l'idolâtrie naquit à Babel, la tour des géants... c'est là que régna le premier roi Nemrod, et plus tard Ninus qui obligea ses sujets à adorer une image de son père Belus. D'autres l'imitèrent en faveur de parents ou de rois puissants... c'est là que débuta l'idolâtrie et que l'Antéchrist doit naître.

De l'autre l'Égypte, mère des arts, qui passent ensuite en Grèce puis en Italie, là où fut inventée la géométrie que Moïse apprit des Égyptiens. L'Égypte représente la loi naturelle, étape nécessaire avant le passage au désert, et l'accès à la grâce.
Au centre, Jérusalem, l'ombilic de la terre, qui dans ces années 1120-1130, à la faveur du grand élan de croisade, est en passe d'occuper le point central des mappemondes.
   

L'air et les vents
La description de la terre ainsi achevée, négligeant de parler du grand océan circulaire qui l'entoure, Hugues trace un autre cercle autour du précédent "un peu plus étendu qui fait comme une ceinture... l'espace ainsi délimité, c'est l'air, aer, "aussi indispensable à la nature humaine que la terre" où il se propose de représenter les saisons et les vents, c'est-à-dire tout ce qui détermine le temps quotidien et saisonnier, soit l'harmonieuse croissance de la végétation et l'épanouissement des hommes.
Jouant sur les harmonies numériques, en particulier sur le chiffre 4 qui, parce qu'il est divisible, représente tout ce qui est corporel, Hugues associe les quatre saisons aux quatre points cardinaux, aux quatre qualités fondamentales, fonctionnant deux à deux, aux quatre âges de la vie, aux sens... les harmonies numériques sont à la base de la musique de l'univers, celle des éléments, des planètes, des saisons, musique qui tient dans l'alternance des jours et des nuits, dans la croissance et la décroissance de la lune et dans la succession du printemps, de l'été, de l'automne, de l'hiver qui rythme le cours de l'année.
   
 
points
cardinaux
saisons qualités homme sens
  est printemps chaud et humide enfance ouïe
  sud été chaud et sec jeunesse vue
  ouest automne sec et froid âge mûr odorat
  nord hiver froid et humide vieillesse goût
   
  Quant aux quatre vents cardinaux, auxquels sont associés deux collatéraux, figures ailées disposées dans l'ordre proposé par Isidore de Séville dans le De natura rerum et munies de trompes doubles ou simples selon leur importance, ils procurent à la terre le souffle, nécessaire à la vie.
Avec en toile de fond de ces représentations, un certain nombre de postulats alors courants :
- qu'il n'est d'équilibre que dans la zone tempérée, la nôtre, où alternent régulièrement les saisons, où les vents soufflent tour à tour, loin du froid et de la chaleur pérenne ;
- que l'harmonieux développement de la Terre et des hommes est intimement lié aux cieux qui les entourent ;
- qu'enfin, le même rythme quaternaire régit le monde et l'homme : "tous deux vont vers leur fin avec l'écoulement du temps et des âges de la vie, tous deux croissent et décroissent" ; et comme l'homme est établi dans la communio de la constitution du monde, comme lui il a besoin d'harmonie.
   

 

Éther, mois et saisons


Enfin, au-delà de ces cercles, Hugues en trace un troisième enfermant les deux précédents, qui délimite la zone de l'éther le plus souvent considérée au XIIe siècle comme la région du feu. Il y dispose les douze mois selon l'ordre des saisons, et les douze signes du zodiaque de ce grand cercle étoilé, chemin obligé des astres errants ; soumettant ainsi le temps quotidien incertain, tributaire de l'agitation de l'air, au temps astronomique, réglé sur la révolution des planètes. Comme ses contemporains, Hugues tout en s'efforçant de faire le départ entre l'astronomie, "loi" qui règle le cours des astres et la disposition des cieux, et le discours astrologique qui peut être "naturel mais devient superstitieux quand il traite de l'avenir et du destin", Hugues est fasciné par ce ciel étoilé par lequel il achève la représentation de la grande "machine" de l'univers, à la fois savante et belle.

 

Une représentation totale du monde


Hugues de Saint-Victor propose ainsi une représentation totale du monde englobant l'espace et le temps, d'un monde ordonné, hiérarchisé, d'un cosmos, où la sphère inférieure de l'espace sublunaire temporel est régie par les lois du monde supérieur qu'il appelle la "Nature" ou le "Temps" ; d'un monde où s'opposent les accords harmoniques et immuables des sphères "élyséennes" et l'instabilité et la confusion des régions inférieures ou "Enfer". Avec au-dessus, au-delà du sensible, une grande "Figure en majesté" voilée par les ailes de deux séraphins, dominant et résolvant l'épars et le divers "en une véritable et suprême unité".