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Extrait

Nicolas Oresme condamne les mutations monétaires

Nicolas Oresme, Traité de la première invention des monnaies, chap. 19 et 20
Savant et traducteur français né vers 1320 près de Bayeux et mort à Rouen en 1382, Nicolas Oresme, maître en théologie, chanoine de Notre-Dame de Paris et doyen du chapitre cathédral de Rouen, devint en 1377, grâce à Charles V, évêque de Lisieux. Traducteur et commentateur d'Aristote, il fut aussi un grand savant dans des domaines divers comme les mathématiques, l'astronomie, la musique ou l'économie. Dans son traité De moneta, probablement conçu entre 1355 et 1360, il s'élève en particulier contre les dévaluations monétaires auxquelles les princes ont souvent recours. La monnaie, affirme-t-il, appartient à la communauté et non au souverain, même si elle est frappée à son effigie. Les conseils financiers d'Oresme furent en partie suivis par Charles V comme le montre la relative stabilité monétaire qui caractérise le règne de ce dernier.

D'abord, il est trop détestable et trop honteux pour un prince de commettre une fraude, en falsifiant la monnaie, appelant or ce qui n'est pas or, et livre ce qui n'est pas livre… En outre, il lui incombe de condamner les faux-monnayeurs. Et comment peut-il avoir le front de se faire reconnaître coupable de ce dont il doit punir tout autre de la plus honteuse des morts ? De plus, c'est un grand scandale et avilissant pour un prince que la monnaie de son royaume ne reste jamais dans le même état mais varie de jour en jour et parfois à la même date vaille plus en un lieu qu'en un autre. De même, très souvent, on ignore, à la longue, durant ces mutations, combien vaut cette pièce-ci ou celle-là, et il faut marchander ou acheter ou vendre la monnaie ou discuter de son prix, ce qui est contre sa nature.

[...] De même, il est absurde et entièrement contraire à la noblesse royale d'interdire le cours de la vraie et bonne monnaie du royaume et par cupidité de décider et contraindre ses sujets à utiliser une moins bonne monnaie, comme s'il voulait dire que la bonne est mauvaise et inversement.

[ ...] Et, de même, il est déshonorant pour un prince de ne pas révérer ses prédécesseurs car tout le monde est tenu par précepte du Seigneur de respecter ses parents. Et apparemment manque de respect à ses parents celui qui décrie la bonne monnaie de ses parents et la fait détruire avec leur portrait et à la place de la monnaie d'or qu'ils ont fabriquée, met une monnaie partiellement de bronze.

[...]

Parmi la multitude d'inconvénients provenant de la mutation de la monnaie qui touchent et regardent l'ensemble de la communauté, il en est un dont il a été question au chapitre 15, à savoir que le prince pourrait ainsi attirer à lui presque tout le numéraire de la communauté et par ce trop appauvrir ses sujets, […] et en outre sous l'effet de ces mutations et affaiblissements l'or et l'argent (en circulation) se réduisent et diminuent en un royaume et, malgré la surveillance et les interdictions qu'on en fait, ils sont exportés hors du royaume où on les cède à plus haut prix, car il se trouve que les hommes portent plus volontiers leurs monnaies là où ils savent qu'elles valent plus. De là s'ensuit donc des baisses du stock de matière première et de la production de monnaie au royaume ou pays où l'on fait des affaiblissements. De même ceux des pays étrangers quelque fois contrefont la monnaie en l'imitant et l'exportent au pays où elle a cours, et grâce à ce vol ils empochent le bénéfice que le roi pensait tirer.

[…] De plus du fait de ces mutations et affaiblissements des monnaies, les marchands cessent de venir de l'étranger et d'apporter leurs bonnes marchandises et richesses naturelles au pays où ils savent que cette monnaie a cours.

[…] En outre dans le pays même où se font de telles mutations, le commerce est si perturbé que marchands et artisans ne savent plus comment régler leurs échanges et en conséquence, ces mutations perdurant, pour les revenus du prince et des nobles les pensions et gages annuels, les rentes et cens et choses semblables ne peuvent plus être fixés et payés correctement et justement.

E. Wolkowski (éd.), Tractié de la première invention des monnoies de Nicolas Oresme, Paris : De Guillaumin et cie, 1864, p. LVI-LXII.
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