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L'énigme du linéaire A

Disque de Phaïstos
Disque de Phaïstos

© photo Giraudon

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Écriture spécifique de la Crète, le linéaire A, contrairement à l'alphabet grec, est un système de type hiéroglyphique. Toujours indéchiffré, il reste l'une des grandes énigmes de l'histoire de l'écriture.

En Crète, après les premiers signes gravés ou imprimés avant cuisson que les potiers mettaient sur leurs vases, ou les signes portés par les sceaux destinés à fermer des pots ou des coffres, qui ne constituent pas un système d'écriture, le premier système qui ait chance d'être la notation d'une langue est le hiéroglyphique.

Cette écriture n'est attestée que dans l'île, avec des variantes locales, sur des documents d'archives ou comme inscriptions gravées ou peintes sur des vases, ou comme empreintes sur des sceaux.

Il s'agit d'une écriture symbolique : on dessine une main, une étoile, un vase. Si l'on trace par exemple une jambe, le dessin désignera effectivement l'objet « jambe ». Éventuellement, il pourra signifier « marcher », mais il ne s'agit pas d'un élément linguistique ; on est là dans l'ordre du rébus. Cette écriture reste sommaire, allusive ; elle manque de précision. Elle exige de surcroît un grand nombre de signes, ce qui complique la tâche des scribes, obligés de retenir par cœur un grand nombre de tracés. Elle a servi pourtant à la comptabilité des palais et va coexister en Crète, pendant un certain temps, avec le linéaire A (désormais écrit LA) pour finir par disparaître pendant la période des Seconds Palais (après 1700 av. J.-C.). On ne peut dire si le hiéroglyphique note la même langue que le LA, mais il est sûr qu'il y a des rapports entre les deux écritures de Crète même s'il est impossible de préciser de quel ordre ils sont.

Le linéaire A, attesté en Crète en 1850 av. J.-C.

Le LA est attesté entre environ 1850 et 1450 av. J.-C. sur des témoins archéologiques fournis essentiellement, mais non exclusivement, par l'île de Crète. On en trouve hors du domaine crétois dans des îles situées au nord: à Cythère (proche du continent) mais aussi à Milo, Théra et Céa, et même au sud du Péloponnèse à Haghios Stephanos. À Théra, Milo et Céa, le LA a été écrit sur place, ce qui prouve que l'on pouvait trouver hors de Crète des gens capables de l'écrire et donc que l'écriture LA avait connu une certaine extension.

À quel type d'écriture appartient le LA ? Il représente un type composite : mis à part les chiffres et les barres de ponctuation qui relèvent de l'idéogramme, le LA présente des « dessins » évoquant un être ou un objet: ce sont des idéogrammes. Mais, surtout, le LA présente des signes qui, vu leur nombre relativement faible, ne peuvent être que des syllabogrammes: on n'en compte que 57.Plus précisément, il s'agit de syllabogrammes du type « léger », c'est-à-dire constitués d'une voyelle, d'un groupe consonne + voyelle ou d'un groupe consonne 1 + consonne 2 + voyelle, si l'on se fie aux études théoriques qui ont été faites à ce sujet.

Le linéaire A sur les tablettes crétoises

La plus grande partie des documents crétois provient du site de Haghia Triada, près de Phaestos, qui a fourni plus de cent cinquante tablettes d'argile, cuites accidentellement par l'incendie du palais et utilisant environ cent dix signes. Elles contiennent des dénombrements de produits agricoles, comme on peut le déduire des signes, encore proches de « dessins », représentant des plantes, suivis d'indications de quantités. C'est grâce à l'incendie qui a durci l'argile qu'elles ont pu parvenir jusqu'à nous et résister ensuite au feu et à l'humidité, tandis que les textes écrits sur d'autres supports et promis par là à une vie plus longue ont été consumés.

C'est sur des tablettes de Haghia Triada que l'on croit voir deux mots qui, si on les lit avec les valeurs qui seront celles du linéaire B (LB), seraient ku-ro et po-to ku-ro. Comme il s'agit d'un document comptable (ainsi que l'indiquent les quantités chiffrées) et que le « mot » ku-ro précède le total d'une série de chiffres (dénombrant des produits dont on n'a qu'une seule unité), il y a chance pour que ce mot signifie « total ». Quant au possible po-to ku-ro, il pourrait signifier quelque chose comme « tant au total, somme des totaux ». Mais rien ne dit qu'il faille donner à ces signes la valeur qu'ils auront en LB. On peut donc dire que l'on « comprend » le sens de ces deux mots sans être sûr de les lire puisque la lecture suggérée repose sur l'hypothèse que ces mots doivent être lus avec la clé du LB.

Outre ces documents comptables, le LA a servi à écrire des documents d'une autre sorte. Ainsi a-t-on trouvé dans un « sanctuaire de sommet » au mont Iouktas (près de Cnossos) des objets porteurs d'inscriptions d'un haut intérêt, en particulier des tables à offrandes. Comme il ne s'agit pas de documents comptables mais de textes votifs, le lexique a des chances d'être différent de celui que fournissent les tablettes, et plus varié. Nous avons là plus d'une centaine de signes, dont vingt-huit différant entre eux. Encore faudrait-il, pour qu'ils puissent servir à déchiffrer le LA, qu'ils soient non seulement écrits de la même écriture que les autres textes (ce qui paraît vraisemblable) mais encore qu'ils soient aussi de même langue.

