Gustave Flaubert (1821-1880), auteur ; André Lambert, illustrateur, Paris, 1948.
Les scènes de batailles dans
Salammbô sont de véritables morceaux de bravoure. Si Sainte-Beuve critique leur démesure et leur cruauté, Théophile Gautier les salue : « M. Gustave Flaubert est un peintre de batailles antiques, qu'on n'a jamais égalé et qu'on ne surpassera point. Il mêle Homère à Polybe et à Végèce, la poésie à la science, l'effet pittoresque à l'exactitude stratégique ; il fait manœuvrer les masses avec une aisance de grand capitaine et, difficulté que n'eurent pas les plus illustres généraux, il doit conduire à la fois deux armées, seul joueur de cette double partie où il gagne la victoire et poursuit la déroute » (article publié dans
Le Moniteur officiel du 22 décembre 1862).
Hamilcar, le père de Salammbô, remporte une première victoire en prenant les mercenaires par surprise à l'embouchure du fleuve Macar.
« Mais un cri, un cri épouvantable éclata, un rugissement de douleur et de colère : c’étaient les soixante-douze éléphants qui se précipitaient sur une double ligne, Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâcher contre eux ; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang coulait sur leurs larges oreilles. Leurs trompes, barbouillées de minium, se tenaient droites en l’air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poitrines étaient garnies d’un épieu, leur dos d’une cuirasse, leurs défenses allongées par des lames de fer courbes comme des sabres, et pour les rendre plus féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin pur et d’encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots, criaient ; et les éléphantarques baissaient la tête sous le jet des phalariques qui commençaient à voler du haut des tours.
Afin de mieux leur résister les Barbares se ruèrent, en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l’air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d’ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d’autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu’à la garde et périssaient écrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies ; sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d’osier s’écroulait comme une tour de pierre. »
Gustave Flaubert,
Salammbô, chapitre VIII, 1862.
>Texte intégral dans Gallica : Paris, Charpentier, 1879