Les usages de la photographie

Il fallait que la science s'emparât de la photographie pour avoir raison des préjugés, se servant d'elle comme moyen de contrôle ou d'enregistrement pour ses recherches les plus méticuleuses, déclarant que la photographie lui fournissait de puissants, parfois même d'uniques moyens d'investigation. On sera d'autant plus reconnaissant aux savants […] que leur aveu de collaboration photographique semblait presque une compromission.
C'est ainsi que, lorsque M. Janssen commençait à s'occuper de photographie astronomique : « Que fait Janssen, dit un de ses collègues ? — Oh ! ne m'en parlez pas ! reprit un autre, il est tombé dans la photographie. » Mais ce déni de justice, cet esprit de dénigrement, ne pouvaient subsister devant les résultats surprenants dus à la coopération de la photographie et des sciences. Il fallut bien reconnaitre enfin qu'elle contribuait largement aux progrès humains.
 

La coopération de la photographie et des sciences

Ainsi M. Janssen observe photographiquement le passage de Vénus et nous fait assister aux changements incessants de l'aspect du Soleil, dont il nous rapproche. La configuration de la Lune est aussi connue dans toutes ses parties visibles. Les frères Henri élaborent les éléments d'une carte céleste, et l'amiral Mouchez, l'éminent directeur de l'Observatoire, réunit à Paris le premier Congrès astro-photographique qui décide la mise en œuvre de cette carte, à la gloire de notre pays. La plaque photographique décèle alors l'existence d'étoiles inconnues, et la finesse des préparations sensibles est telle, que c'est maintenant avec le microscope que l'astronome découvre de nouveaux mondes.
 
 
L’ingénieux et savant docteur Marey obtient photographiquement la trajectoire d'un corps lancé dans l'espace ; il décompose les mouvements de l'homme et des animaux. Adjoignant la chambre noire aux admirables moyens dont il dispose pour sa méthode graphique, il étudie le vol des oiseaux et parvient à saisir les évolutions successives de l’aile de l'insecte ; il prépare ainsi le vol humain.

 
 
À l'aide de la photomicrographie, Pasteur, Grancher, Yvon, à l’École de médecine, scrutent et pénètrent les mystères des phénomènes biologiques, cherchent et trouvent la cause et le remède de nos maladies par l'étude de l'organisation et de la génération des infiniment petits, pendant que Charcot suit à l'aide de la photographie les différentes phases des maladies nerveuses. Elle contribue encore à l'éducation médicale par la représentation fidèle des préparations anatomiques, des déformations humaines ou des plaies. Elle nous montre l'intérieur de l'œil, le larynx, etc. Demain, la chirurgie lui demandera de suivre, toujours pour l'enseignement, les phases consécutives de l'opération.
 

 
Tout se photographie : les ondes sonores, l'étincelle électrique, la foudre. La photographie sert à la spectrographie et enregistre les perturbations atmosphériques. Aujourd'hui, la photographie orthochromatique nous donne les différentes couleurs à leur juste valeur : le bleu ou le violet ne viennent plus forcément blanc, et l’épreuve ne reproduit plus le rouge, le vert et le jaune par du noir. L'harmonie du paysage, du tableau, est ainsi absolument respectée dans leur reproduction. Abordant résolument la question conclusive, Lippmann nous fait espérer même la reproduction exacte de toute la gamme des tons par ses admirables recherches scientifiques, qui lui ont permis de fixer toutes les nuances du spectre. Et, à ce propos, nous devons mentionner les résultats déjà obtenus par des méthodes toutes différentes et dues à Ducos du Hauron et à Charles Cross d'une part, et d'autre part à Léon Vidal. […]
 

 
De son côté, Élisée Reclus puise de précieux renseignements pour la géographie dans les documents photographiques rapportés par les voyageurs. L'anthropologiste et l'ethnographe empruntent à la photographie la précision de son rendu pour l’étude de la race humaine sur les différents points du globe. De même pour l’archéologue, qui a besoin d’interroger les reproductions des monuments lointains, des pièces curieuses ou des inscriptions. Elle fait renaitre pour lui sur le parchemin jauni par le temps les textes effacés ou rendus invisibles. Toujours en s'aidant d'elle, le naturaliste, zoologiste, entomologiste, botaniste, etc., acquerra des notions plus parfaites de la structure intérieure, de l'anatomie des plantes ou des animaux du monde entier. […]
L'ingénieur, l'architecte et jusqu'au propriétaire suivront de loin leurs travaux en cours d'exécution.
Elle concourra à l'instruction générale, soit par les projections, les conférences, soit surtout pour l'illustration du livre. La théorie des exercices du corps sera apprise par des photographies représentant les différents mouvements à exécuter. L’étude de la physionomie humaine, nous donnant photographiquement les modifications successives des expressions que la pensée fait naître et que la parole transmet, provoquera de singulières et nouvelles réflexions chez les physiologues. En 1886, au centenaire de M. Chevreul, j’ai eu l’idée d’adjoindre l’appareil photographique au phonographe et d’exécuter un certain nombre de clichés de l’illustre vieillard au cours de ses conversations avec mon père. Mais comme Edison, qu'on dit avoir depuis repris cette idée, ne nous avait pas encore fourni commercialement le phonographe, j'avais chargé un sténographe de recueillir simultanément les paroles prononcées.
 

 
Nous retrouvons encore la photographie aux travaux publics. […] Les photographies que la Ville conserve précieusement permettent de perpétuer le souvenir qui guidera l'historien. À ce propos on ne se contente plus de photographier le jour, il faut encore que l'objectif puisse percer les ténèbres. On emprunte alors à l'électricité la puissance de sa lumière, et mon père photographie le Paris souterrain, catacombes et égouts, dès l'année 1860. Il exécute aussi aux lumières artificielles un certain nombre de portraits. Aujourd'hui le magnésium, d'un emploi plus facile, remplace l'électricité, et c'est ainsi que la puissance d'éclairage d'une seule lampe, scientifiquement constatée, s’est élevée jusqu'à 3 800 carcels.

