Découvrir, comprendre, créer, partager

Focus

Voyages et histoires du jeu dit « De Charlemagne »

Les cavaliers
Les cavaliers

© Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Fabriquées dans le sud de l'Italie au 11e siècle, comment les pièces du jeu dit « de Charlemagne » sont-elles arrivées jusqu'à la Bibliothèque nationale de France ? Une histoire qui raconte, à sa manière, le Moyen Âge et la Révolution française.

De Salerne à Saint-Denis

Le jeu dit « de Charlemagne » compte parmi les plus anciens échecs occidentaux. Dans son état actuel, il comprend seize pièces : deux rois, deux reines, trois quadriges (tours), quatre cavaliers, quatre éléphants (fous), un fantassin (pion). Taillées dans de lourds blocs d'ivoire, ces pièces sont rehaussées d'or avec des traces de peinture rouge : le rouge était alors opposé au blanc ou à l'or. L'équipement militaire du fantassin et de deux cavaliers – bouclier en amande et casque doté d'un nasal – permet de dater ces pièces des années 1080-1090. De type normand, cet équipement est semblable à celui qui figure sur la tapisserie de Bayeux, datable elle aussi de la fin du 11e siècle. Une étude stylistique approfondie révèle des influences byzantines et musulmanes. Les pièces ont été taillées en Italie méridionale, vraisemblablement dans un atelier de Salerne.

Situé à environ 70 km au sud de Naples, Salerne est au 11e siècle la résidence principale des ducs normands d'Italie. Outre son école de médecine, la ville est réputée pour ses ateliers d'ivoire. Des rapprochements ont ainsi pu être établis entre les pièces de Charlemagne et d'autres pièces sorties de ces mêmes ateliers.

La bataille d'Hastings, le 14 octobre 1066
La bataille d'Hastings, le 14 octobre 1066 |

© Bibliothèque nationale de France

Commanditaire et donateur inconnus

Quel est le commanditaire de ces échecs ? Est-ce le Normand Robert Guiscard (1015-1085), duc de Pouille, de Calabre et de Sicile, homme querelleur et ambitieux qui cherche à se tailler un empire au détriment de Byzance ? Ou bien le pape Grégoire VII venu, sous la menace, consacrer la nouvelle cathédrale de Salerne en avril 1085 ?

Nous ne le saurons sans doute jamais, comme nous ne saurons pas davantage comment ces pièces sont entrées dans le trésor de Saint-Denis. Est-ce l'abbé Suger lui-même, intrigué par ce jeu encore peu connu en Occident, qui s'est procuré ces pièces à Salerne en revenant de pèlerinage ? Ont-elles été offertes au roi Philippe Auguste qui, partant en croisade, fit étape à Salerne en septembre 1190, et les aurait ensuite léguées au trésor de Saint-Denis ? Ou ont-elles été données plus tard, en 1271, par le roi Philippe III, ramenant de Tunis le corps de son père Saint Louis et s'étant arrêté, lui aussi, à Salerne au cours de son dramatique voyage de retour ?

Si leur donateur est inconnu, les échecs « de Charlemagne » étaient tout destinés à prendre place dans le trésor de Saint-Denis. De dimensions inhabituelles – plus de 15 cm de hauteur et près de 1 kg pour les rois –, ces pièces sont trop imposantes pour être manipulées sur un plateau de jeu : ce sont des pièces d'apparat faites pour être thésaurisées et prendre place dans un trésor, royal ou ecclésiastique.

De Saint-Denis à la Bibliothèque nationale

Les trésors conservés au Moyen Âge par les églises assurent la continuité d'une tradition très ancienne. À Rome, il était de coutume que les sanctuaires, comme les personnages de haut rang, possèdent de la vaisselle d'or et d'argent. Considérés pour leur valeur monétaire, ces ensembles d'orfèvrerie représentent un moyen élégant de thésauriser un capital, toujours prêt à être réinvesti. Loin de disparaître, la coutume d'offrir et de conserver des objets précieux dans les sanctuaires se transmet aux premières églises chrétiennes, qui deviendront de véritables banques pouvant fondre leurs richesses en cas de nécessité. Le patrimoine des églises se diversifie au Moyen Âge : ex-voto et vaisselle liturgique, bijoux, manuscrits précieux, riches étoffes (soieries et fourrures) voisinent désormais avec des objets en ivoire, de plus en plus recherchés.

