Déjeuner sur l’herbe
 
 

Érec s'éveille de bon matin,
ils reprennent la route,
elle devant, lui derrière.
Vers midi un écuyer
vint à leur rencontre au détour d'un vallon.
Il était accompagné de deux valets
qui apportaient gâteaux, vin
et gras fromages de regain !
à ceux qui fanaient de l'herbe
dans les prés du comte Galoain.
L'écuyer fut d'une grande perspicacité :
en voyant Érec et Énide
qui sortaient de la forêt,
il se rend bien compte
qu'ils y avaient passé la nuit,
sans manger ni boire,
car à une journée de marche tout alentour,
il n'y avait ni château, village ou donjon,
ni maison fortifiée ou abbaye,
ni hospice ou auberge.

 
 

Alors, dans un grand mouvement de générosité,
il s'est dirigé vers eux,
puis les salue en homme droit,
leur disant : "Seigneur, je crois
que vous avez passé une nuit très inconfortable.
Sans nul doute, vous avez veillé
et couché dans cette forêt.
Je vous remets ce gâteau blanc,
s'il vous plaît de manger un peu.
Je ne le dis pas pour gagner vos bonnes grâces,
car je n'ai rien à vous demander.
Les gâteaux sont de beau froment
et j'ai du bon vin et des fromages gras,
une nappe blanche et de belles coupes.
Si vous voulez déjeuner,
il est inutile d'aller ailleurs.
Dans ce beau pré, à l'ombre de ces charmes,
je vous débarrasserai de vos armes
et vous en profiterez pour prendre un peu de repos.
Descendez, je vous en prie."
Érec, mettant pied à terre,
lui a dit : "Très cher ami,
je veux bien manger, grâce à vous,
et je ne désire pas aller plus avant."
L'écuyer se montra plein d'obligeance :
il a aidé la dame à descendre de son cheval
et les valets qui étaient venus à sa suite
tenaient les chevaux ;
puis ils vont s'asseoir à l'ombre.
L'écuyer libère Érec
de son heaume, lui délace
le ventail de son visage ;
il a ensuite étendu la nappe
devant eux, sur l'herbe drue ;
il leur sert le gâteau et le vin,
leur prépare et coupe le fromage.
Ils mangèrent, car ils étaient affamés,
et prirent plaisir à boire du vin.
L'écuyer se tient à leur service
et il n'y perd pas son temps.
Quand ils eurent mangé et bu,
Érec, en homme courtois et sage,
Dit : "Ami, en récompense
je vous fais don d'un de mes chevaux ;
prenez celui qui vous convient le mieux.
Et je vous en prie, si cela ne vous dérange pas,
retournez au bourg fortifié
pour m'y préparer un riche logis."
Et l'écuyer de répondre qu'il fera
volontiers tout ce qui lui plaira.
Il s'approche ensuite des chevaux, les délie ;
il choisit le pommelé et en remercie Érec,
car c'est le cheval qui lui paraît le meilleur.

     
 

Chrétien de Troyes, Érec et Énide, vers 1170, traduction de Jean-Marie Fritz (Livre de poche, "Lettres gothiques", 1992, p. 251-255)