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Codes et écritures cachées dans la tradition chinoise

Lingot d’or Keicho oban
Lingot d’or Keicho oban

© Bibliothèque nationale de France

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Accessible aux initiés, cachée pour les autres, l’écriture ésotérique renforce parfois l’obscurité de son message, par jeu ou pour se réserver à quelques destinatires, voire aux dieux seuls. Son illisibilité est alors la condition de son pouvoir spirituel ou magique.

En Chine, les rapports sociaux et familiaux sont régis par des rites rigoureux qui fixent de manière très codifiée les relations entre les groupes ou à l’intérieur d’un même groupe. Dans ce contexte, l’expression du message dans sa forme comme dans son fond est totalement conditionnée par le statut social du destinataire et de l’émetteur : le souhait d’enrichissement, yi ben wan li, « un de mise, dix mille de bénéfice ! », destiné à un commerçant, ne saurait être écrit en style sigillaire, calligraphie archaïsante réservée pour des messages à caractère culturel adressés à des lettrés.

Rébus et symboles dans la tradition chinoise

La culture populaire utilise plusieurs méthodes adaptées à une population en grande partie illettrée, en jouant sur le son ou le symbole.

Le premier jeu, celui de la synecdoque, consiste à désigner le tout par la partie, la richesse par l’image d’un lingot ou d’une monnaie par exemple.

Le deuxième est celui du rébus où l’homophonie permet de tracer une phrase avec des dessins : cerf, lu, étant homophone de lu, « émolument du fonctionnaire », est compris « salaire » ; poisson, yu, est lu « abondance », yu ; chauve-souris, fu, est compris comme « bonheur », fu ; araignée, xi, est lu « joie », xi ; la branche de cannelier, gui, signifie « honneurs », gui, etc. Le message se compose donc d’une association de représentations d’animaux, d’objets et de plantes dont l’énoncé permet de « comprendre » la signification : l’image d’un grand coq juché sur un rocher, shi shang da ji, sera lue shi shang da ji, « grande chance sur la maison ».

Le troisième jeu est d’ordre symbolique : chaque animal, chaque plante, chaque objet est, dans le monde chinois, chargé d’une valeur symbolique fondée sur l’iconographie, l’histoire, les croyances, les propriétés physiques réelles ou postulées de celui-ci. La pêche est associée à la longévité, car le jardin de Xiwangmu abrite un pêcher merveilleux qui fleurit tous les mille ans et dont les fruits nourrissent les Immortels ; de même, le pin symbolise la longévité car il reste toujours vert. Par la combinaison de ces codes, la population chinoise dispose d’un stock de signes qui fonctionne comme une écriture parallèle.

Amulette de bon augure
Amulette de bon augure |

© Bibliothèque nationale de France

Codes d’initiés dans la tradition chinoise

Il arrive qu’il y ait une nécessité quasi rituelle de réserver le message à un groupe en déformant les caractères selon des critères propres au destinataire ou à l’émetteur. L’usage de l’écriture sigillaire zhuanshu, par exemple, est une forme restrictive puisque sa lecture nécessite une connaissance particulière et que son usage ne peut s’accorder qu’avec un message de type culturel. On se trouve devant un code de lettrés. Le mode d’exécution rapide des caractères peut aussi être une forme d’occultation puisque le caractère perd ses éléments constitutifs au profit de leur trace : c’est le style « en herbes », caoshu. Celui qui ne connaît pas le sens et l’ordre des traits ne peut identifier le caractère ni même la séquence graphique. Il s’agit encore d’un code d’initiés.

Sur les oban japonais figurent la valeur et la signature du surintendant des Monnaies, mais cette dernière illisible. Dans un autre registre, celui des commerçants, la graphie cursive des chiffres a donné naissance à une transformation incompréhensible pour le commun des mortels. Certains chiffres changent de forme selon leur place dans le nombre, d’autres apparaissent compactés en un seul graphe. Les suites de chiffres et de nombres s’apparentent alors à un jeu d’écritures transformant les endossements en page de calligraphie.

La cryptographie dans la tradition chinoise

Pour dissimuler un message réservé à un destinataire, divin ou initié, on utilise la cryptographie. Certains souhaits de bonheur en quatre caractères se trouvent ainsi réduits à un seul pseudo-caractère à l’intérieur duquel on retrouve tous les éléments graphiques de chacun des quatre caractères. Le compactage a été utilisé par les sociétés secrètes chinoises, et particulièrement par la Triade, pour transmettre leurs slogans aux initiés. Le déchiffrage reste possible puisque tous les éléments des caractères composant le mot d’ordre restent présents, si bien que d’autres compositions graphiques ont été élaborées pour protéger le message. La Triade a ainsi créé des signes compréhensibles pour les seuls initiés, dont le déchiffrement est beaucoup plus difficile car les caractères ont été amputés d’un ou de plusieurs traits et acquièrent ainsi une ressemblance trompeuse avec d’autres.

La dissimulation par le jeu des leurres peut aussi prendre la forme d’un vrai caractère dissimulant le sens donné par l’association de ses éléments : le caractère mu, « bois », décomposé en shi, « 10 » et ba, « 8 », constitue une référence aux dix-huit moines qui réussirent à fuir le temple de Shaolin lors de sa destruction par les Qing ; de même li, « se dresser », se décompose en « 6 » et « 1 », rappelant la date de l’incendie de Shaolin, le 1er jour du 6e mois. Ainsi, la forme apparente n’est pas la véritable forme : l’écrit secret ne dévoile sa forme véridique qu’aux initiés.