Héritière de cette tradition, l'abbaye royale de Saint-Denis, fondée vers 625 par Dagobert, possède déjà un trésor, largement abondé par les Carolingiens. Nécropole royale, gardienne d'illustres reliques – le Saint Clou et la Sainte Couronne d'épines par exemple –, dépositaire depuis le 13e siècle des insignes royaux, Saint-Denis est une des plus riches et des plus prestigieuses abbayes de la chrétienté. En 1135, l'abbé Suger entreprend la reconstruction de la basilique et fait entrer de nombreuses richesses. Exposé au public, son trésor exprime concrètement la puissance de l'Église autant qu'il légitime le pouvoir royal. Plusieurs pièces d'échecs en ivoire, provenant de jeux d'apparat des 11e-13e siècles, y sont conservées. Parmi ces jeux, les échecs « de Charlemagne » sont particulièrement admirés pour leurs grandes dimensions, pour la qualité des figures et pour leur provenance prestigieuse.

Le trésor de Saint-Denis
Le trésor de Saint-Denis |

© Bibliothèque nationale de France

Attributions légendaires

Dès le 14e siècle, la légende veut que le jeu ait été offert par le calife Haroun al-Rachid à Charlemagne à l'occasion de son couronnement de l'an 800. Mais l'empereur n'a pas connu ce jeu, introduit en Occident deux siècles plus tard. Être ainsi associé au souvenir du grand empereur, c'est dire le prestige dont jouissent déjà les échecs. C'est dire aussi leur valeur symbolique : l'échiquier est un miroir de la société médiévale. Les attribuer au calife de Bagdad – héros des Mille et Une Nuits qui régna de 789 à 809 –, c'est leur conférer une valeur inestimable et une grande force onirique. Enfin, déposer ces pièces dans le trésor de Saint-Denis aux côtés de la Sainte Couronne d'épines et des attributs du sacre, c'est en faire de véritables regalia, à la fois insignes du pouvoir et objets talismaniques.

L'ivoire, matière vivante et magique

La présence de pièces d'échecs en ivoire dans le trésor d'une église ou d'une abbaye n'est pas chose rare au Moyen Âge. L'ivoire est une matière recherchée et respectée, à laquelle on prête des vertus magiques dues à sa pureté et à son incorruptibilité. Dans la symbolique médiévale, l'ivoire renvoie à l'animal, c'est-à-dire à un monde sauvage et indomptable. Cette matière vivante confère aux échecs une fougue et une autonomie que l'homme ne peut totalement maîtriser. Quant au jeu lui-même, symbole à la fois guerrier et courtois, il représente en microcosme la société féodale. Posséder un jeu d'échecs est toujours signe d'un certain pouvoir, et l'Église, qui en plusieurs occasions a condamné les joueurs et la pratique du jeu, aime abriter des pièces d'échecs dans ses « collections ».

Mais à partir du 16e siècle, le prestige de Saint-Denis décline : ses richesses s'épuisent, les privilèges se font moins nombreux et le trésor s'appauvrit. Le roi lui-même peut par tradition puiser dans le trésor. De nombreux objets disparaissent au fil du temps. Les échecs de Charlemagne sont ainsi passés de 30 pièces (sur 32) au début du 16e siècle à 16 à la veille de la Révolution.

Les rois
Les rois |

© Bibliothèque nationale de France

Confiscations révolutionnaires

Symboles de la richesse contestée de l'Église, les trésors ecclésiastiques sont très éprouvés pendant la Révolution. En octobre 1790, l'Assemblée législative confirme la nationalisation des biens du clergé. Le 12 novembre 1793, la Convention décide la répartition des trésors de Saint-Denis et de la Sainte-Chapelle entre le Muséum central (futur musée du Louvre) et la Bibliothèque nationale. Un mois plus tard, les échecs entrent au Cabinet des médailles, quittant définitivement les collections abbatiales pour celles de la Nation. Ils sont aujourd'hui exposés dans le musée de l'actuel département des Monnaies, Médailles et Antiques de la Bibliothèque nationale de France, rue de Richelieu, à Paris.