Le temps de la représentation

En regardant cette image sous un angle technique, celui de sa composition, une foule de questions surgissent. Pourquoi les deux cavaliers sont-ils plus grands que les autres, alors qu’ils sont plus éloignés ? Pourquoi ont-ils exactement la même attitude ? Pourquoi les personnages et les chiens sont-ils massés dans la partie gauche du tableau, alors que le cerf est seul dans la partie droite ? Pourquoi les jambes des deux valets ont-elles l’air de se croiser ?
Ceci n’est assurément pas là le fruit du hasard, mais le résultat d’une volonté délibérée de la part de l’enlumineur. Partons donc à la recherche des procédés utilisés par l’artiste pour représenter les faits énoncés dans le texte, ou pour enrichir le texte. En repérant ces signes, ces indices, ces codes, non seulement nous en apprendrons davantage sur l’art de la chasse mais nous apprendrons quelles étaient les règles de la composition picturale et les valeurs de la société médiévale.

  

 

Le miroir du monde

Les deux cavaliers sont situés en haut et à gauche de l’image, les valets sont en bas à gauche tandis que le cerf est seul à droite de l’image.

Au Moyen Âge où tout est imprégné par la religion chrétienne, il est d’usage de considérer que ce qui est à droite à davantage d’importance que ce qui est à gauche. Car il est dit dans la Bible (Mt, 25, 32) : "Il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. […] Alors il dira à ceux de gauche : "Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges."

Le cerf est donc l’élément qui, dans cette image, a la plus grande importance. En effet, au Moyen Âge, le cerf jouit d’une forte valeur symbolique, surtout s’il est blanc : il représente le roi ou bien le Christ. Dans cette scène, sa vocation est d’être la victime, comme le fut Jésus.

Le seigneur est également situé à droite de son aide, signe de sa supériorité hiérarchique, de la même façon que le valet tenant le limier est situé à droite des autres valets, pour les même raisons.

On retrouve ce même code de valeurs dans la disposition des chiens. Le plus à droite est le limier, celui qui a le privilège de pister et de débusquer le gibier. Puis, légèrement en retrait, se trouvent les deux chiens les plus vaillants de la meute, et enfin, complètement à gauche, la meute elle-même.

De même, il est d’usage de considérer que ce qui est en haut a davantage d’importance, ou est supérieur hiérarchiquement à ce qui est en bas.

Entre la moitié supérieure de l’image, constituée du seigneur, de son aide et du cerf, et la moitié inférieure contenant les valets, il existe effectivement une forte relation hiérarchique.

Enfin, ce qui est grand a davantage d’importance, ou est supérieur hiérarchiquement à ce qui est petit. C’est l’une des raisons (l’autre étant que le Moyen Âge ignorait encore les règles de la perspective) pour lesquelles les cavaliers sont plus grands que les valets, alors qu’ils sont situés à l’arrière-plan.

Ainsi donc, dans la disposition même des éléments de l’image se trouvent respectées les valeurs de la société médiévale : le cerf est la proie du seigneur, le seul à détenir le droit de chasser et de tuer ; son aide le suit, tandis que le valet guide la progression des chiens et celle de ceux qui les servent. Pour les hommes comme pour les animaux, l’origine et la race conditionnent le rang à tenir et le pouvoir dont on dispose, y compris celui de vie et de mort.

L’ordre règne : chacun occupe la place qui lui a été assignée. L’illustration est là non seulement pour enseigner l’art de la chasse, mais également pour éduquer ceux qui la regardent afin qu’à leur tour, ils observent les règles de la société et se tiennent à leur place.

Derrière les faits – la description d’une scène de chasse – se profile tout le jeu des codes sociaux. L’enluminure fonctionne comme un miroir du monde, un théâtre de la vie.

  

  L’impossible fuite

Le cerf est le seul élément à être situé dans la partie droite de l’image.

Dans cette cohue apparente qui mêle hommes et bêtes, seigneurs et valets, le cerf se détache nettement. Pour tenter d’échapper à ses poursuivants, il gagne la partie droite de l’image et s’y retrouve seul avec la nature. Il espère s’y dissimuler, se perdre dans la forêt par mimétisme, ainsi que le font certains animaux. Il serait alors sauvé. Pour l’instant il est surtout isolé, tant physiquement que psychologiquement.

