« Sauvages du Canada »
Détail du globe terrestre
Vincenzo Maria Coronelli, 1681-1685.
BnF, Département des Cartes et plans, GE A 500 RES
© Bibliothèque nationale de France
François Le Large, garde du globe terrestre de Coronelli, se lança dans l'explication et l'analyse des figures inscrites par le peintre, et nottament des scènes ethniques figurant sur le globe. Ses commentaires ont un intérêt historique indéniable pour rendre compte de la représentation des diverses cultures dans l'imaginaire occidental de l'époque.

« Comme les sauvages du Canada ont beaucoup changé leurs coutumes depuis que les Français se sont rendus maîtres de leur pays, j'ai jugé à propos au lieu de parler du peu qui leur reste de leurs anciennes manières sauvages, de faire ici une explication abrégée qui convienne à tous les sauvages de l'Amérique en général, et à tout ce vaste continent. L'Amérique est une vaste partie du monde dont la grandeur égale celle de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique prises ensemble. Elle est si étendue du nord au sud qu'elle va presque d'un pôle à l'autre, puis de l'est à l'ouest elle est plus resserrée comme on peut le voir sur le globe. La plus grande partie de l'Amérique étant remplie presque partout de grands arbres, on peut fort bien la regarder comme une forêt d'une grandeur immense qui a été plantée dès le commencement du monde. Il se trouve dans ce pays, des arbres, des herbes et des animaux et plusieurs autres choses qui ne se trouvent point ailleurs, comme la cassave qui est une racine, dont on fait du pain, le tabac, les moutons du Pérou qui sont les seules bêtes de somme qu'on trouve dans ce grand continent, les pisikious, et les cibolas qui sont de grands boeufs sauvages. Il n'y a point de mine de fer dans toute l'Amérique de sorte que les peuples qui l'habitent sont obligés de se servir de feu pour abattre les arbres et pour les travailler. Pour couper leurs viandes et les autres choses dont ils ont besoin, ils prennent des éclats de pierre dure comme la pierre à fusil ; des écailles d'huîtres et des morceaux de roseaux qu'ils rendent assez tranchants. Pour des mines d'or et d'argent il y en a une si grande quantité dans plusieurs endroits, que les ustensiles de ménages des habitants des provinces où elles se trouvent, en étaient faits autrefois. Les peuples de ce pays que nous appelons sauvages sont divisés en plusieurs nations qui vivent toutes à peu près de la même manière. Il n'y a point de subordination parmi eux, chacun est maître et quand il s'agit de faire quelque chose pour le bien public on choisit le plus capable pour faire exécuter ce qui a été résolu par les anciens de la nation. Ils se nourrissent de poisson, de gibier, de blé d'Inde qu'ils nomment maïs, et de racines mais particulièrement de celles de cassave dont ils font du pain comme il a été dit ci-dessus.
Ces peuples vont nus, excepté ceux qui habitent dans des climats trop froids comme ceux du Canada vers le nord et les Patagons, proche le détroit de Magellan, du côté du midi, qui s'habillent de peau pendant l'hiver seulement. La plupart se remplissent le corps de figures qu'ils se font en se piquant et en frottant les piqûres de différentes couleurs. Ceux qui habitent les climats chauds, se frottent tout le corps d'un certain vermillon gluant, que produit l'arbre nommé rocou, ce qui les garantit des piqûres des mouches qui sont fort incommodes dans ces endroits-là. Cette couleur les préserve aussi du froid pendant la nuit, mais ce qu'il y a d'incommode dans cet habillement, c'est qu'on ne saurait toucher aucune chose, sans qu'il en coûte quelque morceau de l'habit, et les Européens qui reçoivent visite de ces Messieurs-là, prennent bien garde de les laisser asseoir sur quelque chose qui se puisse gâter. Comme cette couleur est fort commune, ils se font souvent ses habits neufs.
Leurs logements sont des cabanes faites de branches d'arbres et couvertes de pailles, d'écorce d'arbres ou autres choses propres à cet usage. Ils font des caves pour mettre leurs provisions de blé d'Inde.
Quelques-unes de ces nations font leurs cabanes à côté les unes auprès des autres, ce qui forme une espèce de village, d'autres les bâtissent séparément, de sorte qu'une nation forme par ce moyen un village de 15 à 20 lieues d'étendue assez semblable aux nôtres.
Quelques-uns de leurs lits sont assez semblables aux nôtres mais ils ont l'espèce de branle qu'on appelle hamac qui est fait de coton et parfaitement bien travaillé.
