
Né en Belgique, à Tervuren, en 1922, Christian Dotremont, fondateur en 1948 du mouvement Cobra, réinvente à sa manière
l'écriture en appuyant sa création poétique sur les ressources de l'imagination graphique: peintures-mots ou dessins-mots
qu'il explore et expose avec Alechinsky, Jorn, Appel et quelques autres. Le "Logbook" publié en 1974 est la trace
de cette aventure graphique inséparable de l'aventure poétique : sans jamais renoncer aux mots, le poète semble les détourner
de leur cours habituel.
Les logogrammes * en effet sont tracés par l'auteur à très vive allure, dans un abandon délibéré à l'imprévu, un effort pour ne
pas prévoir.
Le texte, non préétabli, est tracé avec une extrême spontanéité, sans souci des proportions, de la régularité ordinaires,
les lettres s'agglomérant, se distendant, et donc sans souci de lisibilité; mais le texte est, après coup, retracé sous le
logogramme.
S'il arrive que l'auteur ne puisse s'éviter de penser avant le traçage et de prévoir les premiers mots du logogramme, en
revanche il ne prévoit jamais le graphisme. Une fois le logogramme tracé à l'encre noire et au pinceau ou au stylo, il décide
ou non de lui ajouter un autre mot, puis de le garder ou de le détruire (80% parmi eux vont à la poubelle...)
Il s'agit en quelque sorte de courir dans les mots pour ne pas que l'esprit ait un trop grand rôle:
Les plus vrais logogrammes [...], il les a enlevés [...] à l'ensemble semblant dormeur de lui, du papier, du pinceau
d'encre, de pensée, de tout, mais sans rêve prévoyant.
C'est la vitesse qui garantit la surprise de l'écriture, elle produit une altération graphique qui rend le texte
indéchiffrable à la première lecture. La première forme matérielle que prennent les mots de notre propre langue est celle de
l'énigme. C'est sans doute cette épaisseur d'énigme qui nous oblige à les regarder et nous donne d'entrevoir le battement de
leur palpitation profonde, de saisir quelque chose de l'élan qui préside à leur venue au monde, masques noirs sur fond blanc,
sens à l'état pur.
D'abord on ne peut pas déchiffrer les logogrammes et pourtant, mystérieusement, ils ressemblent à des écritures dont on se
souviendrait: écriture chinoise cursive, écriture arabe ou écriture hiératique égyptienne.
Mais en dessous des logogrammes, l'auteur restitue après coup un énoncé totalement lisible, comme "traduit" d'une autre
langue qui serait celle de l'espace ou du geste.
À la différence des calligrammes tels qu'Apollinaire par exemple les a pratiqués, ici le dessin des mots n'a aucune
fonction directement illustrative, il ne vise aucune ressemblance avec le message, mais peut-être parfois l'attrape-t-il par
hasard et presque à son insu : ainsi l'"ours du sens" ne semble-t-il pas caché tout près, derrière la masse de ce
tracé aux pattes lourdes ?
Mais au-delà de ces coïncidences furtives c'est peut-être la matière même de l'écriture que ces peintures-mots nous révèlent
: l'élan des mots dans l'espace, leur rumeur obscure devenant brusquement lumineuse lorsque le mot, soudain, par intuition,
devient lisible.
Ils révèlent l'écriture comme mouvement, animation, emportement d'un geste, signature laissant deviner l'impossible visage de
celui qui écrit.
Si les images-mots de Michel Leiris donnent à voir l'isolement de la lettre nue suspendue aux vertiges
combinatoires de lectures multiples, les logogrammes de Christian Dotremont accentuent la coulée d'un tracé reliant entre eux
de manière quasi obligatoire les lettres et parfois aussi les mots, et c'est dans sa vitesse obscure qu'est caché le mystère
surprenant du sens.