Cet isolement est renforcé par une ligne oblique virtuelle qui délimite l’espace dans lequel il évolue. Celle-ci s’amorce à partir du cor brandi par le seigneur, se prolonge par les oreilles de son cheval, les museaux des chiens et la patte dressée du limier. L’enlumineur a ainsi créé une barrière physique, que l’on ne perçoit qu’inconsciemment, entre le cerf et ses poursuivants.

Le cerf dispose d’une certaine avance. Il progresse sur la droite comme le ferait l’écriture sur une page. Mais il est prisonnier du dessin. Il est même perdu car il court droit vers l’obstacle que constitue le cadre de l’illustration. Il est chassé et "enchâssé". L’espace est clos. Dans les enluminures, il arrive fréquemment que des éléments de l’image débordent du cadre, comme si la scène décrite se prolongeait dans le temps et dans l’espace. Ce n’est pas le cas ici, où le cadre signe la perte de l’animal.

Un autre indice souligne la situation désespérée du cerf : la couleur rouge.

Pareil à un signal relayé par le son des cornes des chasseurs, le rouge oriente le regard sur la gauche de l’illustration.

Alors que Gaston Phébus recommande des couleurs vertes ou brunes, susceptibles de se fondre dans la nature, pour les vêtements des veneurs et le harnachement des chevaux, l’enlumineur a délibérément choisi de donner une place importante au rouge. Ce choix fait dès lors apparaître les baies écarlates du houx, dans le buisson planté à l’aplomb du cerf. Ces contrepoints ornementaux sont comme de subtils rappels de l’emprise de la chasse en ce lieu. En effet, ce buisson semble déjà constellé de perles du sang de l’animal, qui succombera bientôt. Le rouge étincelle et contribue à l’affolement de l’animal.

   

  La transmission du savoir

Les deux cavaliers ont exactement la même attitude : ils se présentent de profil et de la main droite ils sonnent du cor, tandis que de la gauche ils tiennent les rênes de leur cheval. Leurs joues sont gonflées par le souffle. La seule différence notable est que seul l’un des deux porte une coiffe.

Dans le groupe des trois valets, les deux de droite sont dans une attitude presque semblable. Ils se présentent de trois quarts ; de la main droite ils attrapent les laisses des chiens. On pourrait croire qu’ils sont en train de caresser leur encolure, tant leurs gestes et l’expression de leurs visages sont doux, attentifs. En réalité, ils sont en train de les détacher. Seul l’un des deux porte une coiffe.

L’imitation – totale dans le cas des cavaliers, partielle dans le cas des valets – est une attitude que l’on trouve fréquemment dans les enluminures. Elle indique une relation de maître à élève, la transmission d’un savoir.

En effet, c’est bien le seigneur qui a enseigné à celui qui, après avoir été apprenti veneur, est maintenant son aide, les techniques de la chasse. Ils sont unis dans un même geste, tendus vers une même action. La coiffe est là pour indiquer quel est celui des deux qui enseigne à l’autre.

Dans le cas des valets, la similitude est moins forte parce qu’ils sont tournés l’un vers l’autre. L’un montre comment s’y prendre pour détacher les chiens et l’autre l’imite. Là encore, le "maître" est celui qui porte une coiffe et qui est représenté en entier, comme s’il était plus grand que l’autre. Il est probable que ce valet est plus avancé dans son apprentissage de la chasse que les deux autres, et qu’il passera bientôt valet de chien. La blondeur des deux valets les plus à gauche confirme qu’ils sont plus jeunes que tous les autres personnages de l’illustration qui, eux, sont bruns.

D’autres éléments de l’image semblent se répéter, se dédoubler : les chiens, les bois du cerf, les libellules, les arbres. Hormis le cerf, chacun ou presque possède son homologue, son jumeau ou son reflet sans qu’il soit toujours possible de déterminer qui est le premier.

Cet effet de dédoublement invite à une interrogation sur les ressemblances et les différences, et donc sur l’identité de chacun. Les deux valets dont les jambes s’entrecroisent semblent totalement différents l’un de l’autre. Mais ils sont si diamétralement opposés qu’ils pourraient représenter les deux faces d’un même être, ou plutôt les deux états de son existence : l’un occupera sans doute un jour la place de l’autre dans la hiérarchie si spécifique de l’art de la chasse. Leur jambes croisées constituent une sorte de relais, de transmission d’un savoir de l’un à l’autre.

