Le Défilé de la Hache
Paul Buffet (1864-1941), peintre, 1894.
Musée des Beaux-Arts de Nantes
© Musée des Beaux-Arts de Nantes
Après être resté enfermé pendant des jours dans une ravine sans eau ni nourriture, ce qu’il reste de mercenaires parvient à escalader les rochers. Mais l’armée d’Hamilcar les attend un peu plus loin et achève de les décimer… Il s’agit d’une des scènes les plus cruelles du roman de Flaubert.

« Trois heures après ils arrivèrent sur un second plateau, que bordait une ceinture de collines vertes.
Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes couleur d'argent brillaient, espacées les unes des autres ; les Barbares, éblouis par le soleil, apercevaient confusément, en dessous, de grosses masses noires qui les supportaient. Elles se levèrent, comme si elles se fussent épanouies. C'étaient des lances dans des tours, sur des éléphants effroyablement armés.
Outre l'épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs défenses, les plaques d'airain qui couvraient leurs flancs, et les poignards tenus à leurs genouillères, ils avaient au bout de leurs trompes un bracelet de cuir où était passé le manche d'un large coutelas ; partis tous à la fois du fond de la plaine, ils s'avançaient de chaque côté, parallèlement.
Une terreur sans nom glaça les Barbares. Ils ne tentèrent même pas de s'enfuir. Déjà ils se trouvaient enveloppés.
Les éléphants entrèrent dans cette masse d'hommes et les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances de leurs défenses la retournaient comme des socs de charrues ; ils coupaient, taillaient, hachaient avec les faux de leurs trompes les tours, pleines de phalariques, semblaient des volcans en marche ; on ne distinguait qu'un large amas où les chairs humaines faisaient des taches blanches, les morceaux d'airain des plaques grises, le sang des fusées rouges ; les horribles animaux, passant au milieu de tout cela, creusaient des sillons noirs. Le plus furieux était conduit par un Numide couronné d'un diadème de plumes. Il lançait des javelots avec une vitesse effrayante, tout en jetant par intervalles un long sifflement aigu ; ̶  les grosses bêtes, dociles comme des chiens, pendant le carnage tournaient un œil de son côté.
Leur cercle peu à peu se rétrécissait ; les Barbares, affaiblis, ne résistaient pas ; bientôt les éléphants furent au centre de la plaine. L'espace leur manquait ils se tassaient à demi cabrés, les ivoires s'entre-choquaient. Tout à coup Narr'Havas les apaisa, et tournant la croupe, ils s'en revinrent au trot vers les collines.
Cependant deux syntagmes s'étaient réfugiés à droite dans un pli du terrain, avaient jeté leurs armes, et tous à genoux vers les tentes puniques, ils levaient leurs bras pour implorer grâce.
On leur attacha les jambes et les mains puis quand ils furent étendus par terre les uns près des autres, on ramena les éléphants.
Les poitrines craquaient comme des coffres que l'on brise chacun de leurs pas en écrasait deux leurs gros pieds enfonçaient dans les corps avec un mouvement des hanches qui les faisait paraître boiter. Ils continuaient, et allèrent jusqu'au bout. »

Gustave Flaubert, Salammbô, chapitre XIV, 1862.
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1879
 
 

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