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La page des futuristes

Ledentu le Phare : poème dramatique en zaoum
Ledentu le Phare : poème dramatique en zaoum

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Dans l’esthétique des futuristes russes et italiens, l’espace de la page est semblable à celui de la toile : un lieu où exprimer des recherches esthétiques alliant image et sons.

Le modèle qui organise la page mallarméenne, avec ses jeux sur les pleins et les vides, sur les blancs et les noirs et les différents types de caractères, avec sa suppression de la ponctuation et sa recherche de rythmes visuels, est un modèle musical. Le texte s’y déploie comme une partition typographique. Le résultat obtenu n’en ressort pas moins du domaine pictural. La page est le lieu d’une transmutation : il s’agit, pour peindre la parole, de remplacer certaines qualités sonores par des qualités visuelles. Telle est, prolongeant, dépassant, contestant parfois l’héritage de Mallarmé, l’intuition fondatrice des révolutions futuristes italienne et russe, toutes deux sous le signe d’une forte alliance entre poésie et peinture. Mais pour empêcher que le mot, en approchant de trop près la peinture, ne rende plus aucun son, futuristes italiens et russes, récusant le « sérieux monastique de la page », auront recours à de nouveaux découpages visuels, véritables orchestrations de couleurs, de bruits et de sons au sein desquelles le poème devient « tableau parlant », à des ruptures insolites de syntaxe, à des systèmes complexes d’axes et de plans qui se coupent mutuellement en créant une indication de mouvement et d’intensité. Là toutefois s’arrêteront entre eux les ressemblances : la page, qui explose avec Marinetti dans la turbulence sonore de lectures fusant en tous sens, retrouve avec Iliazd, sans doute plus dadaïste que futuriste, l’allure hiéroglyphique et mystérieuse d’un « poème-tableau » rigoureusement construit.

Dernières épreuves corrigées du recueil « Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard »
Dernières épreuves corrigées du recueil « Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard » |

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Les mots en liberté naissent dans un monde où tout va plus vite. Les futuristes italiens vouent un véritable culte à la machine, à la vitesse, au progrès technique, qui invitent à se projeter dans l’avenir et modifient non seulement la production, mais aussi le comportement individuel et la sensation même de l’univers. L’inspiration futuriste ne naît pas dans l’atelier mais dans la rue. Les poètes et les peintres sont à la recherche de la « radicalisation de l’expérience sensible ». La multiplication des caractères employés pour composer le texte, la conquête spatiale de la page, l’explosion phonétique, les recherches « bruitistes », les utilisations d’onomatopées font de la nouvelle typographie expérimentale le reflet du monde quotidien qui noie l’homme dans la technique, les signes et l’information. La langue explose, l’alphabet se désarticule, la lecture devient mosaïque et les artistes détruisent la linéarité de l’écriture classique. Le groupe est officiellement fondé à Milan en 1 910 par les peintres Giacomo Balla, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo et Gino Severini, qui se regroupent autour de l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti. Poète, « agitateur culturel », « missionnaire du futurisme », « commis voyageur de l’avant-garde », Marinetti expose dans ses textes et manifestes ses concepts théoriques : « Le livre doit être l’expression futuriste de notre pensée futuriste. Mieux encore : ma révolution est dirigée en outre contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page, qui est contraire au flux et reflux du style qui se déploie dans la page. Nous emploierons aussi, dans une même page, 3 ou 4 encres de couleurs différentes et 20 caractères différents s’il le faut. Par exemple : italiques pour une série de sensations semblables et rapides, gras pour les onomatopées violentes, etc. Nouvelle conception de la page typographiquement picturale. » Il faut libérer les mots. La tâche est urgente. Pour cela, il est nécessaire de détruire la syntaxe, d’employer le verbe à l’infinitif, de supprimer la ponctuation - en la remplaçant si nécessaire par des signes mathématiques ou musicaux -, de cultiver l’analogie dans un style orchestral. L’onomatopée est plus riche que la description, et renvoie directement à la réalité, au bruit de la machine vivante. La pratique de l’imagination sans fil permet aux artistes d’entrer dans le domaine illimité de la libre intuition : « Les mots délivrés de la ponctuation rayonneront les uns sur les autres, entrecroiseront leurs magnétismes divers, suivant le dynamisme ininterrompu de la pensée. Un espace blanc, plus ou moins long, indiquera au lecteur les repos ou les sommeils plus ou moins longs de l’intuition. » Forme et fond sont indissociables, la forme poétique est liée à la construction de la page qui est avant tout la transcription amplifiée d’une récitation orale : « Les mots en liberté se transforment naturellement en auto-illustration moyennant l’orthographe et la typographie libre expressive, les tables synoptiques de valeurs lyriques et les analogies dessinées. [...] L’orthographe et la typographie libre expressive servent à exprimer la mimique du visage et la gesticulation du conteur. [...] Ces énergies d’accent, de voix et de mimique, trouvent aujourd’hui leur expression naturelle dans les mots déformés et dans les disproportions typographiques correspondant aux grimaces du visage et à la forme ciselante des gestes. »