À moins que, nous invitant à pivoter selon l’axe de ce jeu de miroir, le valet de chien nous indique qu’il est lui-même issu du groupe des valets qui se trouvent à sa gauche. Il est, au sens propre comme au sens figuré, sorti du rang ; il s’est élevé socialement, ce que confirme le fait que sa tête se trouve plus haut que la tête de l’autre valet, de même que l’un de ses pieds se trouve plus haut que les pieds de l’autre valet.

Ainsi, rien n’est laissé au hasard dans cette illustration extraite d’un manuel : la ressemblance résulte d’une volonté didactique. L’apprentissage – non seulement des techniques de la chasse, mais également des fonctions de chacun des protagonistes – se lit jusque dans les postures des personnages.

  

  Le champ de l’action

Les cavaliers, le cheval, les deux chiens, le valet et son limier sont tous représentés de profil et ont la même orientation : leurs regards convergent vers un seul point, le cerf qui tente de leur échapper. Les trois personnages soufflant dans le cor ont les mêmes joues gonflées, le même regard intense, la même façon de lever le bras. Les trois chiens ont la même façon de lever la tête. Tous sont en pleine action, concentrés, attentifs.

À l’inverse, le groupe des trois valets semble presque tourner le dos à la scène : les valets se présentent de trois-quarts, le regard baissé vers les chiens. Les gestes de leurs bras sont souples, comme ralentis. Les deux valets les plus à gauche, dont on ne voit pas le bas du corps, semblent même agenouillés. Ne participent-ils donc pas à l’action ?

La position de profil est liée à une action, par définition délimitée chronologiquement, alors que la position de face ou de trois-quarts indique plutôt un état, non limité dans le temps. La meute, effectivement, attend de pouvoir s’élancer à la poursuite du cerf. L’un des chiens, au premier plan, a déjà une patte levée, le museau et le regard orientés vers le cerf. Il commence à anticiper sur la suite des événements.

La position des valets est liée à la situation des chiens : ils ne sont pas encore engagés dans l’action. Les valets eux-mêmes, dont la fonction est de nourrir, de soigner et de dresser les chiens, n’ont qu’un rôle mineur à l’instant même de la chasse. Leur participation est ailleurs, avant et après la chasse ; elle n’est donc pas limitée par la chronologie des événements. Leurs rapports avec les chiens sont ici privilégiés car ils constituent un aspect essentiel de leur apprentissage. Dès lors, les valets sont représentés comme s’ils étaient hors du champ de l’action. Ce sont les caractéristiques correspondant à leur état permanent qui ont été représentées.

Une fois encore, l’enlumineur nous transmet, sans que nous nous en apercevions, les codes de bonne conduite des participants.

  

  Le privilège de la richesse

Il est rare qu’un ouvrage du Moyen Âge destiné à l’enseignement – de surcroît, celui de la chasse – bénéficie d’une richesse d’illustrations égale à celle des Bibles. En revanche, le thème de la chasse est fréquemment traité dans les tapisseries médiévales.

D’autres indices rapprochent l’illustration d’une tapisserie, ornement et pièce de mobilier : le fait que la ligne d’horizon soit située très haut, le traitement de la végétation et le choix des couleurs, qui rappelle les "tapisseries à verdures" de la fin du Moyen Âge.

Pour Gaston Phébus, le recours à l’enluminure là où d’autres se seraient contentés du texte renforce le prestige d’une activité telle que la chasse. Soutenue par l’expérience, autorisée par le Pouvoir et expression de celui-ci, la chasse médiévale est promue au rang d’art. Si les techniques développées dans ce manuel répondent à un désir de transmission et participent à la constitution de références, elles n’en sont pas moins destinées à une classe de privilégiés.

L’enlumineur du manuscrit 616 a été plus loin encore : en assimilant l’illustration à une tapisserie que l’on suspend à un mur, il lui confère le statut de tableau. Le tableau de chasse rejoint l’œuvre d’art dans une société où l’on ne craint pas d’étaler sa richesse.