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Extrait

Un journal ouvert à toutes les opinions

Émile de Girardin, « Éditorial », La Presse, no 1, 1er juillet 1836

Ce journal s'est proposé un grand dessein : ce serait de réunir dans son centre de hautes intelligences éparses jusqu'ici en des lieux très divers et des distances grandes en apparence. Ce serait d'harmoniser ces individualités puissantes par elles-mêmes, mais susceptibles de plus d'action encore.

Notre pensée a été, en créant ce journal, que les nombreuses divergences d'opinions tenaient à la diversité des préoccupations, à la différence des points de vue ; que cette divergence était plus apparente que réelle ; qu'elle existait en surface partout, en profondeur presque jamais. Un examen attentif, puis une étude plus sérieuse nous ont bientôt fait connaître que les plus éminentes intelligences bâtissaient sur un fond d'idées presque identiques. En creusant, nous avons trouvé les mêmes couches, comme nous le ferons voir plus tard, sous l'édifice de leurs discours et de leurs écrits.

Il n'y a guère, socialement, qu'une idée mère dans les esprits. Le problème à résoudre est toujours celui-ci : le plus de bonheur possible pour le plus grand nombre possible. C'est là que se rencontrent tout homme d'Etat, tout penseur et tout écrivain.

Toutes les opinions, tous les intérêts légitimes ne peuvent-ils pas être représentés, servis, conciliés, dans un même journal, comme dans un même gouvernement ; dans un même journal, comme dans une même patrie ? Non, si vous ne voulez voir dans la presse qu'une interminable polémique, qu'une arène de gladiateurs, ou bien encore une barre où les disputeurs sont au hasard demandeurs et défendeurs, comme à la barre judiciaire ; une tribune où chaque orateur parle selon la passion du banc d'où il vient et où il retourne systématiquement ; oui, au contraire, si un certain nombre d'hommes forts et pleins de substance, laissant là des querelles surannées, viennent apporter dans un foyer commun leur part de pensées civilisantes ; si un même journal se compose une individualité de toutes ces individualités, et rend identiques, en se les assimilant, ces tributs de natures diverses qui affluent vers lui ; s'il prend l'élément de liberté à l'un, le moyen de gouvernement à l'autre ; si celui-ci fournit le secret de faire la société plus riche, celui-là de la rendre plus morale ; si l'un nous apprend comment il faut qu'on l'administre, comme il faut qu'on la prenne sans la blesser dans le filet de l'impôt, pendant que l'autre nous enseigne comme on relève par de nobles excitations ces natures emprisonnées dans la routine des habitudes vulgaires. Un journal ainsi compris réalisera l'unité d'enseignement, d'enseignement complet ; ce serait une sorte de 
monarchie modèle, d'expérimentation gouvernementale plus parfaite et plus avancée. On monterait à sa tribune, non pour s'y contredire, mais pour y parler à son tour.

Notre pensée n'est pas de réformer la presse qui se fait : elle serait insensée mais de mettre en faisceau toutes les vives lumières qui scintillent de loin en loin pour éclairer de leur brillant ensemble ce lieu de halte où nous vivons campés depuis six ans, et qu'il faut quitter enfin, pour une vie normale et progressive. Nous ne prétendons pas refaire ce qu'a fait l'ancienne presse, mais faire autrement et autre chose.

Nous disons à la poésie, nous disons à la tribune et à la presse, à tout ce qui a force et vie, à tout ce qui a une grande voix à faire entendre et de bonnes vérités à dire : le moment est venu de parler.

Paul Ginistry, Anthologie du journalisme du XVIIe siècle à nos jours, t. 1, Paris : libraire Delagrave, 1917, p. 270-272.
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