anthologie
ecrire la ville

L’espace antérieur

Jean-Loup Trassard
Non pas l’univers urbain, mais la même démarche d’aller par l’écriture à la conquête des objets, appliquée par Jean-Loup Trassard à son enfance en Mayenne. Remarquer que dans le troisième extrait, la bille, l’objet n’est pas nommé : astuce qui peut être très générative en école ou collège.
 
Jean-Loup Trassard, né en 1933 en Mayenne, connaît une enfance rythmée par les travaux agricoles qui influencera toute son œuvre d'écrivain et de photographe. En 1960, Jean Paulhan le publie dans la Nouvelle Revue Française. À partir de 1983, il expose régulièrement son travail de photographe. Il vit une partie de l'année en Mayenne où il élève des bœufs autour de sa maison natale.

Vos souvenirs ? les miens ? peu importe. Qui n’a pas été enfant ? Qui ne connaît ces éclosions en surface de la mémoire d’images montées du fond, lumineuses, étonnamment précises quoique assiégées de flou, silencieuses ?
Si vous capturez ces images, entreprenez par exemple de les retenir par l’écriture, les armoires du fond demeurent entrouvertes, et la mémoire, sorte d’étang obscur, s’agite, laisse affleurer d’autres images qui, une à une, se détachent du passé, traversent l’opaque, doucement surgissent, aujourd’hui s’imposent à la rêverie.
Filées en ligne d’écriture, assemblées, ces petites scènes peu à peu étendent l’espace d’autrefois sous les pas d’une enfance, le distribuant en chambres, jardins, cours de ferme, petites routes. Et là, sur chaque page à écrire d’abord, puis la lire, s’ouvre un temps de lenteur perdue. Au moment où la vie si dangereusement accélère, tremblent, encore pénétrables, des après-midi d’été qui paraissent infinies.
Oubliées à peine, ces dimensions de l’espace et du temps ne sont pas aussi révolues qu’il semblait. Voyez plutôt : demain est escalier qui accède au jardin d’hier.


Du pain très cuit, croûte de préférence, en telle quantité que le bouillon disparaisse, tout entier bu par les croûtes trempées, brunes ou noires, qu’il écrasait avec sa cuiller en bouillie épaisse, un morceau de beurre, un peu de crème fraîche : le régal de mon père, qu’il appelait panade. Quand il revenait d’un voyage d’affaires, deux trois jours, parfois moins, en Bretagne où il allait voir les maires, retraiter ses contrats, visiter les marchés emplis de coiffes et de paniers, de carrioles et de volailles, il se lavait et se couchait. Au lit, il se faisait servir une panade très chaude dans un bol de terre.

Sur le fond des assiettes retournées – le service de cuisine était en grosse faïence couleur crème – c’est ainsi qu’elles mangeaient leur dessert plus souvent, pour avoir moins de vaisselle à laver. Quand le café était servi mon père disait de fermer la seconde porte entre salle à manger et cuisine, une porte de bois épais, afin que leurs cris ou rires ne gênent pas la conversation. Elles étaient jeunes et trois, quelquefois on me laissait leur porter le dessert, elles finissaient un peu de vin rouge, mettaient leur assiette à l’envers sur la toile cirée, buvaient aussi un coup de café, je les regardais rire sans toujours comprendre, si je m’attardais mes parents me rappelaient.

Deux petites poches à ma culotte courte. De l’une je sortais pour le regarder l’objet parfait et énigmatique. J’étais sur l’herbe de notre pré, celui qui touche le jardin, où sont quatre poiriers à cidre, et j’avais ce souvenir du lointain. Absolument mystérieux. Bleu assez pâle, ou surtout terni par l’usure. Un côté bombé, l’autre moins, c’était presque rond. Rencontré entre vagues et plage… je me souviens que je ne savais plus… pas une pierre ou alors très riche, pas un coquillage malgré formes, couleurs, nacres versés sur le sable par le bord agité de la mer où je n’entrais pas. Dans ma paume cette boule usée, c’était parcelle de l’inconnu sans contours que je tenais. Là, sur l’herbe, entre les poiriers, peut-être cinq ans, une rêverie vague. 

Extrait de : Jean-Loup Trassard, L’espace antérieur
Éditions Gallimard, 1994.