anthologie
ecrire la ville

Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France

Blaise Cendrars
Le texte de Cendrars avance en gardant son autonomie à chaque vers, et chaque vers est établi depuis un nouveau point de la translation, induisant, dans son grand charroi, des répétitions, si ces vues se répètent.
En isolant chacune de ces perceptions, en les séparant de ce qui les précède et ce qui suit, on ouvre le texte à l’excès poétique de l’image.
 
Blaise Cendrars (1887-1961) mène d'abord une vie d'aventurier et de bourlingueur avant d'écrire et de publier ses premiers poèmes. Son œuvre, poésie, romans, reportages, mémoires, est placée sous le signe du voyage, de l'aventure, de la découverte et de l'exaltation du monde moderne où l'imaginaire se mêle au réel de façon inextricable.

En ce temps-là j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais
Déjà plus de mon enfance
J'étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois
Clochers et des sept gares
Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille
et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
que mon cœur, tour à tour, brûlait
comme le temple d' Éphèse ou comme la Place Rouge
de Moscou quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j'étais déjà si mauvais poète
que je ne savais pas aller jusqu'au bout.

Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
croustillé d'or, avec les grandes amandes
des cathédrales toutes blanches
et l'or mielleux des cloches...
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J'avais soif et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint Esprit
s'envolaient sur la place
et mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements d'albatros
et ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jour
du tout dernier voyage
Et de la mer.

[...]

Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part,
je pouvais aller partout
Et aussi les marchands avaient encore assez d'argent
pour aller tenter faire fortune.
Leur train partait tous les vendredis matin.
On disait qu'il y avait beaucoup de morts.
L'un emportait cent caisses de réveils et de coucous
de la Forêt-Noire
un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres
et un assortiment de tire-bouchons de Sheffield
Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve
et de sardines à l'huile
Puis il y avait beaucoup de femmes
Des femmes, des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir
Des cercueils
Elles étaient toutes patentées
On disait qu'il y avait beaucoup de morts là-bas
Elles voyageaient à prix réduits
et avaient toutes un compte-courant à la banque.

[...]

Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour
On était en décembre
Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur
en bijouterie qui se rendait à Karbine
Nous avions deux coupés dans l'express et trente quatre coffres
de joaillerie de Pforzheim
De la camelote allemande " Made in Germany "
Il m'avait habillé de neuf, et en montant dans le train
j'avais perdu un bouton
Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis
Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer
avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné.

Extraits de : Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France.
Éditions des Hommes nouveaux, 1913