Anthologie du cerf
    

Aristote, Chrétien de Troyes, Gaston Phébus, Buffon, Jean Giono, Ionel Pop

   
 

Aristote, Histoire des animaux
Quoi qu'il en soit, les cerfs d'un an n'ont pas encore poussé de bois, si ce n'est un début, comme une trace indicative : ce rudiment est court et poilu. Pendant la deuxième année, les bois commencent à pousser tout droits, comme des dagues : c'est d'ailleurs pourquoi on appelle daguets les cerfs de cet âge. Au cours de la troisième année, leurs bois se partagent en deux branches ; à la quatrième, ils sont plus rameux et ils continuent à se ramifier ainsi jusqu'à six ans. À partir de là, les bois repoussent toujours de la même façon, de sorte qu'il n'est plus possible d'évaluer l'âge des bêtes d'après leur ramure. Cependant, on reconnaît les cerfs âgés à deux signes principaux : les uns n'ont pas de dents, les autres n'en n'ont que quelques-unes, et il ne leur pousse plus d'andouillers. On appelle andouillers les branches adventives des cornes, qui poussent vers l'avant et avec elles ils se défendent. Les cerfs âgés n'en n'ont pas : leurs bois se développent tout droits. Les cerfs perdent leurs bois chaque année : ils les perdent vers le mois de Thargélion. Quand leurs bois sont tombés, ils se cachent durant le jour, ainsi que nous l'avons dit. Ils se cachent dans les fourrés à l'abri des mouches. Pendant cette période, jusqu'à ce que leurs bois aient repoussé, ils vont se nourrir la nuit. Les bois poussent d'abord dans une espèce de peau et sont couverts de poils. Quand ils ont achevé leur croissance, le cerf se chauffe au soleil pour faire cuire et sécher ses cors. Et lorsqu'il ne souffre plus en les frottant contre les arbres, il quitte les lieux où il s'était réfugié, parce qu'il a l'assurance d'avoir les moyens de se défendre. On a capturé un jour un "grand vieux cerf" avec sur les bois un pied de lierre verdoyant qui y avait poussé, alors que les cors étaient tendres, comme sur du bois vert.

Denoël, 1969.

 

 

 

Chrétien de Troyes, Érec et Énide

Au jour de Pâques, au temps nouveau, le roi Arthur tint sa cour en son château de Caradigan. Jamais on n'avait vu si riche cour avec tant de bons chevaliers, hardis, courageux et fiers, tant de nobles dames et demoiselles filles de rois. Avant de donner congé à l'assemblée, le roi annonça qu'il voulait chasser le Blanc Cerf pour faire revivre la coutume. Cela ne plut guère à monseigneur Gauvain. Dès qu'il entendit les paroles du roi : "Sire, dit-il, de cette chasse nul ne vous sera gré ni grâce. Nous savons tous que celui qui occit le Blanc Cerf a droit de donner un baiser à la plus belle des jeunes filles de votre cour. Respecter un tel usage peut être l'occasion d'un grand trouble, car il est bien ici cinq cent demoiselles de haut parage, toutes filles de rois belles et sages. Chacune a pour ami un chevalier. Il prétendra - à tort ou à droit - que son amie est la plus belle et la plus gente. - Je le sais bien, répondit le roi, mais je ne changerai rien à ce que j'ai dit. Parole de roi ne doit être contredite. Demain matin nous partirons tous chasser le Blanc Cerf dans la forêt aventureuse. Cette chasse sera merveilleuse." Le lendemain, dès l'aube, le roi se lève. Pour aller en forêt il se vêt d'une courte cotte. Il fait éveiller les chevaliers, apprêter les chevaux de chasse. On prend les armes et les flèches. On s'éloigne vers la forêt.

Érec et Énide, v. 1135-v. 1183.

 

  

 

 

