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Lettres et mystique dans le monde indien

Textes rituels du bouddhisme tantrique
Textes rituels du bouddhisme tantrique

© Bibliothèque nationale de France

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Dans une culture où la tradition orale prédomine, c’est l’oreille plutôt que l’œil qui permet l’accès à la vérité. Et pourtant, l’écriture servante de la parole y est aussi révérée. Mais en Inde le culte des lettres s’appuie moins sur la graphie que sur la valeur phonétique et, à travers elle, sur l’énergie sonore qui les habite.

Alors même que la transmission orale y était préférée à l’écrite, en particulier dans le domaine religieux, le monde indien a spéculé sur le sens mystique des lettres. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. En effet, l’exégèse des lettres visait moins à expliquer les caractères écrits que les phonèmes qu’ils exprimaient. En outre, ce sens mystique est resté secondaire en Inde même et a pris de l’importance surtout aux confins et dans les pays convertis au bouddhisme, lequel est originaire de l’Inde.

L’herméneutique alphabétique indienne était peut-être connue avant le tantrisme, mais elle a pris son essor avec lui. On ne peut dater précisément l’origine du tantrisme, tendance qui se manifeste vers le 8e siècle de notre ère dans la littérature religieuse, l’iconographie et les monuments. Désignation commode mais imparfaite, le terme tantrisme regroupe des pratiques fort diverses, certaines condamnées par la société de l’époque. Des rites qui n’apparaissent pas dans la littérature religieuse indienne plus ancienne lui sont associés : culte d’images ou de symboles divins, avec offrandes parfois matérielles, parfois purement mentales, avec gestes mystiques, mudrâ, et une importance accrue donnée aux formules sacrées, mantra. Certaines des techniques tantriques sont proches du yoga : ascèse, méditation, contrôle de la cadence respiratoire. Les buts des pratiquants sont variés. Ils vont de l’acquisition de biens matériels à celle de pouvoirs magiques et à la délivrance du cycle des renaissances. De nombreux mouvements ont véhiculé le tantrisme. Les sectes bouddhiques l’ont diffusé jusqu’en Chine et au Japon. L’écriture indienne dite siddham, étroitement associée à la conservation et à la transmission de formules sacrées sanscrites, a joué un rôle important dans cette diffusion.

Le mantra, formule sacrée, est un élément essentiel du culte tantrique qui l’envisage comme l’essence de la divinité. La parole même est considérée comme origine de l’univers. Dans cette perspective, l’alphabet syllabique sanscrit symbolise l’univers et l’énumération de ses lettres figure l’émanation du cosmos. Le pratiquant « extrait », tire de l’alphabet son mantra de prédilection avant d’en faire usage dans un culte. L’écriture prend ici toute son importance : concrètement, le pratiquant « étale » l’alphabet, c’est-à-dire qu’il en trace les différents caractères sur une surface appropriée, en les rangeant selon leur valeur phonétique (voyelles, consonnes et, parmi celles-ci, gutturales, palatales, etc.). Il peut aussi les disposer dans un diagramme, chaque caractère étant inscrit dans une case. Ensuite, selon des règles précises, il choisit dans cet alphabet les syllabes qui composent le mantra. La connaissance de cette procédure est réservée aux initiés. L’écriture forme alors un instrument essentiel dans la transmission spirituelle.

Recueil de brefs textes bouddhiques
Recueil de brefs textes bouddhiques |

© Bibliothèque nationale de France

En dehors de cette fonction pratique, l’écriture est aussi associée aux diagrammes dans des vues directement spirituelles. Le croyant dessine sur le sol un diagramme (yantra) et trace certaines lettres à des emplacements déterminés. Ces lettres figurent des phonèmes appelés bîja, « germes », tels hrîm, lam, etc. Les « germes » n’ont pas de sens linguistique, mais chacun d’eux forme comme l’essence sonore d’une divinité. Le diagramme terminé, le croyant peut lui rendre un culte, comme s’il s’agissait d’une image.
Les pratiques tantriques sont restées populaires. L’Inde actuelle connaît encore l’emploi courant de certains objets : petits diagrammes incluant des lettres et gravés sur des plaquettes de métal, ou encore amulettes contenant une bande de papier sur laquelle est inscrit un mantra.

Dans le tantrisme, la graphie même des lettres peut déterminer l’interprétation cosmogonique ou métaphysique des phonèmes qui composent un mantra. Ainsi, Jayaratha (13e siècle ?) distingue trois éléments dans le dessin de la voyelle « a » et il associe chaque élément à un aspect de l’énergie divine. Un texte antérieur au 10e siècle, la Jayâkhyasahitâ, s’aide de la forme graphique de certaines lettres pour expliquer la valeur ésotérique du son qu’elles représentent. Le « e », dit le texte, a l’aspect d’un triangle renversé (comme dans l’écriture brâhmî et ses proches dérivées) : il est identifiable à « la matrice de l’univers », que cette forme géométrique représente traditionnellement.

Bhagavatapurana
Bhagavatapurana |

© Bibliothèque nationale de France

Cependant, le tracé de la lettre ne vaut que comme source de méditation, de commentaire mental, pourrait-on dire. Ni son graphisme ni le geste de celui qui l’inscrit ne sont sacralisés. La lettre tantrique représente le phonème sacré, mais elle n’est pas le phonème sacré, ou bien elle n’en est que l’écho figé. L’oralité demeure souveraine.

Provenance

Cet article provient du site L’aventure des écritures (2002).

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