Rouen
Thomas Sutherland, graveur ; John Gendall (1790-1865), dessinateur ; Jean-Baptiste Sauvan, auteur, 1821.
In-4
BnF, département des Estampes et de la Photographie, UB-26-4, page 126
© Bibliothèque nationale de France
Né en 1821 à l'Hôtel-Dieu de Rouen où son père était chirurgien-chef, Gustave Flaubert reste très attaché à sa ville natale. Au Collège royal de Rouen, où il entre en 1832, il rencontre Louis Bouilhet. Ils deviennent inséparables, et ce jusqu’à la mort de celui que Flaubert surnommait son « accoucheur littéraire », en 1869.
Rouen est un des lieux phares de Madame Bovary et sert de cadre à plusieurs scènes d’anthologie : l’entrée de Charles Bovary au collège, la scène du fiacre où montent Emma et son amant Léon, ou encore la vue de Rouen à travers les yeux enamourés d’Emma, qui s’y rend tous les jeudis.

« Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient d’immenses panaches bruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur des quartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence contre une falaise.
Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son amour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille.
On s’arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques, mettait d’autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l’Hirondelle. »

Gustave Flaubert, Madame Bovary, 3e partie, chapitre V, 1857.
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frères, 1857
 
 

> partager
 
 
 

 
> copier l'aperçu
 
 
> commander