L’aventure du Siège Périlleux
 
 

Quand le roi revint de l'église, il vit que Lancelot était revenu et avait amené Bohort et Lyonnel. Il leur fit grand accueil, et la fête commença, grande et merveilleuse. Les compagnons de la Table ronde étaient tout joyeux de la venue des deux frères, tant il y avait longtemps qu'on ne les avait vus.
Le roi commanda qu'on mît les nappes car il était temps de manger. "Sire, dit Kex le Sénéchal, si vous vous mettez à table, m'est avis que vous enfreindrez la coutume de céans. Aux grandes fêtes, vous ne vous assîtes jamais avant qu'une aventure fût survenue en votre cour, devant tous vos barons assemblés. – Vous dites vrai, Kex, répondit le roi. J'ai toujours observé cet usage et le maintiendrai tant que je le pourrai. Mais j'avais si grande joie de voir revenir sains et saufs Lancelot et ses cousins, que j'en ai oublié la coutume. – Qu'il vous en souvienne donc ! fit Kex."

 
 

Tandis qu'ils parlaient ainsi, un valet entra, qui dit au roi : "Sire, je vous apporte nouvelles très merveilleuses. – Quelles ? fit le roi. Dis-les-moi. – Sire, là-bas, devant votre palais, j'ai vu flotter sur l'eau un grand perron. Venez le voir, car je sais bien que c'est une chose étrange". Le roi descendit, suivi de tous les autres. Arrivés au rivage, ils y virent un perron de marbre vermeil, qui était sorti de l'eau ; sur ce perron, une épée, belle et riche, était fichée, dont la garde était de pierres précieuses, très habilement ouvragée de lettres d'or. Les barons regardèrent ces lettres, qui disaient : NUL JAMAIS NE M'ÔTERA D'ICI, SINON CELUI AU CÔTÉ DUQUEL JE DOIS PENDRE. ET CELUI-LÀ SERA LE MEILLEUR CHEVALIER DU MONDE. Le roi dit à Lancelot : "Beau sire, cette épée est à vous, par bon droit, car je sais bien que vous êtes le meilleur chevalier du monde." Lancelot répondit, tout courroucé : "Certes, Sire, elle n'est pas mienne, et je n'aurai pas la hardiesse d'y mettre la main. Je n'en suis pas digne, et ce serait folie que d'y prétendre. – Pourtant, dit le roi, essayez, nous verrons si vous pouvez la retirer.– Sire, reprit Lancelot, je ne le ferai point. Car je sais bien que nul ne le tentera, s'il n'y réussit, qu'il n'en subisse grave dommage. – Comment le savez-vous ? dit le roi. – Sire, je le sais bien. Et je vous dis autre chose encore ; je veux que vous sachiez qu'en ce jour commenceront les grandes aventures et les grandes merveilles du saint Graal."
Voyant que Lancelot n'en ferait rien, le roi dit à messire Gauvain :
"Beau neveu, essayez ! – Sire, répondit-il, permettez que je ne le fasse point, puisque Lancelot ne veut pas le tenter. C'est en vain que j'y mettrais la main, car il est bien meilleur chevalier que moi.
– Essayez toutefois, fit le roi, non pas pour avoir l'épée, mais parce que je le veux". Gauvain y met la main, prend l'épée par le haut et tire, mais ne peut l'arracher, et le roi lui dit : "Beau neveu, laissez ; vous avez obéi à mon commandement. – Messire Gauvain, fait Lancelot, sachez que cette épée vous touchera encore de si près que vous ne voudriez l'avoir pour un château. – Sire, fit Gauvain, je n'y puis mais ; si même j'en devais mourir, je l'eusse fait pour accomplir la volonté de mon seigneur". Quand le roi entendit ces paroles, il se repentit de ce que Gauvain avait fait.
Il dit alors à Perceval d'essayer à son tour. Perceval répondit qu'il le ferait volontiers, pour tenir compagnie à messire Gauvain. Il mit la main à l'épée, tira, mais ne put l'avoir. Tous pensèrent alors que Lancelot avait raison et que l'inscription disait vrai ; et personne ne fut si hardi que d'y mettre encore la main. Messire Kex dit au roi :
