Félix Nadar : Catacombes de Paris, façade n°12, 1862

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Rappel historique

Au XVIIIe siècle, le plus grand cimetière de Paris, le cimetière des Innocents, est devenu un danger pour les habitants du quartier. En 1785, le Conseil d’État, prononce l’évacuation du lieu et son remplacement par une place publique. L’utilisation des anciennes carrières de la Tombe-Issoire est choisie pour déposer les ossements. L'appellation de "Catacombes" a été donnée à l’ossuaire en référence aux Catacombes de Rome. Le transfert dure plus de 6 mois. Arrivés à destination, les os sont déversés par d’anciens puits d’extraction des carrières et s’entassent en bas, fracassés. Par la suite, les ossements des autres cimetières de Paris y sont transférés à leur tour.
Pendant le Second empire, les Catacombes suscitent la fascination du public. En 1860, Napoléon III y descend avec son fils. On y organise des événements, comme des concerts ou des fêtes. C’est aussi une source d’inspiration littéraire. Les romanciers les prennent comme théâtre de leurs histoires. Gérard de Nerval, dans la nouvelle Le monstre vert, Joseph Méry, dans son roman, Salons et souterrains de Paris, ou encore Alexandre Dumas, dans son roman paru en feuilletons, Les Mohicans de Paris.
Nadar exploite l’univers fantasmagorique et étrange de « la cité des morts » : il montre, grâce à la lumière électrique, ce que de rares privilégiés ont pu contempler, lors des quatre visites annuelles éclairées à la lanterne autorisées par la municipalité parisienne. Le reste de l’année, les galeries sont le théâtre d’un ballet d’ouvriers qui continuent à entretenir les murs d’ossements.

Description d’image

Cette épreuve est réalisée en 1861 sur papier albuminé d’après un négatif sur verre au collodion et mesure 28 sur 21,8 cm. Ce papier a été inventé en 1847 par Louis Désiré Blanquart-Evrard. Il permet de faire des tirages photographiques positifs à partir d'un négatif. La tonalité sépia provient de la présence d’albumine d’œuf qui fixe les éléments chimiques sur le papier.
Un mur d’os humain tapisse la paroi, encadrée par une charpente en pierre calcaire. Comme le veut la tradition médiévale des ossuaires, il est enrichi de décors laissés à la fantaisie des ouvriers. La méthode relève de la technique des hagues et bourrages : elle consiste à construire en façade un parement où se superposent crânes et os longs, qui retient le reste des ossements. Plus question de corps individuels, anonymes ou célèbres, mais un bannissement de l’individualité. Crânes en colonnes et os sont empilés. Par souci d’ornementation, on a pris soin de garder les crânes les mieux conservés pour couronner la façade. On peut donc voir une alternance d’os et de crânes qui forment un décor macabre étonnant.
Le projecteur sur la droite, rend possible la photographie. C’est une lampe au magnésium. L'étude du magnésium par Bunsen et Roscoe en 1859 a montré que ce métal facilement inflammable brûlait en émettant une flamme très blanche de composition similaire à celle de la lumière solaire. Deux fausses colonnes plaquées sur la structure donnent l’illusion d’un temple en trompe l’œil. Une énorme croix est plantée entre elles. La croix porte une inscription latine, qui signifie « Ceux qui dorment dans la poussière, De la terre se réveilleront. Les unes dans la vie éternelle, Les autres dans l’opprobre. » C’est une citation la Bible, tirée du Livre de Daniel, grand prophète avec Isaïe, Ézechiel et Jérémie.
Le flash éclaire de plein fouet la croix et les piliers, reléguant dans l’ombre l’angle droit du mur orné d’os et de crânes, ainsi que l’espace qui se trouve au premier plan.