Les Mots en liberté futuristes
Les Mots en liberté futuristes |

Bibliothèque nationale de France

L’artiste construit sa page comme un tableau où le mot, à peine vu, doit être entendu ; pour permettre cette simultanéité des perceptions visuelle et sonore, il crée des onomatopées, constituant comme une sorte de bruitage parallèle qui prend une force particulière par sa confrontation au texte courant ; il accumule les signes, utilise des caractères différents, a recours à des montages, à des collages ou encore à des clichés en relief. Il s’agit de provoquer un choc émotif par l’évocation fragmentaire d’un sujet précis, comme par exemple ici la guerre, dont la violence est évoquée par les caractères qui se déchirent, l’encre qui éclabousse la page, les lettres qui ressemblent à des obus et quelques mots manuscrits écrasés sous une détonation virtuelle....

Dans la Russie du début du siècle, peintres et poètes travaillent également en osmose. Cette façon d’envisager l’art sous un double regard permet de découvrir les principes structurels et l’essence même du geste créateur que l’on soumet à des expérimentations multiples pour mieux comprendre ses fondements. C’est Ilia Zdanevitch, alors tout jeune poète qui choisira plus tard le pseudonyme d’Iliazd, qui fait traduire et connaître les premiers manifestes futuristes en Russie. Très vite, cependant, il se démarque du mouvement italien. L’histoire n’est pas la même, pas plus que les références. Le fascisme affiché de Marinetti, sa condamnation sans appel de tout l’art du passé, provoquent le rejet d’une partie de l’avant-garde russe qui revendique la nécessité de se ressourcer dans l’histoire afin de retrouver les racines profondes de l’art. Après avoir collaboré avec le peintre Mikhaïl Larionov à la rédaction du manifeste de 1 913, Pourquoi nous nous peinturlurons, Iliazd fonde en 1 916 à Saint-Pétersbourg le groupe « 41 ». Avec Alexeï Kroutchionykh et Igor Terentiev, il imagine une nouvelle langue, le « zaoum » (néologisme signifiant « transmental » ), que chacun d’entre eux développera ensuite dans sa propre direction. « Sont importants chaque lettre, chaque son ! » : le zaoum repose sur des théories phonétiques comme le sdvig, déplacement qui associe des parties de mots les unes aux autres, et des règles typographiques précises, comme l’usage de lettres grasses ou capitales pour noter les accents et faire naître le rythme poétique. Langage du corps, le zaoum célèbre l’autonomie du langage poétique fonctionnant au-delà du discours fonctionnel. Il ne s’agit plus, comme le recherchait Marinetti, de trouver la forme de la pensée moderne, mais d’inventer des outils pour faire naître une nouvelle façon de penser et de s’exprimer.

Ledentu le Phare : poème dramatique en zaoum
Ledentu le Phare : poème dramatique en zaoum |

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En 1 923, Iliazd publie à Paris Ledentu le Phare, en hommage au peintre Mikhaïl Ledentu, son ami disparu accidentellement. C’est l’œuvre graphiquement la plus aboutie de la poésie zaoum.
Pour composer ce poème à plusieurs voix, qui retrace un voyage aux Enfers, Iliazd met au point une véritable écriture typographique. Les doubles pages s’enchaînent comme différents tableaux, la surface blanche devient l’espace d’une nouvelle dramaturgie. Pour faire exploser les pages, Iliazd recrée de grands caractères à l’aide de vignettes ; pour imager les vibrations d’un chœur, il orchestre de petits pavés de façon très construite. Le livre est un objet vivant. Jouant avec différents corps de caractères, le poète accepte la lettre comme un objet en soi et en fait l’élément premier de la poésie imprimée comme l’est le son de la poésie récitée.

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