La chasse comme art de vivre
 


"Au nom et en tout honneur de Dieu le créateur et seigneur de toutes choses et de son fils béni Jésus-Christ, et du Saint-Esprit, et de toute la sainte Trinité, et de la vierge Marie, et de tous les saints et saintes qui sont en la grâce de Dieu, je, Gaston, par la grâce de Dieu, surnommé Fébus, comte de Foix, seigneur de Béarn, qui tout mon temps me suis délecté spécialement de trois choses : les armes, l'amour et la chasse. Et comme pour les deux premières, il y a eu de bien meilleurs maîtres que moi, car de bien meilleurs chevaliers ont été que je ne suis, et bien des gens ont eu de plus belles aventures d'amour que je n'en eus, ce serait pour moi sottise d'en parler. Je néglige donc ces deux offices d'armes et d'amours, car ceux qui les voudront suivre comme il faut y apprendront mieux de fait que je ne le pourrais dire en paroles ; et c'est pourquoi je m'en tairai. C'est du troisième office, dont je doute d'avoir eu nul maître, si vaniteux que cela semble, que je voudrais parler, c'est-à-dire de la chasse, et je traiterai par chapitres de toutes les espèces de bêtes que l'on chasse communément, de leurs manières et de leur vie ; car il en est qui chassent les lions, les léopards, les chevaux et les bœufs sauvages, mais de cela je ne veux point parler, car peu les chasse-t-on. Mais des autres bêtes que l'on chasse communément et que les chiens chassent volontiers, j'ai l'intention de parler, pour instruire beaucoup de gens qui veulent chasser et ne le savent faire, quand ils en ont par aventure la volonté.[...]

   

Ce présent livre fut commencé le premier jour de mai, l'an de grâce de l'Incarnation de notre seigneur que l'on comptait mille trois cent quatre-vingts et sept ; et ce livre ai commencé à cette fin que je veux que chacun sache, qui ce livre lira ou orra, que de chasse, je l'ose bien dire, il peut venir beaucoup de bien. Premièrement, on échappe à tous les sept péchés mortels ; secondement, on chevauche avec plus d'agrément, de hardiesse et d'aisance et l'on connaît mieux tous pays et tous passages ; bref, toutes bonnes coutumes et bonnes mœurs viennent de là, avec le salut de l'âme, car qui fuit les sept péchés mortels, selon notre foi, doit être sauvé. Donc le bon veneur sera sauvé, et dans ce monde il aura assez de joie, de liesse et de plaisir; mais qu'il se garde de deux choses : l'une qu'il ne perde la connaissance ni le service de Dieu de qui tout bien vient, pour la chasse ; l'autre qu'il ne perde le service de son maître ou néglige certains de ses propres intérêts qui peuvent avoir plus d'importance.[...]

   

Ainsi dis-je que tout le temps du veneur est sans oisiveté et sans mauvaises imaginations et pensées. Et puisqu'il est sans oisiveté et sans imagination, il est sans mauvaises œuvres de péché. Car, comme j'ai dit, oisiveté est fondement de tous mauvais vices et péchés, et le veneur ne peut être oisif, s'il veut bien remplir son office, ni avoir non plus d'autres imaginations ; car il a assez à faire à imaginer et penser à faire son office qui n'est pas petite charge, s'il le veut faire bien et diligemment, surtout s'il est de ceux qui aiment bien les chiens et leur office. Je dis donc que, puisque le veneur n'est jamais oisif, il ne peut avoir mauvaises imaginations, et s'il n'a mauvaises imaginations, il ne peut faire mauvaises œuvres, car l'imagination va devant ; et s'il ne fait mauvaises œuvres, il faut qu'il s'en aille tout droit en Paradis. Par beaucoup d'autres raisons qui seraient bien longues, j'en ferais la preuve, mais celles-là me suffisent, car toute personne raisonnable sait bien que je suis dans la vérité.[...]

   

C'est pourquoi je loue et conseille à toutes manières de gens, de quelque état qu'ils soient, d'aimer les chiens et les chasses et les divertissements que procurent les bêtes ou les oiseaux ; car jamais je ne vis prud'homme, si riche fût-il, vivre oisif sans aimer le plaisir des chiens ou des oiseaux. Car c'est le fait d'un cœur bien lâche de ne point vouloir travailler. Et s'il y avait nécessité ou guerre, il ne saurait pas ce que c'est, et il faudrait qu'un autre fît ce qu'il devrait faire : car on dit toujours : "tant vaut le seigneur, tant vaut sa gent et sa terre". Et je dis aussi que jamais ne vis homme aimant le travail et le plaisir des chiens et des oiseaux, qui n'eût en soi beaucoup de bonnes qualités ; car ce lui vient de droite noblesse et gentillesse de cœur, de quelque état que l'homme soit, ou grand seigneur ou petit, ou pauvre ou riche.[...]"

Textes extraits du Livre de chasse de Gaston Phébus.