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L’écriture phénicienne

Sarcophage d’Eshmounazor, roi de Sidon
Sarcophage d’Eshmounazor, roi de Sidon

Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault

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Depuis les Grecs, on attribue l’invention de l’alphabet aux Phéniciens. Parti de Tyr à la recherche de sa sœur Europe, enlevée par Zeus, le mythique Cadmos aurait fondé Thèbes et apporté en Grèce les « lettres phéniciennes ». Quoiqu’il en soit, le système graphique phénicien est certainement à l’origine de presque tous les alphabets utilisées aujourd’hui dans le monde.
Écriture phénicienne
Écriture phénicienne |

© Bibliothèque nationale de France

L’invention de l’alphabet a représenté une véritable révolution dans l’histoire de l’écriture. C’est une écriture purement phonétique, c’est-à-dire dans laquelle chaque signe représente un son, alors que les écritures phonétiques antérieures, comme les syllabaires cunéiformes, ont toujours utilisé un certain nombre de signes non phonétiques (déterminatifs, classificateurs, indicateurs grammaticaux). L’alphabet est également un système entièrement abstrait, qui relève d’une convention : il n’y a pas de lien entre le sens du texte qui est écrit et sa réalisation graphique. De ce fait, un alphabet peut être utilisé ou adapté pour noter n’importe quelle langue. Enfin c’est un système simple, puisqu’il n’utilise en moyenne qu’une trentaine de signes : il est donc, au moins potentiellement, très démocratique car son apprentissage est à la portée de tous. Les civilisations alphabétiques ignorent le système des castes de scribes monopolisant le savoir et donc le pouvoir.

Les ancêtres de l’alphabet phénicien : les inscriptions protosinaïtiques et protocananéennes

Les premières traces de l’écriture alphabétique remontent au milieu du 2e millénaire avant J.-C. et se répartissent en deux ensembles : les inscriptions protosinaïtiques et protocananéennes. Découvertes au Proche-Orient elles témoignent d’une écriture alphabétique plus ancienne dont dérivent directement les écritures sud-arabiques et l’éthiopienne. Vers le 13e siècle av. J.-C., sous des traits cunéiformes, apparaît l’alphabet dit ougaritique. Mais c’est à l’alphabet phénicien, issu de ces premiers essais et tel qu’il est attesté vers l’an 1 000 av. J.-C, que revient le mérite d’avoir diffusé depuis la ville de Tyr ce système révolutionnaire, non seulement vers l’Ouest, la Grèce et Rome, mais aussi vers l’Asie centrale et l’Inde, devenant ainsi l’ancêtre de presque tous les alphabets qui notent les langues sémitiques, la plupart des langues dites indo-européennes et quelques autres, qui l’adaptèrent à leur usage.

Les inscriptions protosinaïtiques

Les inscriptions protosinaïtiques sont des graffitis retrouvés dans ou près de mines de turquoise exploitées par les pharaons du Moyen et du Nouvel Empire sur le site de Serabit el-Khadim dans la péninsule du Sinaï. Ces inscriptions utilisent une trentaine de signes de type pictographique proches des signes égyptiens. Si l’ensemble du déchiffrement n’est pas encore assuré, on s’accorde néanmoins sur la lecture de quelques séquences, particulièrement cinq lettres qui se lisent LB’LT et que l’on traduit « à la Dame », ou « à la Maîtresse ». Il s’agirait de dédicaces à la déesse phénicienne Hathor, « Dame de la turquoise » et patronne de ces mines, d’après les inscriptions égyptiennes du site. L’expression comprend la préposition L qui, dans les langues ouest-sémitiques, signifie « à », « pour », et le mot ba’alat, féminin de ba’al, qui signifie « Seigneur » et qui est le nom d’un des plus grands dieux du panthéon phénicien.

Cette lecture, et celle de quelques autres expressions, ne permet pas de comprendre tous les textes mais elle comporte quelques implications très importantes :

  • l’écriture protosinaïtique est un alphabet qui ne note que les consonnes, comme plus tard le phénicien et encore maintenant l’hébreu et l’arabe. La langue qui est notée ici est une langue ouest-sémitique, du même groupe que le phénicien au 1er millénaire ;
  • la forme des signes est importante pour saisir le processus d’invention de cette écriture. La lettre B représente schématiquement le plan d’une maison. Or, le nom de cette lettre en sémitique est beth (qui donnera bêta en grec) et beth signifie « maison » dans la plupart des langues sémitiques. De même, la lettre que l’on transcrit « », et qui est une gutturale propre au sémitique, est représentée par un œil avec ou sans pupille : cette lettre s’appelle ayin, qui est le nom de l’œil en sémitique. Cela implique que l’alphabet a été inventé selon le principe acrophonique, en isolant les sons consonantiques et en les représentant chacun par le dessin d’un objet dont le nom commençait par ce son. L’analogie de forme avec certains signes égyptiens montre que l’invention s’est faite dans une région sous influence culturelle de l’Égypte.