Ils font des canots avec des arbres qu'ils creusent avec le feu, ils en font aussi d'écorce simplement. Ces canots qui sont fort légers leur servent sur mer, dans les lacs et dans les rivières et ils les transportent par terre d'une rivière à l'autre quand ils font quelques voyages.
Quelques-unes de ces nations ont des temples faits en forme de dôme qui sont assez grands et assez proprement bâtis, cependant à le bien prendre tous ces peuples en général n'ont aucune religion, mais seulement beaucoup de superstitions ridicules que leur a suggéré leur ignorance. Ils s'assemblent tout autour de ces temples pour faire leurs prières, ce qu'ils font en chantant et en dansant pendant plusieurs heures. Ils aiment fort la danse, aussi en ont-ils de toutes les façons comme pour la paix pour la guerre, pour leurs noces, pour leurs funérailles, pour leurs plaisirs, etc. Dans la plupart de ces danses ils chantent leurs exploits de guerre et ceux de leurs ancêtres où ils mettent ordinairement bien des menteries. Entre toutes leurs cérémonies, celles de paix qu'ils font avec leur calumet de paix, est la plus particulière. C'est une grande pipe de quatre à cinq pieds de long ornée de plumes. Ils ont tant de vénération pour cette pipe, qu'ils croiraient avoir commis un grand crime s'ils avaient transgressé les lois de cette cérémonie, c'est proprement le témoignage de leur amitié et de leur foi. Quand ils vont avec cette pipe, ils sont bien reçus partout et lorsqu'ils font quelque traité, le calumet sert à le rendre inviolable.
La plupart des Américains sont assez bons guerriers. Leurs armes sont l'arc, les flèches, une manière de pique qui est un long bâton dont la pointe est endurcie au feu et des massues qu'ils appellent cassetêtes. Tous les ans, les anciens de chaque nation exhortent la jeunesse à faire la guerre à leurs ennemis, les prisonniers qu'ils font de part et d'autre, sont menés en triomphe à leur village où ils les mangent avec grande solennité. Quand deux nations sont une fois devenues ennemies, elles ne font jamais la paix et il arrive le plus souvent que l'une des deux est détruite entièrement. Le désir de vengeance est si naturel à ces peuples, qu'il passe de génération en génération. Quand ils s'aperçoivent qu'une nation devient trop puissante, fut-elle à 300 lieues de leur village, ils lui vont faire la guerre. Voilà qu'elle était l'Amérique en général quand les Européens en ont fait la découverte, voyons à présent les changements qui y sont arrivés depuis.
Depuis plus de deux siècles, plusieurs princes d'Europe ayant fait des découvertes dans l'Amérique, y ont envoyé des colonies pour y cultiver les terres, on y a porté différentes espèces d'animaux, d'arbres et d'herbes dont la plupart ont beaucoup produit. Le froment, le seigle et la vigne ne viennent pas bien en ce pays dans beaucoup d'endroits, situés dans la zone torride, mais les cannes de sucre y croissent à merveille, ce qui est cause que la plupart des colons s'appliquent particulièrement à les cultiver. Les principales choses que les Européens tirent de l'Amérique sont le sucre, le tabac, l'indigo, les pelleteries, l'or et l'argent. Ils portent aux sauvages entre autres comme des instruments de fer qu'ils estiment beaucoup plus par rapport à l'utilité qu'ils en tirent, qu'ils ne font l'or et l'argent.
Dans les premières découvertes de l'Amérique, les sauvages voyant la grandeur de nos vaisseaux, nos cavaliers qu'ils prenaient pour des centaures et surtout nos armes à feu dont les effets les faisaient trembler, tout cela, dis-je, les intimida si fort que dans les combats qu'on a donnés contre eux dans ces temps-là, avec très peu de monde, on a défait de nombreuses armées de ces peuples. Par la suite des temps, ils se sont accoutumés à nos armes à feu, et ceux qui n'ont point été vaincus prennent de sages mesures pour conserver leurs libertés. Voici leur politique. Plusieurs de ces nations, tant amies qu'ennemies, se joignent ensemble quand il s'agit de faire la guerre aux Européens et comme ils savent bien qu'ils ont beaucoup d'avantages sur eux, ils ménagent leurs guerriers et n'attaquent que quand ils croient être les plus forts. Entre tous les sauvages de l'Amérique ceux qui ont donné le plus de peine aux Européens, et qu'ils n'ont pas encore vaincus, sont les Chilais, proche le Pérou, les Caraïbes dans les îles, et les Iroquois dans le Canada. Ces nations sont très belliqueuses et grands politiques et en général tous les peuples de l'Amérique que nous appelons sauvages sont moins sauvages que nous dans bien des rencontres, ce qu'ils nous reprochent fort souvent. »
 
 

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