anthologie
ecrire la ville

Occupations bizarres

Argentin né à Bruxelles, Julio Cortàzar est venu vivre entre Paris et Londres, où il vivra de ses traductions, de 1951 à sa mort en 1984.

Le quotidien quotidien
Un monsieur prend l’autobus après avoir acheté le journal et l’avoir mis sous son bras. Une demi-heure plus tard, il descend avec le même journal sous le bras.
Mais ce n’est plus le même journal, c’est maintenant un tas de feuilles imprimées que ce monsieur abandonne sur un banc de la place.
A peine est-il seul sur le banc que le tas de feuilles imprimées redevient un journal, jusqu’à ce qu’une vieille femme le trouve, le lise et le repose, transformé en un tas de feuilles imprimées. Elle se ravise et l’emporte et, chemin faisant, elle s’en sert pour envelopper un demi-kilo de blettes, ce à quoi servent tous les journaux après avoir subi ces excitantes métamorphoses.
   

Merveilleuses occupations (extraits)
Quelle merveilleuse occupation que de couper la patte à une araignée, la mettre dans une enveloppe, écrire : Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, ajouter l’adresse, descendre quatre à quatre l’escalier et jeter l’enveloppe dans la boîte aux lettres du coin !
Quelle merveilleuse occupation que d’entrer dans un café, demander du sucre, encore du sucre, trois ou quatre fois du sucre et d’en faire un petit tas sur la table, tandis que la colère monte au comptoir et sous les tabliers blancs, puis cracher doucement juste au milieu du tas de sucre et suivre la descente du petit glacier de salive, entendre le bruit de pierres roulées qui l’accompagne et qui naît dans les gorges contractées des cinq habitués et du patron, homme honnête à ses heures.
Quelle merveilleuse occupation que de prendre un autobus, s’arrêter devant le ministère, s’ouvrir un passage à coups de plis officiels, dépasser le dernier secrétaire et entrer, grave et résolu, dans le grand bureau des glaces, exactement au moment où un huissier vêtu de bleu remet une lettre au ministre, le voir ouvrir l’enveloppe avec un coupe-papier d’origine historique, y plonger deux doigts délicats, en retirer la longue patte d’araignée, la considérer et c’est alors que nous imiterons le bourdonnement d’une mouche, le ministre pâlira, voudra jeter le dos et sortir en sifflotant pour annoncer dans les couloirs la démission du ministre, savoir que le lendemain les troupes ennemies envahiront le pays, que tout s’en ira au diable et que ce sera un jeudi d’un mois impair d’une année bissextile.
   

Extrait de : Julio Cortàzar, "Occupations bizarres",
in Nouvelles, 1945-1982.