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Comment naît une politique monétaire

Les conséquences politiques des ordonnances de Compiègne (1360)
Un atelier monétaire
Un atelier monétaire

Bibliothèque nationale de France

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En 1360, la naissance du franc s’accompagne d’un promesse inédite de la part du roi de France : celle de garder cette monnaie stable, dans un contexte de constantes mutations. Un engagement qui jette les bases d’une véritable politique monétaire en France : le franc devient alors un outil politique au service de la royauté.

Compiègne, le 5 décembre 1360 : Jean II le Bon promulgue trois ordonnances destinées à redresser l’économie du pays, mise à mal par les débuts de la guerre de Cent Ans et l’emprisonnement du roi, donnant lieu au versement d’une forte rançon. Outre l’instauration de nouvelles taxes est alors créée une nouvelle monnaie : le franc.

Ordonnance monétaire de Compiègne
Ordonnance monétaire de Compiègne |

Archives nationales

La monnaie, un instrument politique

Ces trois ordonnances marquent la mise en œuvre d’une politique monétaire par les engagements que prend et que tiendra le roi. Jusqu’alors, l’administration royale usait du pouvoir monétaire comme d’une ressource personnelle qu’il s’agissait de maintenir, voire d’augmenter, au prix de mutations1 plus ou moins amples et fréquentes. Les mesures d’accompagnement – prises dès l’époque de Philippe le Bel, et reprises par les textes de Philippe VI, Jean II et du Dauphin Charles, futur Charles V –, demeuraient trop partielles et se révélèrent inefficaces au regard de la situation générale du royaume.

Les ordonnances de 1360 répondent à la situation particulièrement difficile que vit la France dans les années 1356-1360 : après la bataille de Poitiers, le roi et une partie de l’aristocratie sont en captivité à Londres, tandis que dans les campagnes, les paysans se révoltent (Jacqueries), et que Paris se soulève contre le Dauphin. Leur préparation et leur application doivent davantage au Dauphin et régent Charles – futur Charles V – qu’au roi Jean lui-même. Dans l’esprit d’Oresme, conseiller politique et monétaire du régent, le franc doit certes payer la rançon du roi, mais il incarne surtout le souci d’assainir la situation économique d’un royaume sans roi et ravagé, enfin revenu à la paix. Ainsi, dans ces ordonnances de Compiègne, le roi s’engage-t-il à garantir la valeur de la monnaie.

Une monnaie forte et stable

La notion de monnaie forte et stable est indissociable de la création du franc. Bien entendu, la monnaie reste un moyen de paiement et une source de revenus, mais avec Charles V, elle se présente encore plus qu’avant comme un instrument politique constitutif de la souveraineté royale. La stabilité et donc la longévité du franc nouvellement créé font partie du contrat moral qui lie le roi et ses sujets.

Nous ferons faire bonne et forte monnaie d’or et d’argent. (...)

Nous garderons monnaie stable qui puisse demeurer en un état le plus longuement que l’on pourra bonnement (…) et qui ne grèvera point tout notre peuple comme peut faire la mutation de notre monnaie

Ordonnances de Compiègne, 1360

Au lendemain des terribles années de crise, le roi dit vouloir renouer avec la « bonne monnaie », celle du temps de saint Louis ou de Charlemagne. Il s’engage à défendre la stabilité monétaire, c’est-à-dire à renoncer aux mutations et aux refontes qui enrichissent le trésor royal au détriment du peuple. Le roi assure qu’il lèvera l’impôt en monnaie française, gageant ainsi de sa volonté de maintenir une bonne monnaie royale qui dispense du recours à d’autres monnaies.

L’aide (impôt) sera levée en sous et en livres et non en florins, d’où il apparaît clairement au peuple que le roi est résolu à tenir et garder la forte monnaie.

Ordonnances de Compiègne, 1360

Un rapport fixe entre les métaux

Les ordonnances de 1360 établissent un rapport fixe entre les métaux. Les pièces d’or et d’argent du royaume sont évaluées afin « de les ordonner et bien équipoller l’un à l’autre ». Pour la première fois, la différence entre le prix du métal et la valeur de la monnaie ne couvre que les frais de fabrication. Le roi abandonne son droit de seigneuriage, c’est-à-dire qu’il renonce à tirer profit du monnayage, garantissant ainsi la valeur de sa monnaie.

Une monnaie réunifiée

Au cours des années de crise, les provinces du Sud, de langue d’oc, ont gardé une monnaie plus stable que celles du Nord, grevées par la révolte de Paris. Les cours était donc différents en Île-de-France et en Provence. En renforçant la monnaie et en créant le franc, le roi restaure l’unité monétaire du royaume : il ordonne que les nouvelles pièces circulent sur tout le territoire avec la même valeur. Monnaie et royaume sont enfin réunifiés.