 
 

La photographie au service de la justice

La photographie éclaire même la Justice en l'aidant à la reconnaissance des récidivistes. Ainsi, de toute personne arrêtée, deux épreuves sont prises. Pour arriver aux reconnaissances nécessaires à la ressemblance brutale, l’éclairage reste toujours Je même. Ces épreuves sont jointes à l’enregistrement d'un signalement minutieux d'après la méthode pratique et précise de M. Bertillon. Ce service, à la Préfecture de police, n'exécute pas moins de 12 000 clichés par an ; il a servi à 4 000 reconnaissances depuis huit années. En outre du service anthropométrique, l'épreuve photographique aide encore à l'arrestation des malfaiteurs en fuite par l'envoi rapide des copies de leur port rait dans toutes les directions. […]
En cas d'enquête judiciaire, des épreuves du lieu du crime ou de l'accident accompagnent les pièces à conviction réunies pour les confrontations. […]
Il y a quelques années, M. Galton imagina à Londres de collationner par catégories les différents types de malfaiteurs entre lesquels il pensait pouvoir établir une disparité. Ayant dans ce but réuni des photographies d'individus de criminalité identique, il rephotographiait sur une seule et unique plaque toutes ces têtes, qui venaient par repérage prendre la même place dans le cliché, de telle façon que les principaux traits, le nez, la bouche et les yeux coïncidassent le plus exactement possible.

 
On arriverait ainsi, en synthétisant dans une seule épreuve les différences d'aspects individuels, à établir le type d'une même race. Ce système, étudié avec prédilection par le savant docteur Topinard, pourrait alors être également étendu aux consanguinités de la famille ; mais, à mon sens, les moyens dont on s'est servi ne me semblent pas encore suffisants pour qu'on puisse garantir l'impeccabilité des résultats. Malgré cela, le portrait composite n'en reste pas moins curieux. Ainsi, sans ressembler particulièrement à aucun des cinq frères qui la composent, on ne reconnaît pas moins dans le composite qui les résume le prototype de la famille Reclus. […]
Dans bien des cas, la police ou même le simple particulier emploiera utilement l'appareil dissimulé, Détective ou autre. Chaque personne qui se présentera à la caisse d'une maison de banque sera photographiée à son insu. Dans la vie privée, nous voyons ces instantanés donner lieu à des surprises inattendues. J'entends encore le cri de stupeur de ce monsieur qui trouva chez moi, dans un instantané pris au hasard, sa femme causant familièrement dans la rue avec un personnage qu'il eût voulu voir aux cinq cents diables. Mais sa perplexité ne fut heureusement pas de longue durée ; il fut tout de suite rassuré et moi de même : en examinant de plus près, il s'aperçut que le causeur de la rencontre était son meilleur ami... Un appareil automatique que j'ai imaginé, fonctionnant nuit et jour, vous donne la photographie de toute personne qui essaye d'ouvrir indûment votre coffre-fort. […] Toutes les portes des habitations peuvent être munies d'un système semblable, et une disposition analogue constatera toujours automatiquement le flagrant délit. Ainsi verra-t-on sûrement avant peu l'épouse outragée apporter sous les yeux du tribunal la preuve même, l'irrécusable preuve de son infortune... Mais revenons aux choses majeures. C'est à la guerre et à la marine que la photographie semble avoir encore apporté ses applications les plus utiles et les plus variées.

La photographie au service de la guerre

La photographie concourt d'abord largement à la confection des cartes en même temps qu'elle sert à la reproduction de tous dessins : pièces de mécanique, d'armurerie, etc. Le colonel Laussedat nous a démontré, de quelle importance était la photogrammétrie pour les travaux topographiques. Pour la balistique, la photographie est le témoin authentique de la puissance des explosifs et de leurs résultats. Des instantanés sont pris de l'éclatement du projectile, de la mine, de la torpille, etc. L'appareil photographique surprend même la balle du fusil dans sa trajectoire.
Il peut servir à l'enregistrement des dépêches que transmet le télégraphe optique et il devra toujours accompagner la reconnaissance militaire. Par un tirage immédiat des clichés, les officiers seront munis de renseignements précieux quant aux dispositions à prendre, suivant l'aspect d'ensemble ou de détail du terrain à franchir. La téléphotographie nous fait lire sur le parement du soldat, photographié à longue distance, le numéro du régiment auquel il appartient. L'étendue du terrain reconnu photographiquement sera considérablement augmentée par l'adjonction de la chambre noire à l'aérostat. […]
C'est à l'initiative privée de mon père qu'ont été dus les premiers essais de photographie aérostatique qui remontent à l'année 1858. Cette première épreuve ne pouvait atteindre naturellement à la perfection de celles que nous obtenons aujourd'hui couramment ; les procédés photographiques étaient alors hérissés de nombreuses difficultés et ne donnaient qu'une rapidité bien inférieure à celle d'aujourd'hui. Plus tard, quelques résultats heureux furent apportés par des aéronautes photographes. Qu'il me soit permis d'ajouter ici que la photographie aérostatique a été adoptée au ministère de la guerre pour les services militaires en France après examen des séries d'épreuves que j'avais obtenues du ballon de mes amis Tissandier. La microphotographie pour la transmission des dépêches par pigeon voyageur a rendu de grands services et elle est appelée à jouer un grand rôle dans la correspondance. […]
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