"Sire, Sire, vous pouvez maintenant vous asseoir pour dîner quand il vous plaira, car il me semble que l'aventure ne vous a pas failli.
– Allons, dit le roi, aussi bien est-il grand temps !"
Les chevaliers s'en allèrent donc, laissant le perron à la rive. Le roi fit sonner le cor ; il s'assit sous son dais, et les compagnons de la Table ronde chacun à sa place. Ce jour-là, quatre rois couronnés servaient, et avec eux tant de nobles seigneurs que c'était merveille. Et quand chacun se fut assis, il se trouva que tous les compagnons de la Table ronde étaient venus, et les sièges occupés, sauf celui que l'on appelait le Siège Périlleux.
Après le premier mets, il leur advint une merveilleuse aventure : les portes et les fenêtres se fermèrent d'elles-mêmes, sans que nul n'y mît la main, et sans que la salle s'obscurcît ; tous en furent ébahis, les fols et les sages. Le roi Arthur parla le premier : "Par Dieu, beaux seigneurs, nous avons vu choses étranges aujourd'hui, ici comme au rivage. Mais je crois que ce soir nous en verrons de plus étranges encore."
Cependant on vit survenir un prud'homme, très âgé et vêtu d'une robe blanche ; mais personne ne sut par où il était entré. Il arrivait à pied, menant par la main un chevalier en armure vermeille, sans épée et sans écu. Et il dit à tous, quand il fut au milieu de la salle :
"La paix soit avec vous." Puis, apercevant le roi : "roi Arthur, je t'amène le Chevalier Désiré, celui qui est né du haut lignage du roi David et de Joseph d'Arimathie, celui par qui doivent finir les merveilles de ce pays et des terres étrangères. Le voici." Le roi, tout heureux de cette nouvelle, répondit au prud'homme : "Sire, soyez le bienvenu, si vos paroles sont vraies. Et que le chevalier soit le bienvenu ! Car si c'est celui que nous attendions pour achever les aventures du saint Graal, nous lui ferons fête comme jamais on ne le fit à personne. Quel qu'il soit, celui que vous dites ou un autre, je lui souhaite grand bien, puisqu'il est d'une si haute extraction. – Par ma foi, fit le prud'homme, vous verrez en temps voulu le commencement des belles aventures." Il fit alors désarmer le chevalier, qui resta en sa cotte de soie vermeille ; puis il lui tendit un manteau vermeil qu'il portait sur son épaule, tout de soie, et fourré en dedans de blanche hermine.
Quand il l'eut ainsi vêtu, il lui dit : "Suivez-moi, sire chevalier." Il le mena tout droit au Siège Périlleux, auprès duquel était assis Lancelot et souleva le drap de soie que les trois cousins y avaient mis. On vit l'inscription, qui disait maintenant : C'EST ICI LE SIÈGE DE GALAAD. Le prud'homme reconnut le nom de Galaad et l'appela si haut que tous purent l'entendre : "Sire chevalier, asseyez-vous ici, car c'est votre place." Le chevalier s'assit tranquillement et dit au prud'homme : "Vous pouvez vous en retourner, maintenant que vous avez fait ce qui vous fut ordonné. Saluez pour moi tous ceux de la sainte demeure, et mon oncle le roi Pellés, et mon aïeul le riche roi pêcheur. Dites-leur que j'irai les voir dès que j'en aurai loisir." Le prud'homme, au moment de s'en aller, recommanda à Dieu le roi Arthur et tous les barons. Quand ils voulurent savoir qui il était, il ne satisfit pas leur curiosité, mais répondit franchement qu'il ne le dirait point, puisqu'ils l'apprendraient le jour venu s'ils osaient le demander alors. Il alla à la maîtresse porte, qui était close, l'ouvrit et descendit en la cour ; quinze chevaliers et écuyers, qui étaient venus avec lui, l'y attendaient. Il monta en selle et s'éloigna, en sorte que pour cette fois on n'en sut pas davantage sur lui.
