Un repas sur fond d'énigme
 
 

Le seigneur commande de donner l’eau et de mettre les nappes. Les serviteurs obéissent. Pendant que le seigneur et le valet lavent leurs mains dans une eau chauffée à point, deux valets apportent une large table d’ivoire, toute d’une pièce, et la tiennent un moment devant le seigneur et son hôte, tandis que les autres valets apportent deux tréteaux dont le bois a un double mérite : étant d'ébène il a la durée et on s'efforcerait en vain de le brûler ou de le faire pourrir : ce sont là deux dangers qui ne sauraient l'atteindre. Sur ces tréteaux la table est posée et sur la table on met la nappe. Que dire de cette nappe ? Légat, ni cardinal, ni pape ne mangera jamais sur une plus blanche. Le premier mets est d’une hanche de cerf assaisonné au poivre et cuit dans sa graisse. Il ne leur manque ni vin clair ni râpé qu'ils boivent dans une coupe d'or. Un valet tranche la hanche de cerf sur un tailloir d'argent et place les morceaux sur un large gâteau.

 
 

Par-devant les convives passe une seconde fois le Graal, et le valet ne demande pas qui l'on en sert. Il pense au prud'homme qui si gentiment le mit en garde contre le trop parler ; et l'avis est toujours présent à sa mémoire. Mais il se tait plus qu'il ne convient. Car à chaque nouveau mets que l’on place devant eux, il voit repasser devant lui le Graal tout découvert, et il ne sait toujours pas qui l’on en sert. Non qu'il ne désire le savoir. Mais il sera temps de le demander, pense-t-il, à un des valets de la cour, quand il prendra congé au matin du seigneur et de tous ses gens. Ainsi il remet sa question au lendemain et en attendant fait honneur au repas.
La table est servie à profusion de tous les mets qui font l'ordinaire des rois, des comtes et des empereurs, et les vins sont des plus choisis et des plus plaisants. Après le repas, tous deux passèrent la veillée à causer, tandis que les valets dressent les lits et apprêtent le fruit pour le coucher : dattes, figues et noix muscades, girofle et grenades, électuaire pour la fin, et encore pâte au gingembre d'Alexandrie, gelée aux aromates. Après quoi ils burent de maints breuvages, vin au piment où il n'y avait ni miel ni poivre, et bon vin de mûre, et clair sirop.
Le valet s’émerveille : il n’était pas habitué à ce régime.

 
 

Chrétien de Troyes, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, vers 1185, traduction par Lucien Foulet
(La Légende arthurienne, Robert Laffont, "Bouquins", 1989, p. 44-45)