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Les écritures d'Afrique de l'Ouest

Manuscrit bamoun
Manuscrit bamoun
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Contrairement à une idée courante, le continent africain connaît de nombreux systèmes d'écritures, plus ou moins anciens. Ces systèmes graphiques sont cependant empreints d'une forte spiritualité, qui les place dans le registre du secret. L'écriture est complémentaire de la Parole.

Le signe est un mythe visuel.

Si l'Afrique foisonne de langues - de 700 à 1 500 selon les critères généraux de distinction entre langue et dialecte -, elle est riche aussi en systèmes de signes variés et en alphabets. Il apparaît en effet que la civilisation africaine dans son ensemble est beaucoup plus initiée à l'écriture que ne l'ont laissé croire les premiers observateurs. Le terme « initiée » est choisi à dessein, car c'est justement le caractère initiatique de ces systèmes graphiques qui les a laissés inaperçus. L'esprit même qui a présidé à l'aventure de ces écritures a souvent constitué une entrave à leur diffusion plus qu'une motivation. À ce titre, on parle d'une véritable « éthique du secret » qui marque les conditions de création des systèmes graphiques africains.

Des écritures révélées

Les graphies contemporaines d'Afrique de l'Ouest se localisent dans plusieurs zones géographiques : l'une depuis la partie occidentale du Liberia jusqu'au Sierra Leone, l'autre du delta du Niger au Cameroun, et la troisième en Côte-d'Ivoire. Les écritures vai, mende, loma, kpelle et bassa se rattachent à un premier groupe ethnolinguistique (Liberia, Sierra Leone), les écritures bamoun, bagam et ibibio-efik Oberi Okaime s'observent au Cameroun et à l'est du Nigeria, l'écriture bété en Côte-d'Ivoire.

Ce n'était pas une maladie qu'il avait, c'était l'écriture.

La plus ancienne de ces écritures est la graphie vai, qui apparaît aux confins du Liberia et du Sierra Leone en 1833. Ses 212 caractères sont révélés en songe par un « homme blanc » et transmis sous la forme d'un « livre » à son inventeur, Momolu Duwalu Bukele, qui lisait l'alphabet latin. L'inventeur de l'écriture mende, Kisimi Kamara, un tailleur musulman d'origine mandinka, connaît l'alphabet arabe et le vai. Les 195 caractères du mende lui sont inspirés en 1921. À la même époque au Liberia, le Dr Thomas Flo Lewis, d'origine bassa, s'inspire également du syllabique vai pour présenter un système de 35 signes capable de transcrire les tons. Au Liberia, en 1930, Wido rêve que Dieu est auprès de lui et hésite à lui donner l'écriture, de crainte que les hommes ne s'éloignent de la tradition et ne négligent les rites secrets de l'initiation. Dieu accepte de donner l'écriture à Wido à condition qu'il ne la révèle pas aux femmes. Les 185 signes de l'alphabet loma lui apparaissent le lendemain. La même année, Gbili, chef traditionnel hanoye, expose, au sortir de sept années d'une maladie incurable, les 88 signes de l'écriture kpelle et retrouve le pouvoir.

Au Cameroun, le roi Njoya vit au contact des Haussa et des Peuls lettrés en arabe. À partir de 1903, il invente un alphabet de 80 signes. La pratique graphique lui est inspirée par un songe prémonitoire. L'îlot dialectal bagam (tsogap) appartenant à l'ensemble bamiléké s'inspire de cet alphabet pour établir, autour de 1915, un alphabet qui lui est propre.
Apparu en 1930, l'« Oberi Okaime », utilisée pour transcrire la « langue secrète » de la société du même nom, est une écriture qui comporte 32 signes. Elle apparaît en songe à Akpan Udofia, membre du Mouvement chrétien spirituel local, qui l'utilise pour des écrits religieux. La plupart de ces écritures se lisent de gauche à droite et sont riches en signes dont l'origine pictographique semble évidente ; elles sont utilisées pour la traduction du Coran ou de la Bible, dans cette zone de transition entre la côte et l'intérieur, là où s'exercent simultanément deux courants culturels, celui du monde chrétien et celui de l'islam en provenance du Sahel et du Soudan. La nature profonde de ces écritures a pu freiner leur diffusion. En inscrivant des signes graphiques particuliers sur des supports, il ne s'agit pas de doubler la tradition orale d'une trace écrite ; il s'agit de témoigner d'une aspiration à transcender le temporel.

