Edgar Allan Poe (1809-1849), auteur ; Charles Baudelaire (1821-1867), traducteur ; Martin Van Maële, illustrateur ; Eugène Dété (1848-1922), graveur ; Dorbon aîné, éditeur, Paris, 1912.
1 vol. (210 p.) : portrait, ill., pl. ; gr. in-8
« Elle [Ligeia] mourut ; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas supporter plus longtemps l’affreuse désolation de ma demeure dans cette sombre cité délabrée au bord du Rhin. Je ne manquais pas de ce que le monde appelle la fortune. Ligeia m’en avait apporté plus, beaucoup plus que n’en comporte la destinée ordinaire des mortels. Aussi, après quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me jetai dans une espèce de retraite dont je fis l’acquisition, — une abbaye dont je ne veux pas dire le nom, — dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentées de la belle Angleterre. La sombre et triste grandeur du bâtiment, l’aspect presque sauvage du domaine, les mélancoliques et vénérables souvenirs qui s’y rattachaient, étaient à l’unisson du sentiment de complet abandon qui m’avait exilé dans cette lointaine et solitaire région. Cependant, tout en laissant à l’extérieur de l’abbaye son caractère primitif presque intact et le verdoyant délabrement qui tapissait ses murs, je me mis avec une perversité enfantine, et peut-être avec une faible espérance de distraire mes chagrins, à déployer au dedans des magnificences plus que royales. Je m’étais, depuis l’enfance, pénétré d’un grand goût pour ces folies, et maintenant elles me revenaient comme un radotage de la douleur. Hélas ! je sens qu’on aurait pu découvrir un commencement de folie dans ces splendides et fantastiques draperies, dans ces solennelles sculptures égyptiennes, dans ces corniches et ces ameublements bizarres, dans les extravagantes arabesques de ces tapis tout fleuris d’or ! J’étais devenu un esclave de l’opium, il me tenait dans ses liens, — et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. »
Edgar Allan Poe,
Ligeia.
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frère, 1875