Les inscriptions en linéaire A sur les objets de métal

D'autres trouvailles ont aussi livré des inscriptions en écriture LA, ce sont des inscriptions portées sur des objets en métal : bague en or de Mavro Spelio, haches en bronze, en or ou en argent (hache en or d'Arkalochori), épingles en argent. L'une de ces dernières a réapparu dans les années 1980 au musée d'Haghios Nicolaos : elle provient d'une tombe (Mavro Spelio) proche de Cnossos, tombe que son mobilier désigne comme étant celle d'un « personnage noble » ; c'est peut-être une épingle à cheveux qui faisait partie de la coiffure d'une femme. Sur un côté court une fine gravure de fleurs de crocus (thème connu de l'art minoen qui nous a laissé des colliers de perles en forme de fleurs de crocus, des fresques où des singes cueillent des crocus au palais de Cnossos, ou encore la fresque aux crocus de Théra où l'on voit une jeune femme qui semble porter une épingle à cheveux avec un motif floral: un iris). Sur l'autre côté de l'épingle se trouve une inscription en LA (incomplète, il manque quelques signes), où les mots sont séparés soigneusement par une petite barre verticale et inscrits de gauche à droite. Dans cette même tombe, mais dans un ensevelissement différent, a été trouvée une bague en or inscrite. Toutes ces inscriptions sont précieuses car on peut espérer qu'elles fournissent des éléments lexicaux différents de ceux des tablettes comptables et que le déchiffrement du LA s'en trouve facilité. Malgré cela, il n'en demeure pas moins que les documents en LA ne sont - et ce sera le cas aussi pour le LB - ni des textes littéraires, ni des textes religieux, ni des textes diplomatiques. Or la civilisation crétoise, dont l'art est si raffiné, dont les fresques témoignent d'une vie sociale très active, ne pouvait les ignorer. On a donc été conduit à penser que ces textes - qui n'avaient pu par leur nature être tous mémorisés - avaient été confiés à d'autres matériaux que l'argile, la pierre ou les métaux, supports incommodes et fatigants pour écrire des textes de quelque longueur. Or on sait que les scribes, à côté de l'écriture « raide » sur tablette, pierre ou métal, utilisaient parfois une écriture « cursive », faite au pinceau, écriture dont on a des témoignages à l'encre de seiche ou à la peinture: il se pourrait que cette cursive ait été également employée pour des textes plus longs que ceux inscrits sur des supports durs. On a voulu en voir une preuve indirecte dans le palais de Zakro (à l'est de la Crète) : on y a trouvé des sceaux d'argile qui semblent avoir conservé la marque de liens très fins, comme de fines « ficelles » qui pourraient avoir servi à lier des rouleaux en matière souple. Or le Proche-Orient a connu des supports souples d'écriture comme le papyrus, que les Crétois auraient pu importer d'Égypte avec laquelle ils étaient en rapport, comme les feuilles de palmier, comme des peaux traitées, du « parchemin ». Nous savons par une glose que le chypriote ancien appelait le maître d'école « celui qui peint sur peau ».

Les inscriptions chypro-minoennes et le « disque de Phaïstos »

Le LA n'est pas un cas isolé au 2e millénaire av. J.-C. L'écriture des documents chypro-minoens (13e siècle av. J.-C.) n'est pas non plus déchiffrée, bien que les textes soient plus abondants que ceux en LA. Leur écriture est proche de l'écriture crétoise. Pourtant, les solutions proposées n'emportent pas la conviction. Non déchiffrée non plus l'écriture du « disque de Phaïstos ». Les signes employés sont originaux et remarquables: chacun d'eux a été empreint sur l'argile du disque (16,5 cm de diamètre) par un poinçon, ce qui ferait de ce texte, en quelque sorte, l'ancêtre de nos textes imprimés. Il porte 45 signes pictographiques qui constituent peut-être une écriture syllabique et se lit - probablement - de droite à gauche, de la périphérie au centre. Les poinçons semblent avoir été de très bonne qualité. Il serait surprenant qu'ils n'aient servi qu'une seule fois. On ne peut alors écarter l'idée que ce disque soit un objet importé, peut-être d'Anatolie. Là encore, le texte a résisté à toutes les tentatives - parfois saugrenues - de décryptage. Son écriture très singulière a fait parfois penser qu'il pouvait n'être qu'un faux tardif dû à quelque savant plaisantin.

Le linéaire A reste indéchiffré

Malgré de nombreux travaux, le LA n'a pas dévoilé son mystère alors que les signes qu'il emploie présentent de très grandes ressemblances avec ceux du LB, déchiffrés depuis plus d'un demi-siècle. Des tentatives faites pour le lire à l'aide de la langue louvite ou de la langue hittite n'ont pas été plus heureuses. Il est certain que le nombre restreint de documents (l'équivalent de dix pages dactylographiées, soit huit fois moins que le LB) est un lourd handicap, de même que le caractère peu explicite de ces textes comptables, pauvres en renseignements morphologiques, et la rareté des textes non comptables. En étudiant la structure des mots, on n'a pu déceler si la langue du LA s'apparentait à une langue connue, et, si elle n'a pas de parents connus ou vraisemblables, les difficultés seront encore plus grandes. Même la ressemblance de signes du LA avec ceux du LB ne suffit pas à assurer la lecture des textes car qui peut dire si les hommes du LB n'ont pas modifié les valeurs phonétiques des signes ? Pour l'instant, il semble que l'espoir ne puisse venir que de la découverte de nombreux textes non comptables, qui fourniraient des noms plus variés, des formes verbales plus nombreuses, espoir qui n'est pas déraisonnable si l'on met la main sur de nouveaux documents comme ceux trouvés à Kato Symi ou au mont Iouktas.

Pour le moment, donc, les chances de déchiffrer le LA sont, sinon nulles, du moins très faibles. Malgré cela, les recherches se poursuivent. Certains chercheurs croient voir dans le LA l'écriture syllabique d'une langue agglutinante, de type non indo-européen et non sémitique, ce qui s'accorderait avec l'hypothèse que les Minoens sont originaires d'Asie.

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