Les inscriptions protocananéennes

D’autres inscriptions, beaucoup moins homogènes, ont été retrouvées de façon dispersée du Liban à la Palestine et sont appelées protocananéennes. Certaines pourraient être plus anciennes que les inscriptions protosinaïtiques mais elles ont en général une forme plus schématisée et on peut en partie suivre par elles l’évolution qui amènera à l’alphabet phénicien, bien attesté à Byblos dès les environs de l’an 1 000 av. J.-C.

Ce premier alphabet sémitique a eu dès le 2e millénaire un développement inattendu. À Ougarit, au nord de la côte syrienne, on a retrouvé des milliers de tablettes en écriture cunéiforme datant du 13e siècle. Si la plupart sont en langue et écriture babyloniennes, donc dans un système logo-syllabique, environ un quart d’entre elles sont écrites en langue locale dans une écriture alphabétique de trente signes : ici, le principe de l’écriture alphabétique inventé antérieurement a été adapté à la forme de l’écriture cunéiforme sur tablettes, car Ougarit connaissait une forte influence culturelle de la Mésopotamie.

C’est également à ce premier alphabet sémitique du 2e millénaire que se rattachent les plus anciennes écritures de la péninsule Arabique et leur prolongement, encore actuel, en Éthiopie. Des découvertes récentes ont montré que deux « ordres alphabétiques » différents étaient en usage au Levant dès le 2e millénaire. L’un sera utilisé par les Phéniciens, repris par les Grecs, et arrivera jusqu’à nous (b, g, d...). L’autre, également attesté au Levant au 13e siècle, ne connaîtra de postérité qu’en Arabie du sud (h, l, Ì, m...).

Statue du pharaon Osorkon Ier
Statue du pharaon Osorkon Ier |

Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Christian Jean / Jean Schormans

Sarcophage d’Eshmounazor, roi de Sidon
Sarcophage d’Eshmounazor, roi de Sidon |

Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault

Tels sont les plus anciens témoignages que l’on connaisse de l’alphabet. Comme le système consonantique est étroitement lié à la structure des langues sémitiques dans lesquelles les consonnes sont plus porteuses du sens des mots que les voyelles, on peut supposer que l’invention a été faite par des Sémites. Ceux-ci auraient vécu, comme nous l’avons noté, dans une région sous forte influence égyptienne : ils pratiquaient couramment le bilinguisme et se trouvaient peut-être confrontés à la nécessité de noter des mots ou des noms propres étrangers à l’égyptien. On peut en tout cas tenir pour sûr que l’alphabet était un principe acquis au milieu du 2e millénaire. Le reste ne peut faire l’objet que de conjectures. Il est peu probable que l’invention soit à porter au crédit des mineurs du Sinaï, et la côte du Levant apparaît un milieu plus probable, car ses liens avec l’Égypte ont été constants. Mais le lieu même de cette découverte comme l’époque précise où elle a eu lieu, son ou ses auteurs, le processus intellectuel qui y a mené, ne se laissent pas appréhender.

L’alphabet phénicien : une révolution décisive

Issu de ces premiers essais, l’alphabet phénicien, vers l’an 1 000 av. J.-C. (sarcophage d’Ahiram à Byblos), comporte 22 lettres. Système phonétique, simple et démocratique, il ne note que les consonnes ; il est fondé sur le principe de l’acrophonie, qui se sert pour noter les sons consonantiques de la représentation simplifiée d’un objet dont le nom commençait par ce son. Ainsi, pour noter /b/, on utilise le signe symbolisant la maison, qui se dit beit, et l’on décide par convention que, toutes les fois que l’on rencontrera ce signe, il ne s’agira pas de « maison », mais seulement du premier son de ce mot.

Le principe de l’alphabet est désormais acquis avec sa graphie linéaire et ses signes schématiques.

Les Phéniciens furent les premiers qui osèrent fixer les sons de la parole par de grossiers caractères

Lucain

Pour réciter son alphabet, on disait :

Alphabet phénicien
Alphabet phénicien

Un destin fabuleux

Le port phénicien de Byblos, grand carrefour commercial depuis le 4e millénaire av. J.-C., est relayé, après la fin du 3e millénaire, par la ville de Tyr : c’est de là qu’est diffusé l’alphabet phénicien.

Stèle en écriture phénicienne avec inscription dédicatoire et personnage de profil
Stèle en écriture phénicienne avec inscription dédicatoire et personnage de profil |

© Bibliothèque nationale de France

Les acquis de cette véritable révolution intellectuelle sont immenses. L’écriture phénicienne a donné naissance d’une part à l’alphabet grec, qui est lui-même à l’origine de l’alphabet cyrillique utilisé en Europe orientale et dans toute l’Asie russe, et, par l’étrusque, de l’alphabet latin, porté par les Européens de l’Ouest dans le monde entier. D’autre part, c’est du phénicien que vient l’alphabet araméen, qui est lui-même la source de l’alphabet hébreu, dit « carré », de l’alphabet arabe et des écritures de l’Inde.

L’invention des Sémites du Levant a connu un destin fabuleux sur toute la planète.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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