Londres
Vue prise d'un chemin de fer par-dessus les toits
Gustave Doré (1832-1883), dessinateur ; Adolphe François Pannemaker (1822-1900), graveur, 1872.
BnF, département des Estampes et de la photographie, FOL-DC-298 (H)
© Bibliothèque nationale de France
Brusquement, après avoir lu Dickens, Des Esseintes décide de partir pour Londres. En attendant dans une auberge près de la gare Saint-Lazare l'heure de prendre son train, il s'abandonne à la rêverie. Décor réel — l'auberge à Paris — et rêverie éveillée —la ville de Londres et des personnages de romans — se mêlent étroitement. Au fil des hallucinations, un Londres de clichés se dessine, propre à faire rire le lecteur. C'est aussi l'occasion de distiller de nombreuses références aux caricaturistes anglais contemporains. Des Esseintes ne partira jamais à Londres, de peur que la réalité ne soit pas à la hauteur de sa rêverie.
« Un certain amollissement enveloppa des Esseintes dans cette atmosphère de corps de garde ; étourdi par les bavardages des Anglais causant entre eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpre des porto remplissant les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant à les boire, peuplant imaginairement la cave de personnages nouveaux, voyant ici, les cheveux blancs et le teint enflammé de Monsieur Wickfield ; là, la mine flegmatique et rusée et l’œil implacable de Monsieur Tulkinghorn, le funèbre avoué de Bleak-house. Positivement, tous se détachaient de sa mémoire, s’installaient, dans la Bodéga, avec leurs faits et leurs gestes ; ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures, atteignaient une précision inouïe. La ville du romancier, la maison bien éclairée, bien chauffée, bien servie, bien close, les bouteilles lentement versées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield, par la sœur de Tom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu’une arche tiède, dans un déluge de fange et de suie. Il s’acagnarda dans ce Londres fictif, heureux d’être à l’abri, écoutant naviguer sur la Tamise les remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrière les Tuileries, près du pont. Son verre était vide ; malgré la vapeur éparse dans cette cave encore échauffée par les fumigations des cigares et des pipes, il éprouvait, en retombant dans la réalité, par ce temps d’humidité fétide, un petit frisson. Il demanda un verre d’amontillado, mais alors devant ce vin sec et pâle, les lénitives histoires, les douces malvacées de l’auteur anglais se défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, les douloureux rubéfiants d’Edgar Poë, surgirent ; le froid cauchemar de la barrique d’amontillado, de l’homme muré dans un souterrain, l’assaillit ; les faces bénévoles et communes des buveurs américains et anglais qui occupaient la salle, lui parurent refléter d’involontaires et d’atroces pensées, d’instinctifs et d’odieux desseins ; puis il s’aperçut qu’il s’esseulait, que l’heure du dîner était proche ; il paya, s’arracha de sa chaise, et gagna, tout étourdi, la porte. »
(À rebours, chapitre XI, Huysmans)
 
 

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