Protocole photographique

Pour photographier les Catacombes, Nadar peut compter sur le procédé au collodion sur verre, mais la tâche requiert la lumière artificielle électrique. Il met au point un système d’éclairage à la poudre de magnésium alimenté par une batterie de 50 piles, pour lequel il dépose un brevet en février 1861. Il l’avait d’abord expérimenté dans son studio du boulevard des Capucines au cours de séances où il s’improvise comme modèle. Puis il fera quelques essais avec Gustave Doré ou Émile Pereire avant de l’emporter avec lui sous terre. Néanmoins, ces expérimentations, peu concluantes au début, ne restent pas secrètes : « Le bruit de la tentative s’était répandu dans notre microcosme photographique où chacun tenait l’œil ouvert sur son voisin et j’étais aussitôt invité à donner une séance au Cercle et journal la Presse scientifique, alors installés rue de Richelieu. » (Quand j’étais photographe, p. 114) Lourdement équipé, Nadar obtient donc l’autorisation de descendre avec son matériel – fioles de collodion, laboratoire mobile, plaques de verre, chassis, lampes au magnésium etc… – dans les entrailles de la capitale. Expérience folle, qui lui permet néanmoins d’obtenir un résultat unique lequel se fonde sur une gestion du temps minutée et précise. Le négatif doit être préparé, exposé, puis développé en un temps très court, car, une fois sec, il devient insensible et, si la prise de vue a déjà été faite, impossible à développer. Selon la température et l'humidité ambiantes, l'opération ne devait pas dépasser de 15 à 30 minutes au total.

Intention et dispositif

L’objectif de la chambre photographique de Nadar, est de passer à la lumière diurne. Il va nous « rendre ce qu’avec nous "il" voit » », dit-il. (p. 112) C’est le premier essai souterrain photographique à la lumière artificielle. Nadar va utiliser la pile Bunsen, pour produire l’électricité. Elle fournit des courants importants sous 2 volts malgré l’émission désagréable de vapeurs nitreuses produites par la réduction de l’acide sulfurique.
« Ces premiers clichés ressortaient durs, avec des effets heurtés, les noirs opaques, découpés sans détails dans chaque visage. […] Pour parfaire, il fallait un second foyer de lumière adoucie, fouillant les parties ombrées. J’essayai les flambées de magnésium ; Mais nous n’avions pas encore les lampes si propices inventées depuis et l’usage du magnésium, sans parler de la fumée, présentait nombre d’inconvénients. » Les batteries restent à la surface sur le trottoir et alimentent par le truchement de câbles électriques des arcs qui permettent de réduire le temps de pose à quelques minutes. De 1 à 2 minutes dans le meilleur des cas à plus de 15 minutes selon le témoignage de Nadar.
« Je tentai de tamiser ma lumière en plaçant une glace dépolie entre l’objectif et le modèle, ce qui ne pouvait m’amener à grand chose ; Puis, plus pratiquement je disposai des réflecteurs en coutil blanc, et enfin, un double jeu de grands miroirs répercutant par intermittences le foyer lumineux sur les parties ombrées. J’arrivai ainsi à ramener mon temps de pose à la moyenne diurne et finalement je pus obtenir des clichés à rapidité égale et de valeur tout à fait équivalente à celle des clichés exécutés quotidiennement dans mon atelier. » (p. 115)

Analyse et interprétation

Nadar passe trois mois à photographier sous terre. Il rapporte cent clichés qu’il offrira à la Ville de Paris. Son travail rend visible l’invisible, l’ossuaire obscur qui gît sous la capitale, ce qui n’a jamais été fait avant lui. Mais il a conscience que les images qu’il remonte des Catacombes n’ont rien à voir avec celles que la plupart des gens se font de ce lieu fantasmagorique par excellence. Si ce cliché apporte une vision compréhensible des lieux souterrains parisiens, il peut aider à construire une autre vision, reconstruire un autre imaginaire, un autre champ de possibles. Tout au moins, le cliché peut-il rajouter une autre fiction à l’imaginaire. Il peut aussi transformer de manière irréversible l’imaginaire mental et pour en façonner un autre.
 
 en savoir plus :
Le Paris souterrain. De la tradition romantique à la technicité moderne, par Bernd Stiegler
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