anthologie
ecrire la ville

Le galet

Francis Ponge
Au centre de l’image, de la parole, du temps, l’objet muet, la réalité opaque du monde. En dépliant et en nstallant sa tension propre dans l’espace de la représentation, c’est un peu de l’énigme du monde au-delà du langage qu’on cherche à capter : d’où l’importance de Francis Ponge. Le statut des choses dans la description romanesque est une marche constante, un permanent déplacement de la frontière entre la littérature et l’état brut du monde, c’est cette frontière qu’on peut explorer en prenant l’objet même comme but et lieu de l’écriture. En travaillant sur cette frontière, et en proposant à l’écriture de s’immerger dans l’objet, c’est sur le statut du sujet dans la langue qu’on travaille.
 
Le Parti pris des choses (1942) pose les éléments essentiels de la ligne poétique de Francis Ponge (1899-1988), très différente de celles des surréalistes : il dissèque les objets, en abolissant la frontière entre le mot et la chose qu'il désigne. Il se fait le poète du quotidien, matérialiste, sensualiste, sous la plume duquel "L' Huître", "Le Savon" ou "La Pomme de terre" deviennent littérairement et littéralement palpables.

Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !

A tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir : se transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles. Personnellement, ce sont les distractions qui me gênent. Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début.

Le poète ne doit jamais proposer une pensée mais un objet, c’est-à-dire que même à la pensée il doit faire prendre une pose d’objet. Le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui. Cette intention ne doit pas faillir au poète.

Du peu d’épaisseur des choses dans l’esprit des hommes jusqu’à moi : du galet, ou de la pierre, voici ce que j’ai trouvé qu’on pense, ou qu’on a pensé de plus original : Un cœur de pierre (Diderot) ; Uniforme et plat galet (Diderot) ; Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle (Saint-Just) ; Si j’ai du goût ce n’est guère / Que pour la terre et les pierres  (Rimbaud).

Les paroles sont toutes faites et s’expriment : elles ne m’expriment point. C’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce qu’on veut dire, l’art de les iolenter et de les soumettre. Donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. Soyez poètes.

Extrait de : Francis Ponge, Introduction au galet / extraits (1933)


Mais au contraire l’eau, qui rend glissant et communique sa qualité de fluide à tout  ce qu’elle peut entièrement enrober, arrive parfois à séduire ces formes et à les entraîner. Car le galet se souvient qu’il naquit par l’effort de ce monstre informe sur le monstre également informe de la pierre. Et comme sa personne encore ne peut être achevée qu’à plusieurs reprises par l’application du liquide, elle lui reste à jamais par définition docile.
Terne au sol, comme le jour est terne par rapport à la nuit, à l’instant même où l’onde le reprend elle lui donne à luire. Et quoiqu’elle n’agisse pas en profondeur, et ne pénètre qu’à peine le très fin et très serré agglomérat, la très mince quoique très active adhérence du liquide provoque à sa surface une modification sensible. Il semble qu’elle la repolisse, et panse ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour un moment, l’extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a sur tout le corps l’œil de la jeunesse.
Cependant sa forme à la perfection supporte les deux milieux. Elle reste imperturbable dans le désordre des mers. Il en sort seulement plus petit, mais entier, et, si l’on veut aussi grand, puisque ses proportions ne dépendent aucunement de son volume.
Sorti du liquide il sèche aussitôt. C’est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface : il la dissipe sans aucun effort.
Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne pas se laisser confondre mais plutôt séduire par les eaux. Aussi, lorsque vaincu il est enfin du sable, l’eau n’y pénètre pas exactement comme à la poussière. Gardant alors toutes les traces, sauf celles du liquide, qui se borne à pouvoir effacer sur lui celles qu’y  font les autres, il laisse à travers lui passer toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir en aucune façon faire avec lui de la boue.
Comme après tout si je consens à l’existence c’est à condition de l’accepter pleinement, en tant qu’elle remet tout en question ; quels d’ailleurs et si faibles que soient mes moyens comme ils sont évidemment plutôt d’ordre littéraire et rhétorique ; je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas, arbitrairement, par montrer qu’à propos des choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites, enfin qu’à propos de n’importe quoi non seulement tout n’est pas dit, mais à peu près tout reste à dire.

Extrait de : Francis Ponge, Le galet / extraits (1927)