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Extrait

L'autorité doit-elle surveiller la parole ?

Benjamin Constant, Rélexions sur les constitutions, la distribution des pouvoirs et les garanties, 1814

Les hommes ont deux moyens de manifester leur pensée, la parole et les écrits.

Il fut un temps où l’autorité croyait devoir étendre sa surveillance sur la parole. En effet, si l’on considère qu’elle est l’instrument indispensable de tous les complots, l’avant-coureur nécessaire de presque tous les crimes, le moyen de communication de toutes les intentions perverses, l’on conviendra qu’il serait à désirer qu’on pût en circonscrire l’usage, de manière à faire disparaître ses inconvénients, en lui laissant son utilité. Pourquoi donc a-t-on renoncé à tout effort pour arriver à ce but si désirable ? C’est que l’expérience a démontré que les mesures propres à y parvenir étaient productives de maux plus grands que ceux auxquels on voulait porter remède. Espionnage, corruption, délation, calomnies, abus de confiance, trahisons, soupçons entre les parents, dissensions entre les amis, inimitié entre les indifférents, achat des infidélités domestiques, vénalité, mensonge, parjure, arbitraire, tels étaient les éléments dont se composait l’action de l’autorité sur la parole. L’on a senti que c’était acheter trop cher l’avantage de la surveillance. L’on a de plus appris que c’était attacher de l’importance à ce qui ne devait pas en avoir ; qu’en enregistrant l’imprudence, on la rendait hostilité ; qu’en arrêtant au vol des paroles fugitives, on les faisait suivre d’actions téméraires ; et qu’il valait mieux, en sévissant contre les délits que la parole pouvait avoir amenés, laisser s’évaporer d’ailleurs ce qui ne produisait point de résultat.

En conséquence, à l’exception de quelques circonstances très rares, de quelques époques évidemment désastreuses, ou de quelques gouvernements ombrageux, qui ne déguisent point leur tyrannie, l’autorité a consacré une distinction, qui rend sa juridiction sur la parole plus douce et plus légitime. La manifestation d’une opinion peut, dans un cas particulier, produire un effet tellement infaillible, qu’elle doive être considérée comme une action. Alors, si cette action est coupable, la parole doit être punie.

Il en est de même des écrits. Les écrits, comme la parole, comme les mouvement les plus simples, peuvent faire partie d'une action. Ils doivent être jugés comme partie de cette action, si elle est criminelle. Mais s'ils ne font partie d'aucune action, ils doivent, comme la parole, jouir d'une entière liberté.

Benjamin Constant, Rélexions sur les constitutions, la distribution des pouvoirs et les garanties, dans une monarchie constitutionnelle, Paris : 1814, p. 143-145.
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