Billet d’un liang d’argent (avers)
Billet d’un liang d’argent (avers) |

© Bibliothèque nationale de France

Bambous monétaires
Bambous monétaires |

© Bibliothèque nationale de France



Ce thème taoïste de la forme véridique se retrouve dans l’usage des fu, ces pièces en deux parties dont l’inscription n’est lisible que lorsqu’on en réunit les deux morceaux, métaphore en quelque sorte des liens nécessaires qui unissent le yin et le yang. La réunion de ces insignes, qui servait dans la Chine antique à reconnaître les envoyés impériaux ou certains hauts fonctionnaires civils ou militaires, permet dans un même acte d’identifier le possesseur comme appartenant au groupe, et par extension comme initié, et de lire le message : l’amputation et sa réparation sont les signes de la connivence.

Lorsque les commerçants de la région de Suzhou émirent des bambous monétaires, nombreux furent ceux qui les conçurent comme des fu, en deux parties, rendant ainsi patente la connivence du contrat social qui unit les possesseurs momentanés de ces instruments monétaires.

Communiquer avec le Ciel dans la tradition chinoise

Comme dans l’ordre terrestre, la communication avec les forces célestes nécessite en Chine une forme adaptée au destinataire, et inversement le message des forces célestes ne peut prendre la forme d’un message terrestre. C’est ainsi qu’apparaissent les fu, ces graphes, taoïstes le plus souvent, qui permettent aux adeptes d’entrer en communication avec les esprits et aux esprits de communiquer avec le monde terrestre.

Amulette taoïste protectrice
Amulette taoïste protectrice |

© Bibliothèque nationale de France

Ils sont utilisés comme talismans protecteurs et guérisseurs, car les forces maléfiques sont identifiées par l’écriture, emprisonnées par le tracé et neutralisées par la révélation de leur véritable nature. Les fu prennent diverses formes, parfois totalement abstraites, parfois laissant deviner un caractère généralement dissimulé dans une suite de méandres et de lignes dédaliques. Cachée à l’homme, la véritable forme se révèle aux esprits.

Signes magiques et cryptogrammes sont parfois mêlés à dessein, comme dans la Véritable Forme des Cinq Pics, talisman taoïste sur lequel caractères sigillaires et représentations magiques des cinq montagnes sacrées du taoïsme se confondent comme autant de signes graphiques d’une inscription leurre. L’écrit, pour révéler la véritable nature des choses, peut/doit être transformé par le feu et/ou ingéré ; être modifié par le temps et retourner ainsi à son état primordial pleinement efficace.

Caractères tabous dans la tradition chinoise

L’écrit étant, en Chine, la transcription de la vérité primordiale d’un être ou d’une chose, certains mots ne peuvent être écrits si cette vérité primordiale relève d’un interdit rituel. Certains caractères sont tabous (hui) dès lors qu’ils appartiennent au nom personnel de l’empereur, du prince héritier ou des ancêtres impériaux, mais le tabou peut s’étendre aux caractères entrant dans la composition du nom personnel du père ou du grand-père des fonctionnaires locaux. Au départ relativement peu contraignant, et appliqué seulement après la mort, l’interdit est devenu, à partir du 3e siècle avant notre ère, une obligation rituelle s’appliquant du vivant même du souverain ou du seigneur. La nécessité d’utiliser des caractères tabous conduit à diverses médiations comme la substitution, la transformation ou la disparition, car c’est l’acte de tracer le caractère qui est interdit et non pas l’acte de prononcer le mot.

Monnaie Zhong Ning tongbao
Monnaie Zhong Ning tongbao |

© Bibliothèque nationale de France

Le caractère tabou dans l’édition
Le caractère tabou dans l’édition |

© Bibliothèque nationale de France

Si, dans l’Antiquité, l’interdit ne s’appliquait pas aux copies des Classiques comme le Shijing ou le Shujing, plus tard il s’est imposé à tout écrit. Comment alors recopier le texte des ouvrages canoniques sans écrire les caractères tabous ? La contradiction a été résolue par la substitution, ou par le remplacement du caractère par le mot hui, « tabou », mais aussi par le vide : l’espace du caractère à éviter était occupé par un carré vide. Lorsque, dans les ouvrages à visée scientifique comme les manuels d’archéologie ou de numismatique, il faut reproduire un objet portant une inscription comportant un caractère tabou, se pose le dilemme insoluble de copier le document à l’identique sans écrire le caractère tabou. Dans le Quan shi, « Histoire des monnaies », de Sheng Dashi, publié en 1834, on a été confronté à l’obligation d’éviter le caractère ning qui entrait dans le nom personnel de l’empereur Xuanzong des Qing (1821-1850), mais qui figure sur de nombreuses monnaies.

Ainsi, pour les monnaies de l’ère Chong Ning (1102-1106) de Huizong des Song, le texte d’accompagnement donne la forme, modification graphique du caractère ning, mais sur l’image de l’objet, la place du caractère tabou est signalée par l’un des éléments du caractère tracé à côté d’un vide.

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