Un nouvel imaginaire de la surprise et de l'accident

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette dimension fantasmatique (indissociable de la production d'une iconographie quelle qu'elle soit) s'élabore de façon très concrète. Parmi les facteurs qui l'alimentent, on peut identifier le discours tenu par les principaux acteurs de l'activité photographique. Relayé par divers intermédiaires ‒ dont les fabricants de matériel photographique ‒ celui-ci s'explique par la perception d'une opportunité stratégique : dans le cadre d'une pratique minoritaire et encore mal considérée, les nouvelles possibilités de l'émulsion permettent à la fois de redorer le blason de la photographie, en la rangeant sous la bannière des sciences, et de relancer sa pratique par l'ouverture de nouveaux horizons. Lorsque le vieux routier de l'agit-prop photographique qu'était Alphonse Davanne, président de la Société française de photographie, présente en 1881 une conférence à la Sorbonne, il n'hésite pas, malgré quelques précautions oratoires, à entraîner son auditeur du côté du rêve : « Nous ne pouvons pas savoir si les communications venues de l'étranger au sujet de cette extrême rapidité ne présentent pas quelque exagération : en Amérique, on a photographié, paraît-il, un train de chemin de fer marchant à toute vitesse, avec la netteté voulue pour qu'on pût en voir tous les détails [...]. On rapporte qu'en Angleterre, un opérateur aurait pu reproduire ainsi chaque goutte d'eau de la gerbe d'un arrosoir ; un autre aurait saisi l'hirondelle au vol et fixé le reflet jeté sur l'étang qu'elle traversait : je regrette de ne pouvoir vous montrer ces merveilles, je vous les raconte comme elles m'ont été contées. » Avant même de pouvoir réaliser ces images, le gélatino-bromure d'argent y aura fait rêver. Replaçant la photographie dans son siècle en lui ouvrant la gamme des sujets animés dans lesquels les contemporains reconnaissent les signes de la vie moderne, la nouvelle émulsion la situe également sous le signe d'une accélération permanente, d'une compétition de la vitesse qui fera les beaux jours des sociétés d'amateurs.

Une activité plus ludique et plus détendue

Nouveau procédé, le gélatino-bromure d'agent impose également une nouvelle pratique du médium argentique, ce qui conduit rapidement à couper en deux la photographie. Alors que les portraitistes formés au collodion humide continuent à exercer selon leurs habitudes, une nouvelle génération d'amateurs s'empare de l'émulsion et l'utilise loin des ateliers ‒ ce qui n'est pas le moindre facteur pour expliquer le renouvellement de l'iconographie auquel on assiste à ce moment. Entre les deux pratiques, un élément surtout a changé. Exercice exigeant, la photographie était jusque-là une pratique plutôt sérieuse, parfois austère. La facilité d'utilisation apportée par le gélatino-bromure n'ouvre pas seulement plus largement les portes du médium, elle en fait une activité plus ludique et plus détendue ‒ d'où l'apparition de nouveaux sujets. Conformément à l'évolution de la société des loisirs, la photographie passe elle aussi du studium à l'otium.
On le voit, tous ces facteurs sont intimement liés les uns aux autres. Loin d'être déterminée par le seul vecteur technologique, la « révolution » de l'instantané est construite par un faisceau d'éléments où l'événement technique (un, support plus sensible) n'est que le plus visible ‒ mais pas forcément le plus important.
Combiné à l'abandon de la tutelle des Beaux-Arts au profit d'un contexte d'objectivité scientifique, et à l'ouverture apportée par une nouvelle génération de photographes, il produit une iconographie cohérente, où s'expriment un certain nombre de choix imaginaires.
 
Plutôt que de définir absolument l'instantanéité par un critère mécanique (vitesse de l'obturation, mouvement du sujet, etc.), il me semble qu'il faut accepter de la circonscrire historiquement grâce à l'ensemble de ces facteurs, qui trouvent chacun leur traduction dans l'image et par lesquels les contemporains distinguaient sans hésitation, comme deux pratiques que tout opposait, la photographie instantanée de la photographie posée. De même qu'il faut faire la part de l'influence des travaux de Marey lorsqu'on veut définir cette iconographie : beaucoup plus qu'une représentation du mouvement ‒ tâche strictement impossible de l'image fixe ‒, l’instantané fixe un répertoire de la surprise et de l'accident, qui trouvera sa prolongation au début du XXe siècle, aussi bien dans le photojournalisme que dans la Nouvelle-Vision. Au total, entre le coup d'envoi de Sallie Gardner et la chasse aux images des excursionnistes, en l'espace d'une petite quinzaine d'années, se sera joué un renouvellement profond et complet non seulement de l'iconographie, mais de la culture photographique, interdisant tout retour en arrière : une « révolution » proprement dite de la photographie, de l'image et de l'imaginaire.  
 
 
Ce texte a été initialement publié dans le catalogue de l'exposition « La révolution de la photographie instantanée, 1880-1900 », organisée en collaboration par La Société française de photographie et la Bibliothèque nationale de France, et présentée sur le site Richelieu, galerie Colbert, du 31 octobre 1996 au 4 janvier 1997.
 en savoir plus
haut de page