Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

L’argile support privilégié de l’écriture cunéïforme

Tablette administrative sumérienne
Tablette administrative sumérienne

© Musée du Louvre/ M. et P. Chuzeville

Le format de l'image est incompatible
En Mésopotamie, le nom du scribe s'écrivait à l'aide des idéogrammes sumériens DUB. SAR, « (celui qui) écrit la tablette », ce qui confirme – si les centaines de milliers de tablettes d'argile découvertes sur les sites antiques ne suffisaient à le démontrer – que la forme privilégiée du support de l'écriture cunéiforme est la tablette. La signification du signe DUB (tablette), connu dès les origines de l'écriture, vers 3300 avant notre ère, est assurée par son aspect archaïque : un rectangle quadrillé pourvu d'une poignée. On pourrait donc penser que les premières tablettes étaient en bois ciré, comme cela s'est produit au cours du dernier millénaire de l'existence du système cunéiforme. Mais les hypothétiques tablettes de bois des origines ne se sont pas conservées et les plus anciens documents écrits qui nous soient parvenus sont en argile et, très rarement, en pierre

L’argile, matière noble et abondante

Les vallées du Tigre et de l'Euphrate ne possèdent qu'une ressource naturelle : leur terre, dont la seule richesse est le limon fertile déposé par l'eau des fleuves, domestiquée grâce à un réseau de canaux d'irrigation. L'argile sert de matériau de construction, comme elle sert à fabriquer les ustensiles de la vie quotidienne. Elle devint donc naturellement le matériau privilégié pour écrire.

Mythe sumérien de la création de l’homme
Mythe sumérien de la création de l’homme |

Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Si l'argile est une matière commode, abondante et bon marché, elle n'en est pas moins une matière noble. En contemplant leur paysage d'argile et d'eau, les penseurs de l'antique Mésopotamie, ceux de la vieille ville sumérienne d'Eridu dans les marais du Sud, puis ceux de Babylone, lui attribuèrent la qualité d'élément primordial. Enki, le dieu d'Eridu, maître de l'océan d'eaux douces qui soutient la terre et déverse ses eaux fertilisantes dans le lit desséché des cours d'eau pour produire le limon, créa l'homme à partir d'une motte de terre. Mais comme un élément inerte ne peut produire la vie, les savants scribes de Babylone, de tradition akkadienne, imaginèrent que l'homme avait été créé à partir d'argile mêlée au sang et à la chair d'un dieu immolé ; ainsi, dit le mythe d'Atrahasis (lignes 212-218), « seront associés du dieu et de l'homme réunis en l'argile [...] afin que dans l'homme, il y ait un esprit [...] et cet esprit sera là pour le garder de l'oubli ».

Une écriture-sculpture

Préparation médicale contre la paralysie faciale
Préparation médicale contre la paralysie faciale |

Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

La Mésopotamie est une civilisation de l'argile : si ce matériau est le support obligé de l'écriture, il est aussi l'instrument de son destin, de sa transformation d'écriture d'images (pictographique) en écriture abstraite, en trois dimensions. L'écriture cunéiforme a évolué pendant trois mille ans pour essayer de s'adapter de mieux en mieux aux contraintes mais aussi aux possibilités plastiques de son support, qui lui a permis de devenir une écriture-sculpture.

Ce caractère sculptural de l'écriture fut pleinement réalisé lorsqu'on la transposa sur d'autres supports, plus durs, la pierre ou le métal, matériaux précieux parce qu'ils étaient importés des montagnes lointaines, souvent au prix de guerres meurtrières. Leur rareté et leur beauté les destinaient à pérenniser les inscriptions royales, votives ou de fondation, écrites pour braver l'éternité. L'or, l'argent, le cuivre et le bronze, le lapis-lazuli, la cornaline ou l'agate, mais aussi la dure diorite noire ou l'albâtre translucide sont les supports de l'écriture destinée aux dieux et aux rois, sous forme de bijoux ou d'objets de toutes sortes, principalement de tablettes.

Sur la pierre, les caractères archaïques de l'écriture furent conservés plus longtemps, par souci d'esthétique et de solennité. Ainsi, sur argile, le sens de l'écriture des tablettes primitives, de haut en bas et de droite à gauche, subit une rotation de 90 degrés, peu après le milieu du 3e millénaire, lorsque l'écriture cunéiforme dut s'adapter à la langue akkadienne sémitique, très différente du sumérien des origines, et qu'elle perdit donc une partie de son symbolisme primitif ; en revanche, l'orientation originelle des signes se conserva dans la pierre jusque vers 1500 avant notre ère.

Les contraintes du support

Étiquette inscrite destinée à la carcasse d’un mouton mort de froid
Étiquette inscrite destinée à la carcasse d’un mouton mort de froid |

Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Daniel Lébée

Le poids de la tradition sur argile entraîna pourtant des contraintes pour les autres supports : ainsi, le revers des tablettes de pierre est toujours bombé, comme celui des tablettes d'argile, pour lesquelles cette particularité s'explique plus naturellement par des raisons techniques, pratiques. En effet, les premières tablettes, comme la majorité des textes durant toute l'histoire de l'écriture cunéiforme, avaient des dimensions qui permettaient au scribe de les tenir dans la main ; comme on écrivait sur une terre humide et malléable, lors de l'inscription de la première face, le dos de la tablette prenait la forme courbe de la paume de la main, tandis que, pour écrire la deuxième face, le scribe faisait très attention à ne pas effacer les signes qu'il avait déjà tracés. Même les tablettes littéraires au texte précieux ou les grands bilans d'exploitations, qui pouvaient avoir plus de quarante centimètres de côté, gardèrent néanmoins toujours la forme convexe caractéristique pour leur revers. Ici également, c'est la nature du support qui conditionne l'instrument servant à écrire, à pyrograver, à teindre, à colorier, à inciser, à graver, à tracer...

Hymne à la déesse Ishtar
Hymne à la déesse Ishtar |

Photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault

La gravure sur pierre des signes cunéiformes, créés pour un support d'argile, présentait des difficultés particulières et souvent les erreurs étaient laissées sans correction par les scribes-lapicides, dans l'espoir qu'elles passeraient inaperçues. L'argile, au contraire, était malléable et pouvait être remodelée pour recevoir à nouveau une inscription. Elle avait aussi l'avantage de pouvoir être transportée facilement et les tablettes voyageaient. Pour établir les textes officiels, stèles commémoratives ou documents de fondation, sauf exception, les scribes du palais royal composaient sur argile des modèles d'inscriptions qui étaient envoyés dans les lointaines provinces ; ils y étaient recopiés sur les documents et monuments portant le nom du roi tandis que la métropole gardait dans ses archives une copie du document original.

Malgré leur apparente fragilité, conservées dans la terre ou, souvent, cuites par les incendies qui ont détruit les royaumes dont elles constituaient les archives et les bibliothèques, les tablettes d'argile crue sont parvenues jusqu'à nous, restituant la mémoire et l'histoire des civilisations antiques du Proche-Orient.

Dans un essai sur l'école, un jeune élève loue le « grand frère », son maître de travaux pratiques, en ces termes : « Il a accoutumé ma main à l'argile, il m'a fait acquérir un comportement droit. » Car l'homme cultivé, aux yeux des scribes qui constituaient l'élite de la société mésopotamienne, se distingue de l'homme inculte justement par sa capacité à lire et à écrire les tablettes d'argile enseignant la connaissance des règles qui régissent l'univers.

Lien permanent

ark:/12148/mmtvcccs313w4