Gaston Phébus, Le Livre de chasse

Le cerf est assez commune bête, aussi n'est il pas nécessaire de dire comment il est fait, car il y a peu de gens qui n'en aient vu. Ce sont bêtes légères et fortes et merveilleusement avisées. Ils vont en leur amour, qu'on appelle le rut, vers la Sainte-Croix de septembre, et ils sont en leur grande chaleur un mois tout entier, et avant d'en être complètement retraits, près de deux mois. Ils sont alors farouches et courent sus à l'homme, comme ferait un sanglier qui serait bien échauffé. Et ce sont de dangereuses bêtes, car c'est à grand-peine qu'un homme guérira, s'il est bien blessé par un cerf. Et pour cela dit-on : "Après le sanglier le médecin, et après le cerf la bière." Car il frappe très fort, comme un coup de bâton, tant il a grande force en la tête et au corps. Ils se tuent, blessent et combattent l'un l'autre, quand ils sont en rut, c'est-à-dire en leur amour, et ils chantent en leur langage, ainsi que fait un homme bien amoureux. Ils tuent chiens, chevaux et hommes à ce moment-là, et se font aboyer comme un sanglier, surtout s'ils sont las ; encore au partir de son lit en ai-je vu qui blessait le valet qui faisait la poursuite, tuait le limier et, en outre, un coursier. Et encore, quand ils sont en rut, c'est-à-dire en leur amour, dans une forêt où il y a trop peu de biches et quantité de cerfs, ils se tuent, se blessent et se combattent, car chacun veut être le maître des biches, et volontiers le plus grand cerf et le plus fort tient le rut et en est maître. Et quand il est bien déprimé et las, les autres cerfs à qui il a enlevé le rut lui courent sus et le tuent ; et ceci est vérité. Et on peut bien le prouver aux parcs, car il ne sera jamais saison que toujours le plus grand cerf ne soit tué par tous les autres, non pas tant quand il est en rut, mais quand il en est retrait et déprimé et maigre. Dans les forêts, cela ne se produit pas si souvent, car ils vont au large là où il leur plaît. Et de plus, il y a rut en divers lieux de la forêt et le cerf ne peut être en paix en nul lieu, sauf pendant le part. Après, quand ils sont retraits des biches, ils se mettent en harde et en compagnie avec le harpail et demeurent dans les landes et les bruyères plus souvent qu'au bois, pour avoir la chaleur du soleil. Ils sont pauvres et maigres à cause de la fatigue qu'ils ont eue avec les biches, à cause aussi de l'hiver et du peu d'aliments qu'ils trouvent. Après, ils laissent le harpail et se réunissent à deux, trois ou quatre cerfs jusqu'au mois de mars où ils ont accoutumé de mettre bas leurs têtes ; les vieux cerfs le font plus tôt, d'autres plus tard, selon qu'ils sont jeunes ou ont eu mauvais hiver, ou ont été chassés, ou sont malades : alors ils muent leurs têtes et se réparent plus tard. Et quand ils ont mis bas leurs têtes, ils se gîtent dans les buissons au plus profond qu'ils peuvent, pour refaire leurs têtes et leur graisse, en un pays fertile en blé, pommes, vignes, regains, bois, pois, fèves et autres fruits et herbes dont ils vivent. Et parfois un grand cerf a bien un autre compagnon avec lui que l'on appelle son écuyer, quand il lui appartient et fait ses volontés. Et si on ne leur cause pas d'ennui, ils demeurent là toute la saison jusqu'à la fin d'août. Et alors ils commencent à muser, à penser et à s'échauffer, à errer et s'écarter du lieu où ils auront demeuré toute la saison, pour aller quérir les biches. Ils refont leurs têtes et les voilà couronnées de ce qu'elles porteront toute l'année, depuis le mois de mars où ils jettent leurs têtes, jusqu'à la moitié du mois de juin ; et alors ils sont pourvus de tout leur nouveau poil et leur tête est molle et couverte de peau et de poil au commencement ; et sous cette peau elle se fortifie et s'aiguise. Et ils vont frayer aux arbres pour ôter cette peau, aux environs de la Madeleine, grâce à quoi leur tête demeure dure et forte. Ils les vont brunir et aiguiser aux charbonnières que les gens font dans les forêts, quelquefois aux lieux où l'on racle le millet, quelquefois aux fondrières que l'on appelle en France croulières et bitumières, quelquefois aux marnières, d'où sort la terre appelée marne. Ils ont la moitié à peu près de leur greffe à la mi-juin, selon l'époque où leur tête fut couronnée, et leur plus grande greffe est partout en août.
Ils naissent communément en mai et la biche porte environ neuf mois comme la vache, et elle a parfois deux faons. Et je ne dis pas que certains ne naissent pas plus tôt, certains plus tard, s'il y a cause et raison ; mais je parle en général à ce sujet comme aux autres. Ils naissent échiquetés et gardent ce poil jusqu'à la fin d'août, où ils tournent tous comme leur père et leur mère. Et déjà ils courent si vite qu'un lévrier a fort à faire pour les atteindre, ainsi qu'un trait d'arbalète.