Les naissances des graphies africaines sont autant de « révélations » progressives de la connaissance. Chaque « inventeur » reçoit les signes en songe et se doit de les transmettre à son tour à « son peuple ». Dans le champ de la connaissance et dans les inventions des écritures africaines se mêlent révélation, inspiration, rêve et apparition, autant de caractères magiques ou surnaturels qui atteignent l'inventeur, hors de la sphère de sa réalité, pour lui conférer de nouveaux outils de « gestion des êtres et des choses ». Leurs conditions d'émergence offrent des similitudes : sous le signe du secret, les inventeurs occupent une position sociale éminente au sein de leur groupe ; ils ont eu des contacts avec les lettres occidentales ou musulmanes avant d'élaborer des systèmes originaux, assistés de collaborateurs - des artisans généralement, tisserands ou tailleurs. On connaît, grâce au mythe dogon, l'analogie entre les éléments du métier à tisser et ceux de la connaissance, « tissée » par la parole. Enfin, l'usage des graphies est réservé aux initiés et s'insère dans les rituels existants : les Vai connaissant l'écriture respectaient certains interdits et recevaient un nouveau nom, et les écritures loma et bamoun ne sont pas enseignées aux femmes.

Une grammaire visuelle

Calebasse
Calebasse |

Photo © musée du quai Branly - Jacques Chirac, dist. RMN-Grand Palais / Claude Germain

La Parole, dont on connaît l'importance dans les cultures africaines, est fécondante, elle crée le Verbe et donne aux choses leur existence. Les signes écrits n'ont pas pour fonction de fixer le langage. Dans une dynamique particulière, ils intègrent, pour faire sens, des éléments qui n'ont pas leur équivalent à l'oral. L'écriture est un moyen de communication beaucoup plus puissant que la parole puisque, dominée par le composant visuel, elle fonctionne dans et par la production ou l'utilisation d'un objet matériel dont l'existence n'a aucune contrepartie à l'oral, et c'est en rapport avec son objet-support qu'elle crée un champ graphique. L'écriture s'offre au regard par la présence de traces qui ravivent, dans l'espace du support élu, l'ordre de la création. Dans ces « lieux de l'écriture », des composants iconiques et non iconiques, le vide même des blancs laissés entre les signes, font sens et permettent à l'invisible, immanent ou divin, d'atteindre immédiatement le présent des hommes. Le signe n'imite pas le réel, il est à interpréter : l'activité interprétative n'est pas sans rappeler la divination. Tracer le signe, c'est renouveler la parole. L'homme, en cherchant à le reproduire, a l'intention d'agir à son tour, par la force signifiante des signes graphiques, sur l'univers. L'écriture, dans un processus d'appropriation des figures démiurgiques, devient capable, dans l'imaginaire culturel, de perpétuer la force vitale des messages d'un autre monde.

Qualifier l'Afrique de « continent sans écriture », c'est oublier, aveuglés par la place privilégiée de l'écriture dans notre conception occidentale de la communication, que dans les systèmes graphiques africains, les signes et les figures tracées viennent exprimer de façon concrète et visible ce que la parole ne dit pas. Dans les sociétés africaines, la parole ne doit pas être comprise comme le seul et unique moyen d'expression privilégié, mais comme un moyen de communication parmi d'autres.

Comme si on voulait écrire pour ne pas être entendu

Le mythe dogon insiste sur le fait que « l'homme a été créé sans parole » et met en évidence la "préexistence des signes » par rapport aux choses qu'ils désignent ; ils « font qu'elles prennent conscience d'elles-mêmes ». C'est de la représentation graphique qu'émane symboliquement la parole. Amma, éternel et incréé, détient le verbe avant toute création. C'est par sa « parole » qu'il forme le placenta originel et le féconde. Sa parole « intérieure », informulée, se trouvait sous forme de symboles graphiques dans le placenta-mère. Sur le morceau de placenta que Nommo, le jumeau sauveur, personnage essentiel de la création, a emporté en naissant, se trouvent des symboles graphiques, c'est-à-dire des paroles en puissance. C'est à lui que revient la responsabilité du Verbe, la charge de l'enseigner aux hommes. Les premiers ancêtres ne possédaient pas la parole à leur arrivée sur terre. C'est par bonté envers l'humanité que Nommo lui en fit don. De même que l'univers, la parole est « un vaste champ de signes ». L'esprit occidental, pénétré de l'antériorité de la parole sur l'écriture, peut être surpris de voir suggérée une théorie de la signification graphique précédant l'expression verbale.

