Le noyer sur la terrasse : « Un aqueduc, s'écriait-il en brisant tout »
Illustration pour Les Confessions dans Œuvres de J.-J. Rousseau
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), auteur ; Jean Jacques François Le Barbier, dit Le Barbier l’Aîné (1738-1826), dessinateur, Bruxelles, Ed. de Londres, 1782.
BnF, département des Manuscrits, Rothschild 229 fol. 47
© Bibliothèque nationale de France
Jeune enfant, Jean-Jacques est élevé avec son cousin Bertrand, par le pasteur Lambercier, dans la campagne suisse. Un jour, alors que le pasteur a planté un noyer sur une terrasse, Jean-Jacques et son cousin ont l’idée de planter un saule et de dévier l’eau d’arrosage du noyer vers leur arbre grâce à un judicieux système d’irrigation souterrain.
« À peine achevait-on de verser le premier seau d'eau que nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. À cet aspect la prudence nous abandonna ; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, et ce fut dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne et buvait avidement son eau.
Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête: Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse. Un aqueduc ! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc !
On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin, et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. »
( Les Confessions, Livre I)