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Les échecs moralisés

Les échecs moralisés
Les échecs moralisés

© Bibliothèque nationale de France

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Au 14e siècle, le jeu d'échec constitue un support pour les sermons du frère dominicain Jacques de Cessoles. Le jeu d'échec devient alors un prétexte pour moraliser la société.

En Italie au début du 14e  siècle, le dominicain Jacques de Cessoles prêche communément sur « les mœurs des hommes et les devoirs des nobles à travers le jeu d'échecs ». Cédant aux demandes des clercs et des « gentils gens » qui le pressent de compiler par écrit ses sermons, le prédicateur compose en latin le Liber de moribus hominum et officiis nobilium sive super ludum scacchorum. C'est un traité de morale appliqué aux états du monde qui trouve dans le jeu d'échecs sa trame et son fil conducteur. L'ouvrage, connu en français sous le titre Le Jeu des échecs moralisés, est divisé en vingt-quatre chapitres regroupés en quatre parties : histoire du jeu d'échecs, description des pièces nobles, description des pièces secondaires, généralités sur les règles et l'échiquier. En fait, le livre ne considère le jeu d'échecs que comme un prétexte à moraliser l'ordre du monde et de la société.

L'organisation sociale de la cité

Cessoles confère à chaque pièce et à son mouvement sur l'échiquier une valeur symbolique représentative des nouveaux rapports sociaux qui s'établissent à la fin du Moyen Âge. C'est autour de la ville, devenue prééminente économiquement, que s'organise désormais la société. Pour l'auteur, « l'échiquier représente la ville de Babylone. Il dispose de soixante-quatre cases pour chaque quartier de cette cité, construite selon un plan quadrillé ». Les pions symbolisent les métiers et fonctions administratives qui régissent la cité. Le plateau d'échiquier lui-même ressemble à une « villeneuve », avec son carroyage, ses murs d'enceintes (la bordure du plateau) et ses quatre tours d'angle...

À travers le jeu d'échecs, Cessoles développe une conception idéalisée de l'organisation sociale de la cité. D'une part, il attribue un pouvoir et des devoirs à chaque pièce « noble » : le couple royal (autorité suprême), les « alphins » (justice), les « chevaliers » (défense), les « rocs » (ordre public). Il ne s'agit plus de faire la guerre mais d'administrer la cité. D'autre part, la masse jusqu'alors indifférenciée des pions est présentée selon des catégories sociales précises : le paysan, le forgeron et charpentier, le tailleur et notaire, le changeur, le médecin, l'aubergiste, le garde de la cité, le ribaud. Les pions ne représentent plus la « piétaille » livrée en pâture sur l'échiquier que décrivent les romans de chevalerie, mais des « acteurs sociaux », distingués par leur fonction et auxquels sont assignées des missions et des règles de comportement. S'inscrivant dans la littérature « exemplaire » – les recueils d'exempla ayant fourni de nombreux développements à l'auteur –, l'ouvrage propose à tous un exemple à suivre, en « subjectivant » chaque pièce, dont la place et le comportement sur l'échiquier doivent s'appliquer à la cité.

Les échecs moralisés
Les échecs moralisés |

© Bibliothèque nationale de France

Un traité d'éducation

Destiné à l'origine aux prédicateurs, l'ouvrage connaît un immense succès. Le jeu d'échecs est alors d'un usage courant et figure dans l'éducation des jeunes aristocrates des deux sexes. Tout en précisant les règles du jeu, le texte de Jacques de Cessoles sert de base à l'instruction civique des nobles féodaux, mais aussi des clercs cultivés, des grands bourgeois et des étudiants qui prennent ainsi connaissance et conscience des différentes catégories sociales de la société médiévale. En établissant un parallèle entre figures du jeu et états du monde, mouvement des pièces et rapports sociaux, l'ouvrage offre à ses lecteurs passionnés une représentation du monde où s'exprime l'utopie médiévale d'un pouvoir idéalisé.

Partie d'échecs et figures allégoriques représentant les pions
Partie d'échecs et figures allégoriques représentant les pions |

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Un véritable « best-seller »

Le succès du livre ne se dément pas durant plus de deux siècles. C'est un véritable « best-seller » en cette fin du Moyen Âge. Deux cent vingt manuscrits du texte latin ont été conservés et plus du double des différentes traductions et adaptations en langue vernaculaire. Dès la première moitié du 14e siècle, l'ouvrage connaît trois traducteurs français : Jean de Vignay, un anonyme lorrain et Jean Ferron. Imprimés dès le 15e siècle, les Échecs moralisés touchent un public de plus en plus vaste. Seize éditions sont imprimées avant 1500, quatre en latin et douze en allemand, anglais, italien et néerlandais.