anthologie
ecrire la ville

Le Compas Chromé Brillant

Le crayon noir, la boîte de crayons de couleur, le stylo à bille quatre-couleurs, le taille-crayon en aluminium, la gomme bicolore, le porte-mine à canon rentrant, le compas chromé brillant… Régine Detambel inventorie cinquante objets de la trousse et du cartable de nos souvenirs d’enfance. Des outils qui deviennent les intercesseurs d’une mémoire et qu'il s'agit de décrire en approchant suffisamment les matières, les formes, et la façon dont on s'appropriait ces objets. C’est soi-même qu’on explore avec ces outils liés à la formation, et soi-même dans l’apprentissage. C’est cette image de soi que gravent, matériellement, ces objets si précis dans le souvenir, qui s’ouvre à la magie du texte.
   

Élégance louche et précision aiguë, le Compas Chromé Brillant a l’allure masculine d’un grand individu travesti. Bien qu’il semble inadapté à la marche en raison de la hauteur de ses talons, le Compas sait une danse facile, un pas compassé, aussi révolu que la ronde, mais qui semble le geste unique permis par ses hanches étroites. Danseur bipède donc, émoussant ses pointes sur le parquet cité et s’autorisant de grands écarts maladroits, ou plutôt patineur prisonnier de la piste, aux longues jambes de faon, il est image glissante de lac gelé. Au-delà de ces rêveries pointilleuses, il y a l’outil même, avec ses deux segments bien équilibrés (d’un côté, le point d’ancrage : une aiguille effilée ; de l’autre, le point encreur : mine de graphite ou plume à dessin) qui font de la trousse une corbeille de dattes où trouver l’aspic tout à coup. Sous l’ongle du majeur – le doigt le plus long est le plus exposé – la piqûre est très douloureuse.
Des cercles tracés, rien à dire puisqu'ils sont parfaits. Tout cercle est une cible percée au mille. Mais son coût mérite d'être signalé. Un cercle est une perforation obligée et, par conséquent, une détérioration flagrante du support. Donnons pour base que le centre d'un cercle moyennement appuyé traverse vingt feuilles.


Extrait de : Régine Detambel, Graveurs d’enfance,
Christian Bourgois, 1993. Réed. Gallimard, coll. Folio, 2002.