Des « sauvages » anthropophages
Détail du globe terrestre
Vincenzo Coronelli (1650-1718), auteur, 1683.
BnF, département des Cartes et plans, GE A 500 Rés.
© Bibliothèque nationale de France
Coronelli complète son tracé par des textes qui se rapportent à tel ou tel lieu, à son histoire, à ses particularités géographiques, aux coutumes de ses habitants, etc. : pas moins de six cents cartouches, retranscrits par le garde du globe terrestre, François Le Large, entre 1704 et 1715, qui, de plus, s'est lancé dans une analyse des figures. Ses commentaires ont un intérêt historique indéniable pour rendre compte de la représentation des diverses cultures dans l'imaginaire occidental de l'époque. Voici ce qu'il dit des Amérindiens :
« Tous les sauvages de l'Amérique sont anthropophages. Herrera parle de quelques-uns de la province de terre ferme qui mangent leurs morts, jusqu'à leurs plus proches parents, celle [la chair] de leurs ennemis crue et toute palpitante et enfin qui tiennent boucherie de chair humaine.
Toutes les relations qui parlent de cette partie du monde ne font guère mention de peuples de ce caractère ; au contraire ils conviennent que tous les sauvages ne mangent point les hommes par ragoût, ni pour vivre, mais plutôt par vengeance, ce qui leur est si naturel qu'il passe de génération en génération.
Ils sont naturellement braves, et ne craignent point la mort, parce qu'ils croient à l'immortalité de l'âme, ils disent que les courageux qui vengent bien leurs parents, qui tuent et mangent beaucoup de leurs ennemis, qui étant pris souffrent sans s'ébranler des tourments qu'on leur fait et qui se moquent en mourant de ceux qui les tuent, vont habiter vers le soleil levant un pays rempli de délices. Au contraire, ils prétendent que les casaniers ou paresseux vont vers le couchant dans un lieu triste et fâcheux. Les anciens qui sont respectés parmi ces peuples, exhortent les jeunes gens à la guerre de la sorte : "Enfants, nous dont les pères ont fait la guerre à tant d'ennemis qu'ils ont vaincus, tués et mangés, pour nous donner exemple d'en faire de même, resterons-nous toujours à la maison ? Souffrirons-nous que notre nation qui a été autrefois la terreur de nos voisins leur devienne en opprobre par leur lâcheté et qu'ils nous outragent ? Non, prenons les armes, vengeons-nous et soyons plutôt tués que de rester oisifs."
Les sauvages étant ainsi exhortés, s'assemblent tous dans un même lieu pour se mettre en marche sous la conduite des plus anciens et des plus braves qu'ils élisent pour leurs chefs et auxquels ils obéissent ponctuellement, ne les abandonnant jamais dans le combat.
Ils amènent les prisonniers qu'ils font à leurs villages où ils les gardent quelques temps pour les engraisser ; ils les marient même, et ceux qui les ont pris ne font aucune difficulté de leur donner leurs filles, leurs sœurs et leurs parentes.
Le jour qu'on veut faire mourir un prisonnier, on avertit les villages alentour pour venir à cette fête, toute la matinée se passe à boire à la santé des uns et des autres, le prisonnier étant paré de plumes fait la même chose, et les met tous en train. Après cela, il se laisse lier, sans faire aucune résistance et étant conduit en triomphe par toutes les rues du village, il marche la tête levée sans marquer aucun chagrin sur son visage, au contraire les regardant fort effrontément, il se vante d'avoir tué, fait rôtir et manger leurs parents et que les gens de sa nation vengeront sa mort.
Après l'avoir ainsi promené, celui qui doit l'assommer s'approche de lui, et lui tient ces propos : "N'es-tu pas un homme de telle nation de nos ennemis ? N'as-tu pas tué et mangé quelqu'un de nos gens ?" Le patient lui répond d'une voix et d'un air assuré : "Je suis ce brave et ce fort qui ai tué et mangé plusieurs des vôtres", puis mettant les deux mains sur sa tête, il dit pour les irriter davantage : "Qui est-ce qui s'est comporté avec plus de fureur que moi en combattant contre vous ou en mangeant vos gens que nous avions faits prisonniers" et plusieurs autres choses de cette nature. Après quoi, l'autre lui répond : "À présent que tu es notre prisonnier, tu vas être tué de ma main, puis nous te ferons rôtir pour te manger. Que m'importe, dit le patient, puisque les gens de ma nation vengeront ma mort."
Étant tué, ils le coupent par morceaux, le font rôtir et le mangent. Ils frottent leurs enfants avec le sang de ce malheureux pour les accoutumer à être cruels. Pendant que le corps rôtit sur une grille qu'ils appellent Boucan, les vieilles femmes, qui se délectent à manger de cette viande, exhortent la jeunesse à faire de pareilles prises sur leurs ennemis. Si la femme qu'ils ont donnée au prisonnier a eu un enfant, ils le regardent comme leur ennemi, et quand il est grand, ils lui font un pareil traitement qu'à son père. »