Le roi cherche aussi à chasser du royaume les pièces étrangères et à reprendre son indépendance monétaire. Les mutations incessantes ont décrédibilisé le système français et les grandes transactions, notamment dans les foires de Champagne, sont effectuées en florins, monnaie en or de Florence, qui s’est imposée comme la pièce de référence. Le franc entend bien concurrencer le florin et l’évincer du royaume.

Un système monétaire simplifié

Carte des ateliers monétaires sous Jean II le Bon
Carte des ateliers monétaires sous Jean II le Bon |

Bibliothèque nationale de France

Bonnes et mauvaises monnaies, pièces anciennes ou plus récentes, monnaies françaises et étrangères circulent de manière totalement anarchique dans le royaume. Une monnaie forte et stable doit s’inscrire dans un système monétaire simplifié. Le roi ordonne donc que toutes les monnaies en circulation soient fondues pour ne frapper que six nouvelles pièces :

  • le grand franc d’or (peu frappé et dont aucune pièce n’est conservée),
  • le franc d’or,
  • le gros d’argent,
  • le blanc d’argent à fleur de lis,
  • le denier tournois
  • et le denier parisis.

Mais devant l’ampleur de la tâche, il doit tout de même admettre la circulation de quelques pièces étrangères.

Le système comptable est lui aussi simplifié. Le roi veut faire correspondre monnaie de compte et monnaie réelle :

  • 1 franc = 1 livre =  20 sous,
  • 1 blanc d’argent = 10 dernier,
  • 1 tournois = 1 dernier.

Il garde cependant la dualité tournois / parisis.

Naissance de la fiscalité et mesures économiques d’accompagnement

La naissance d’une taxation régulière

Philippe V le Long recevant l’impôt
Philippe V le Long recevant l’impôt |

Bibliothèque nationale de France

Les ordonnances de 1360 sont autant fiscales que monétaires. Il s’agit avant tout de lever une « aide » (impôt) pour libérer le roi en contrepartie d’une monnaie stable. Mais la rançon offre l’occasion d’établir une fiscalité, plus organisée, multiple et permanente.

Jusqu’alors, les ressources du roi provenaient de ses domaines, des bénéfices du monnayage et des éventuelles prises de guerre. En droit féodal, il ne pouvait lever une aide qu’en convoquant les états généraux dans trois cas précis : les frais d’un mariage, d’une guerre ou d’une rançon. Devenu roi en 1364, Charles V comprend vite tout l’intérêt de transformer l’aide en impôts permanents. Il prélève donc une taxe sur les marchandises, notamment la gabelle sur le sel, et un « fouage » calculé par famille. Les impôts indirects et directs sont nés.

Relance économique

Parallèlement, le roi prend des mesures de relance économique. Il fait fondre sa propre vaisselle d’or pour mettre en circulation davantage d’espèces. Les prix et les rémunérations sont fixés par l’autorité royale afin de lutter contre les dérives inflationnistes : c’est la naissance du dirigisme économique, comme l’indique clairement l’ordonnance « qui contient le prix des denrées et des salaires des ouvriers, sur les prévôts et tabellionnages (greffier notarial), et sur les sergents ».

Enfin, mesures importantes pour l’ensemble des sujets et la bonne marche des affaires au quotidien, de nouvelles ordonnances fixent les conditions monétaires des règlements de contrats à termes passés avant le rétablissement de la bonne monnaie et des contrats à venir (ventes, baux à loyer), pour éviter qu’une partie soit lésée par un paiement en mauvaise monnaie.

Les moyens d’une grande politique

Franc à pied de Charles V
Franc à pied de Charles V |

Bibliothèque nationale de France

Pour Charles V, roi « sage » (savant) et bien conseillé, ces réformes sont les conditions du redressement économique et politique de la France. La stabilisation de la monnaie et l’instauration d’une fiscalité permanente lui donnent les moyens d’une grande politique de reconquête : reconquête de l’opinion d’une part, lassée par des années de crise et tentée de mettre le roi sous la tutelle d’un « conseil royal » ; reconquête du territoire d’autre part, en finançant une armée régulière. À la fin de son règne en 1380, la situation économique est assainie et le royaume a recouvré ses provinces perdues. Seuls Calais, Brest, Bordeaux et Bayonne restent aux Anglais.

La création du franc est ainsi une réussite économique et politique.

Notes

  1. Une mutation monétaire est une opération pratiquée par l'autorité qui émet la monnaie : roi, seigneur, ou ville. Elle permet de maintenir ou d'augmenter les revenus tirés du monnayage en changeant la valeur des monnaies, par différents procédés.

Provenance

Cet article provient du site Le Franc (2002).

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