anthologie
ecrire la ville

Anachronisme

Christophe Tarkos (1963-2004)
Anachronisme est le dernier livre de Christophe Tarkos, disparu en 2004, à 38 ans, après avoir consacré ses dernières années à lutter contre une douloureuse tumeur. C'est aussi son livre le plus vaste : il ne s’agit pas d’accumulations de hasard, mais presque d’un testament. Tarkos se saisit des franges du quotidien qui définissent notre rapport à la ville. Il fait la liste des « papiers » officiels, formulaires, cartes, qui sont obligatoires à chacun dans la vie civile, et d’en nommer un fait surgir le suivant. Et leur accumulation fait surgir la figure de celui qui n’en a pas, de papiers, dessine un portrait en creux de l’administration et ses règles : le texte devient alors un témoignage de société considérable.
   
Christophe Tarkos est né en 1963, et mort d’une longue et dure maladie en 2004. Anachronisme est le dernier livre paru de son vivant. Ses œuvres poétiques complètes viennent d’être rassemblées chez POL.

La chaudière, les brûleurs, les radiations, les radiateurs, les stocks, les réservoirs, les stocks en réserve, les réserves, les chauffages, les chauffagistes, les chaleurs, les émanations, les couloirs, les hauteurs des plafonds, les volumes, les transports, les murs, les plaques murales, l’accrochement, les bidons, les réservoirs, les accumulateurs, les accumulations, les cumulus, les baignoires, les éviers, la combustion, les cylindres, les freins, les chaises, les bancs, les bancs intérieurs, les bancs extérieurs, les plateaux-repas, les carafes, les tables, les raccordements, les renflements, les assises, les sensations, les tuyaux, les tuyaux des radiateurs, les tuyaux en cuivre, les tuyaux d’eau chaude, les portes coupe-feu, les portes doubles, les électrisés, l’électrification, les éclairages, les lumières, les néons, les lampes, les allumages, les interruptions, les interrupteurs, les […]les réfrigérations, les frigidaires, les congélateurs, les blocs de froid, les chambres froides, les fours, les fours à gaz, les fours à micro-ondes, les serviettes, les assiettes, les carafes, les verres, les plateaux, les écuelles, les baignoires, les éviers, les éviers en inox.

pp. 12-13

Il fait brumeux, il n’y a plus de lumière, la brume est pleine de pluie, il pleut, il n’y a plus rien à faire, on ne voit pas à deux mètres, la pluie agit, la noirceur agit, on est dans le noir, on est brumeux, on ne voit plus rien, il n’y a pas d’éclairs, d’éclaircies, d’éclairages, de clarté, de clairvoyance, il n’y a pas de lumière, on ne verra plus rien, il n’y a pas à se promener, la pluie tombe, la pluie humidifiée, la brume est enveloppante, la nuit est fermée, la purée appuie, la purée écrase, il n’y a plus à parler, il n’y a plus à se déplacer, à se promener, à ouvrir les yeux, on ne peut plus rien faire, il n’y a plus qu’à fermer les yeux, les yeux ouverts ne servent plus à rien, on est dans le noir, on est dans la brume, on est enveloppé, on est encerclé, on est tenu, on est enfermé […], on ne peut pas avancer, on ne peut qu’étouffer, on ne va pas vivre, on ne vit plus, il n’y a rien à faire, il fait noire, c’est un hiver de pluie froide brumeuse, on ne peut pas sortir, il n’y a rien à faire, on a envie de ne rien faire, on ne peut plus respirer, c’est brumeux, c’est de la brume.

pp. 28-29.

La foule, la foule en tant que vendre à la foule des fruits, des écharpes, des parapluies, des devinettes, des prévisions, des divinités, des divinatoires, la foule est douce, la foule est gentille, la foule caresse, la foule est pleine d’attention, de précautions de ne pas faire mal, de laisser, de toucher, de frôler, de passer, où rien ne se rencontre […], une femme son enfant son sac, mais il y a foule, on ne peut pas voir une personne mais un flux, les flux de la traversée des quatre boulevards et du terre-plein central où se trouvent l’arrivée et le départ du métro et partout les raisons de s’arrêter, le flux de la foule montante et de la foule descendante pour chacun des boulevards […], des crêtes, des nerfs, des contournements, on a un muscle qui se serre, de la foule qui se serre, de la foule qui bouge, de la foule faite de personnes à nerfs, à tenue, à droiture, à la marche de la volonté […]

p. 39.

Une boîte de conserve de café, une boîte de conserve de maïs, un paquet de galettes au riz, froment, millet et sarrasin, un paquet de pâtes de macaronis, une bouteille de sirop de menthe, une boîte de conserve de champignons de paris, un paquet de céréales au blé pour petit déjeuner, un paquet de biscuits nappés au chocolat, un litre de lait, un bocal de pâte chocolatée, un paquet de chips […] une boîte de conserve de sardines à la sauce piquante, un paquet de pâtes de tagliatelles, une boîte de conserves de pois chiches, un paquet de pâtes de lasagnes, un tube de sauce tomate concentrée, une cassette audio avec l’inscription tarkos interview, une bîte de conserve de haricots blancs […]

Dans les huit minutes exactes qui suivent je peux être dans une cage, une grille, dans un car de police, dans une camionnette de police, dans la rue les menottes au poignet, sur une table d’opération, sur un chariot, dans le coffre d’une voiture de police, allongé dans un camion de pompiers, sur une chaise roulante, sous une couverture de survie, fermé dans un sac, sur un chariot dans la morgue, dans une chambre d’hôpital, sur un lit d’hôpital […] assis dans l’entrée d’un immeuble, sous perfusion, sur le fauteuil d’un dentiste, chez un fleuriste […] je compte les minutes, une seconde, quatre secondes, dix secondes, quinze secondes […] il me reste six minutes et quatorze secondes, j’attends que cela vienne.

pp. 156-157.

Beaumetz les loges, esclottes, de bonne, charmes en l’angle, cuzorn, remilly sur tile, fromental, lenax, les authieux, papion, gouts, orchamps venne, lurcy levis, ornacieux, nomeny, puislet le marais, saze, saint maixent de beugne, talon, valberg, molamboz, guinglange…

La carte d’identité, la carte grise, la vignette, le papier vert, l’assurance de l’auto, l’assurance de la maison, la carte de sécurité sociale, les talons de chéquiers, les factures d’électricité, le bail, les quittances de loyers, le reçu du dépôt de garantie, les contrats de prêts bancaires, le certificat de ramonage, la facture de l’appareil photo, le livret de famille, le livret militaire et ses pièces justificatives, les diplômes, le contrat de mariage, le livret de caisse d’épargne, les fiches de paye, les analyses médicales et des laboratoires, la radiographie, la carte de groupe sanguin, la carte d’électeur, les bons de garantie, les certificats de scolarité, les déclarations de revenus, les preuves du paiement de l’impôt, la fiche d’état-civil […]

pp. 200-201.

Extraits de : Christophe Tarkos, Anachronisme,
Éditions P.O.L., 2001.