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Le blanc

Évangile selon saint Matthieu
Évangile selon saint Matthieu

Bibliothèque nationale de France

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Généralisée à partir du 7e siècle, la séparation des mots par un blanc a parfois donné matière à réflexion à certains écrivains…

À nous, typographes, le silence est gratuit : il est feuille blanche et paix des yeux. Aussi bien notre métier est-il de préserver la blancheur autant que de la vaincre. Plus que jamais, dans le tumulte, seul le silence donne quelque valeur à la parole en lui permettant de signifier ; à la parole et à la lettre, son émissaire, parmi les macules de bruit ou d'encre. La typographie est d'abord harmonie des blancs.

Raymond Gid, Célébration de la Lettre

Le premier signe de ponctuation a été le blanc entre les mots ; apparu tardivement dans les manuscrits, ce blanc est aujourd’hui une convention si admise qu’il nous serait très difficile de déchiffrer un texte où les mots ne seraient pas séparés. De là un des effets de surprise les plus forts de Queneau, lorsque nous sommes obligés de prononcer à haute voix afin de le comprendre le Doukipudonktan qui ouvre Zazie dans le métro. Ce qu’on appelait la scriptio continua, l’écriture sans blanc, s’est pratiquée jusqu’au 12e siècle en Angleterre, même si des points permettaient de faciliter la lecture du texte. Mais le blanc entre les mots s’est généralisé à partir du 7e siècle.

Mallarmé a retrouvé ce plus ancien signe de ponctuation qu’est le blanc, et c’est le seul qu’il a utilisé pour structurer dans la page son grand poème Le Coup de dés. C’est, semble-t-il, le premier des modernes à avoir usé du silence des blancs, de l’espace dans la page pour remplacer l’abstraction des signes de ponctuation. Il introduit le blanc pour marquer les coupes, les incises, les inversions, pour établir la frontière entre les phrases, pour que la langue soit à la fois parole et silence.

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard |

© Bibliothèque nationale de France

L’appropriation de l’espace se fait à travers ces silences, ces non-dits. Le blanc, dans une page, entoure les titres, sépare les lettres, les mots, les alinéas, isole les strophes d’un poème, marque les pauses, emplit les marges, encadre le texte, bref est le champ sur lequel lève le texte.

Le noir de la typographie sur le blanc du papier est si habituel, dit Butor, qu’il ne se remarque presque plus et « c’est comme si les pages restaient blanches », c’est pourquoi il voulait rompre cette habitude en introduisant dans Boomerang, en guise de signaux, du bleu et du rouge, comme dans les manuscrits du Moyen Âge, innovation coûteuse, refusée par son éditeur. Le poème inscrit sur la page blanche établit avec elle un rapport musical : blancs et noirs, parole et silence, nécessité, rythme intérieurs.

Le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie, de sa respiration. Le vers est une ligne qui s’arrête, non parce qu’elle est arrivée à une frontière matérielle et que l’espace lui manque, mais parce que son chiffre intérieur est accompli et que sa vertu est consommée.

Perec, dans Espèces d’espaces, dont les deux mots du titre ne varient que du e de La Disparition, décrit une succession d’espaces emboîtés, depuis la page jusqu’à l’écriture qui tente de retenir le temps destructeur d’espaces. Séparé par le blanc des chapitres aussi bien que par la diversité des usages des différents lieux évoqués, le texte où Perec tente de se saisir, d’habiter l’espace du papier, faute de pouvoir le faire dans les espaces de la réalité, joue sur les blancs des marges plus ou moins importants, des interlignages nombreux ou inexistants, des pages plus ou moins pleines, blanches, grises ou presque noires, blancs nés des listes, des énumérations, etc. ; tous ces blancs délimitent un/des espaces qui doivent chaque fois être conquis, qui ne sont jamais donnés par l’évidence de celui qui les habiterait naturellement. D’où, au début du livre, une carte de l’océan, venue de Lewis Carroll, et qui n’est qu’un grand carré blanc que l’écrivain va se charger de peupler de ces îles que sont les pavés d’écriture.

Sur la Trinité, Pseudo-Vigile de Thapse
Sur la Trinité, Pseudo-Vigile de Thapse |

© Bibliothèque nationale de France

L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes : Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Georges Perec, Espèces d’espaces.

Provenance

Cet article provient du site L'aventure des écritures (2002).

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