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Extrait

« Revalorisateurs » contre « stabilisateurs »

Émile Moreau, Souvenirs d'un gouverneur de la Banque de France

Ce mot « drame » surprendra, appliqué à un événement qui, après le relèvement financier et monétaire accompli en deux ans, était dans la nature des choses. L'équilibre budgétaire était assuré depuis juillet 1926, la Trésorerie de l'État se trouvait en super-équilibre, l'assainissement du bilan de la Banque de France allait être réalisé. Les élections de 1928 venaient de consacrer le triomphe de M. Poincaré et des idées de sagesse qu'il représentait. La situation politique était stabilisée, les finances publiques étaient stabilisées. Quoi de plus naturel, dans ces conditions, qu'on stabilisât à son tour la monnaie, qui depuis dix-huit mois déjà était fixée, en fait, à un niveau immuable ?

Les choses n'étaient pas si simples. Le redressement de 1926-1928 avait rendu, à ceux-là mêmes qui désespéraient de leur pays et de ses capacités de relèvement aux heures sombres de juillet 1926, la confiance…, trop de confiance même.

Des esprits distingués soutenaient qu'on pouvait ramener le franc à sa parité d'avant guerre, au même titre que la livre sterling. Comme c'était tentant, en effet, d'annuler ainsi les effets de la guerre et de l'après-guerre et de payer les rentiers de l'État avec la monnaie dans laquelle ils avaient prêté ce qui représentait pour eux bien souvent toute une vie de labeur acharné !

À ceux-là, la spéculation internationale semblait donner raison puisqu'elle ne se lassait pas d'échanger ses dollars et ses livres contre des francs, dans l'espoir que ceux-ci seraient finalement revalorisés.

Raymond Poincaré qui était l'honnêteté même, et qui avait, à un point peu commun chez les hommes politiques, le souci de l'intérêt public et de la gloire de la France, était au fond de son cœur avec les revalorisateurs.

Mais moi, j'avais le rôle ingrat de représenter les techniciens, ceux qui savaient qu'après la saignée financière des dernières années, il était impossible de retrouver la parité du franc de germinal.

Je savais que, comme l'avait établi le Comité des experts dès 1926, il n'était pas possible de revaloriser le franc au-delà de certaines limites sans imposer un effort de réadaptation particulièrement douloureux à l'économie nationale. Si nous sacrifiions les forces vives de la nation à sa richesse acquise, nous compromettions le redressement accompli et nous préparions à plus ou moins bref délai une contre-spéculation sur notre monnaie.

Or, la parité de 125 francs pour une livre avait été tenue depuis de longs mois. L'économie nationale paraissait y être adaptée. C'est donc à ce cours qu'il fallait stabiliser sans retard.

C'est ce que je fus obligé de dire à M. Poincaré au début de juin 1928, en mettant dans la balance de son jugement la menace de ma démission.

La partie était difficile à jouer. Car j'avais contre moi le sentiment de ce qu'il y avait de plus noble dans le pays. Là était le véritable drame. À ceux qui me disaient avec le président du Conseil : « Il faut que l'État tienne ses engagements, il ne faut pas appauvrir les classes moyennes », j'étais obligé de répondre : « Ce n'est pas possible, il faut stabiliser. Aussi respectable que soit le passé, il faut songer à l'avenir de la France. »

Émile Moreau, Souvenirs d'un gouverneur de la Banque de France, Paris, éd par M.-Th. Génin, Librairie de Médicis, 1954. Cité dans Pierre Milza, Sources de la France du XXe siècle, Larousse, 1997.
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