Les signes dans le mythe de création dogon

Masque Kanaga
Masque Kanaga

Pour les Dogons des falaises de Bandiagara, avant le commencement des choses apparaît Amma. Le mythe de la création est lié à celui de la révélation de la parole aux hommes. Amma, dieu créateur, omnipotent et immatériel, « lance le système planétaire, boulettes de terre transformées en étoiles que les femmes, par la suite, cueilleront au ciel pour les remettre à leurs enfants. Ceux-ci les transperceront d'un fuseau et feront tourner jusqu'à lassitude ces toupies lumineuses. Amma fait le soleil-femelle, la lune-mâle, et la terre, boudin de glaise qu'il a serré dans sa main et qui, dans l'espace, s'étale, gagne au nord, s'allonge au sud, s'étend à l'Orient et à l'Occident, étire sa chair, sépare ses membres, comme le ferait un fœtus dans la matrice. La terre devient une femme, à plat dos, orientée Nord-Sud ». Amma, le dieu créateur, « père » des créatures, veut s'unir à la terre-mère, figurée par l'œuf du monde composé d'un double placenta, pour engendrer des êtres destinés à promouvoir sa création. Fécondés par la parole d'Amma, les premiers êtres sont créés. Deux jumeaux androgynes, dont l'un fait figure de révolté par rapport à l'autorité paternelle et l'autre de « sauveur ». Mis à mort puis ressuscité, ce sauveur, Nommo, réorganise par son propre sacrifice le monde perturbé par les agissements de son frère-ennemi Yorougou, le renard. Yorougou apparaît le premier dans le monde, sortant du placenta originel sans l'autorisation de son père Amma, emportant avec lui dans l'obscurité primordiale un morceau de placenta qui sera notre terre, et sur lequel figurent les symboles graphiques, c'est-à-dire des « paroles en puissance ». Amma ne peut lui reprendre cette parole « volée », encore muette. Les traces des pattes des renards en sont les signes visibles, et leur langage muet exige une interprétation, une traduction en paroles humaines par la divination

Nommo descend enfin sur la terre avec une arche qui porte les premiers hommes, ainsi que tous les animaux et les plantes destinés à peupler l'univers. L'arche est le placenta, et la « chaîne de descente » le cordon ombilical. Pour créer le monde, Amma a mis dans chaque chose une parcelle de sa force. Dans le corps d'Amma étaient les signes, le placenta contient le monde ; le placenta est la terre cultivée, qui produit la vie de l'homme ; la forme parfaite du placenta est l'œuf, image de la plénitude fermée sur elle-même ; elle peut se représenter sous la forme d'un tableau oblong couvert de signes, dit « ventre de tous les signes du monde », dont le centre est l'ombilic et qui forme au total les 266 « signes d'Amma ». Enfin, « les signes complets du monde donnent à tout la couleur, la forme, la matière ». La parole de la terre, « informulée », se trouvait sous forme de symboles graphiques dans le placenta. Ceux-ci permettent de comprendre la création, car « on connaît la racine, le principe, l'essence, des choses à leur forme, à leur matière, à leur couleur ».

Cela revient à dire que les signes, manifestations de la pensée créatrice, ont existé avant les choses et qu'ils les ont déterminées. Dessiner, c'est faire commencer à être, et par là même marquer le premier pas vers la destruction. Le signe est un moyen efficace pour agir sur l'avenir : l'exécution de graphies promeut l'existence de la chose représentée, la réédite en la faisant passer par les étapes successives de sa formation. La matière utilisée pour former ces graphies a une valeur en elle-même, jusque dans la couleur qu'elle impliquAmma maintient l'ensemble, il a tracé lui-même le plan du monde et de son extension, il a dessiné l'univers avant de le créer. Le dessin témoigne de la genèse de la chose qu'il représente : il la réalise, la conduit à sa fin. On dit : « Le signe que l'on écrit, c'est le bon à venir. »

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