Lorsque ceux de la salle virent le chevalier assis au siège que tant de prud'hommes avaient redouté et où étaient arrivées déjà tant d'aventures, ils s'en émerveillèrent fort. Le nouveau venu était si jeune qu'une telle faveur ne pouvait lui être accordée que par la volonté de Notre Seigneur. La joie fut grande ; on fit honneur au chevalier, pensant que c'était celui qui devait accomplir les mystères du saint Graal, ainsi qu'on pouvait le connaître par l'épreuve du Siège où jamais homme ne s'était assis, avant lui, qu'il ne lui arrivât quelque malheur. Ils le suivirent et l'honorèrent de leur mieux, le tenant pour maître et seigneur sur tous ceux de la Table ronde. Et Lancelot, qui le regardait avec grande joie et admiration, reconnut celui qu'il avait fait chevalier ; il le traita avec beaucoup de respect, et le mit sur maint sujet, lui demandant de dire quelque chose de lui-même. Le jeune chevalier, qui l'avait reconnu et n'osait refuser, répondit à plusieurs questions. Mais Bohort, plus joyeux que tout autre et sachant bien que c'était Galaad, fils de Lancelot, dit à son frère Lyonnel : "Beau frère, savez-vous qui est ce chevalier assis au Siège Périlleux ? – Je ne le sais pas très bien, fit Lyonnel, sinon que c'est celui que Lancelot adouba de sa main aujourd'hui. Et c'est celui dont nous avons tant parlé, vous et moi, l'enfant que messire Lancelot eut de la fille du roi Pêcheur. – Vous dites vrai, reprit Bohort, c'est lui, notre proche cousin. Réjouissons-nous car il est certain qu'il fera choses plus grandes que ne fit jamais chevalier, et il a déjà commencé."
Ainsi parlaient les deux frères, et ainsi tous les autres barons. La nouvelle courut si bien en amont et en aval, que la rReine, qui mangeait en ses appartements, en ouit parler par un valet qui lui dit : "Dame, merveilles sont advenues céans. – Comment ? répondit-elle, dis-le-moi. – Dame, un chevalier est venu à la cour, qui a accompli l'aventure du Siège Périlleux, si jeune homme que tous se demandent d'où put lui venir telle faveur. – C'est une grande grâce, dit la reine ; car personne ne tenta encore cet exploit qu'il ne fût mort ou estropié avant d'y réussir. – Ah ! Dieu ! s'écrièrent les dames, ce chevalier est né pour une haute fortune ! C'est, à n'en pas douter, celui qui mettra fin aux aventures de la Grande-Bretagne et par qui sera guéri le roi Méhaigné. – Bel ami, dit la reine au valet, dis-moi comment il est fait ? – Dame, c'est un des beaux chevaliers du monde. Mais il est jeune à merveille et ressemble tant à Lancelot et à la parenté du roi Ban que tous disent qu'il en est issu." La reine alors eut désir de le voir plus encore qu'auparavant. Car, par ce qu'on lui a dit de la ressemblance, elle pense bien que c'est Galaad, fils de Lancelot et de la fille du roi Pêcheur, dont on lui avait fait maint conte ; et c'était la chose qui l'avait le plus courroucée contre Lancelot, si la faute en était bien à lui.
Quand le roi et les compagnons de la Table ronde eurent mangé, ils se levèrent ; le roi vint au Siège Périlleux, et, soulevant le drap de soie, vit le nom de Galaad, qu'il désirait savoir.

 
 

La Quête du Graal, vers 1230, traduction d’Albert Béguin et Yves Bonnefoy (Le Seuil, "Points", 1965, p. 54-59)