La plage de Trouville
Pierre et Jean
Guy de Maupassant (1850-1893), auteur ; Albert Lynch, illustrateur ; Ernest Duez, illustrateur, Paris, 1888.
Boussod, Valadod et Cie, éditeurs
BnF, Réserve des livres rares, RES G-Y2-14
© Bibliothèque nationale de France
Pierre et Jean (1888) est l’histoire d’un drame familial, celui de la bâtardise. Lorsque le Maréchal lègue son héritage à Jean, son frère Pierre comprend que sa mère a été infidèle et que Jean est le fils de Maréchal. Faisant éclater la vérité, Pierre se retrouve peu à peu exclu de la famille.
Alors que Pierre soupçonne sa mère d’infidélité, il se rend sur la plage de Trouville que le lecteur perçoit par le regard du personnage. Cette description est un modèle d’écriture impressionniste.

« En moins d’une heure on parvint au port de Trouville, et comme c’était le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
De loin, elle avait l’air d’un long jardin plein de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu’aux Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés çà et là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées dans l’air léger, les appels, les cris d’enfants qu’on baigne, les rires clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à la brise insensible et qu’on aspirait avec elle.
Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d’eux, plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l’avait jeté à la mer du pont d’un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait, entendait, sans écouter, quelques phrases ; et il voyait, sans regarder, les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
Mais tout à coup, comme s’il s’éveillait, il les aperçut distinctement ; et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et contents.
Il allait maintenant frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu’au chapeau extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu’un. Elles s’étaient faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour l’époux qu’elles n’avaient plus besoin de conquérir. Elles s’étaient faites belles pour l’amant d’aujourd’hui et l’amant de demain, pour l’inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être. »
 
 

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