Chez les cerfs on distingue plusieurs espèces de poil, trois surtout qu'on appelle le brun, le fauve et le blond. Et leurs têtes aussi sont de diverses formes : l'une est appelée tête bien née, bien chevillée, bien trochée ou bien paumée, et bien rangée. Rangée veut dire qu'elle est bien ordonnée selon sa hauteur et sa taille, les cors également distants les uns des autres : elle est donc bien rangée. Bien née, c'est quand elle est bien grosse de bois et d'andouillers. Et elle est bien rangée et bien chevillée et bien haute et ouverte. Bien chevillée, c'est, qu'elle soit basse ou haute ou grosse ou grêle, si elle est chevillée et peuplée de menus cors du haut en bas. L'autre est dite tête contrefaite ou difforme : c'est quand elle est bizarre et que les andouillers s'en vont en arrière ou qu'il y a doubles meules ou autres difformités qu'habituellement n'ont pas les autres têtes de cerfs. L'autre est dite haute tête et ouverte et mal chevillée, à longues perches. L'autre basse, grosse et bien chevillée menu. Et le premier cor qui est auprès des meules s'appelle andouiller, le second surandouiller et les autres chevillures ou cors. Et ceux du bout de la tête s'appellent épois. Et quand le bois est double, il s'appelle fourchée, et quand il est de trois ou de quatre andouillers, il s'appelle trochure, et quand il est de cinq ou de plus, il s'appelle paumure. Et quand il est tout autour par-dessus chevillé comme une couronne, il s'appelle couronnée. Et quand leurs têtes sont brunies aux charbonnières, volontiers elles demeurent noires. Il en est de même quand elles sont brunies aux croulières, à cause de la terre qui est noire comme boue ; et quand elles sont brunies dans les fondrières et les marnières, leurs têtes demeurent blanches ; mais certains les ont blanches de leur nature et d'autres noires de leur nature. Et quand ils se brunissent, ils chassent du pied, puis se vautrent comme un cheval et brunissent alors leurs andouillers, surandouillers, épois et en un mot toutes leurs perches et chevillures. Et quand ils sont brunis, ce qui a lieu pendant tout le mois de juillet, ils demeurent jusqu'à la Sainte-Croix de septembre et alors vont au rut, comme j'ai dit. Pendant l'année qui suit leur naissance, ils portent les bosses, la seconde ils mettent bas leurs têtes et frayent, et dès lors peuvent engendrer.
C'est bonne chasse que du cerf, car c'est belle chose que bien quêter un cerf et belle chose le détourner, et belle chose le laisser courre, et belle chose le chasser, et belle chose le rechasser, et belle chose les abois, soit sur eau, soit sur terre, et belle chose la curée, et belle chose bien l'écorcher, bien le dépecer et lever les droits, et belle chose et bonne la venaison. Et c'est belle bête et plaisante, si bien qu'à tout considérer, je tiens que c'est la plus noble chasse à laquelle on puisse se livrer.
Ils jettent leurs fumées de diverses manières selon les saisons et leur nourriture, tantôt en troches, tantôt en plateaux, tantôt formées, tantôt aiguillonnées, tantôt entées, tantôt pressées, tantôt déboutées et en diverses autres manières que j'exposerai plus en détail, quand je dirai comment le veneur doit les juger, car parfois ils se méjugent bien par leurs fumées, autant que par le pied. Et quand ils jettent leurs fumées en plateaux, c'est en avril ou en mai jusqu'à la mi-juin, où ils ont brouté les blés ou les herbes tendres ; car ils n'ont pas encore formé leurs fumées, non plus qu'ils n'ont refait leur graisse ; mais j'ai vu souvent, en plein coeur de saison, un grand cerf, vieux et gras, jeter ses fumées en troches. Et pour cette raison et pour d'autres, on y peut bien être trompé. Certains cerfs sont plus rapides et fuient plus vite que les autres, comme il advient des autres bêtes, et ils sont plus avisés et malicieux que les autres, ainsi que les hommes dont l'un est plus sage que l'autre. Et ce leur vient de leur mère, de leur bonne naissance et de leur bonne éducation et d'être nés en bonnes constellations et signes du ciel ; et cela est vrai aussi pour les hommes et pour les autres bêtes.
On les prend avec des chiens, des lévriers, aux rets, aux lacs et autres harnois, aux fosses, au tir et autres engins et en les forçant, comme je dirai plus loin. Un vieux cerf est merveilleusement habile à protéger sa vie et à en garder son avantage ; car, quand on le chasse et qu'il est laissé courre du limier, ou que les chiens le trouvent en trayant, sans limier, s'il a un cerf qui soit son compagnon, il le baillera aux chiens, afin de se garantir et que les chiens aillent après l'autre, et il demeurera tout coi. Et s'il est tout seul et que les chiens le dépistent, il retournera sagement en sa meute et cherchera le change de cerfs ou de biches pour les bailler aux chiens et voir s'il pourra demeurer ; et s'il ne peut demeurer, il prend congé de sa meute et se met à fuir là où il sait qu'il y a d'autres cerfs et biches, et quand il y est parvenu, il demeure parmi le change et parfois s'enfuit avec eux. Et après une ruse, il s'arrête, afin que les chiens prennent la trace des autres bêtes fraîches et nouvelles de change et qu'il puisse demeurer. Et s'il y a des chiens sages qui se sachent garder du change, et s'il voit que cela ne lui vaut rien, sur-le-champ il commence à faire ses malices et à fuir par les chemins et à refuir en sens contraire. Et tout cela fait-il afin que les chiens ne puissent suivre ses détours et qu'il les puisse éloigner. On appelle ruse quand un cerf fuit et refuit en sens contraire ; on dit aussi détours parce qu'il se détourne et garantit sa vie en faisant les subtilités. Il fuit volontiers dans le sens du vent, et c'est à trois fins : car quand il fuit contre le vent, le vent lui entre par la bouche et lui sèche la gorge et lui fait grand mal ; et aussi fuit-il dans le sens du vent parce qu'il entend toujours les chiens courir après lui, et aussi pour qu'ils ne puissent bien le sentir, car ils auront la queue au vent et non pas le nez, et que, quand il les entendra tout près, il se hâte bien, et que, quand il les entendra loin, il ne se hâte pas trop.
Et quand il est échauffé et las, il va se rendre et rafraîchir dans les grandes rivières, et se fera porter quelquefois sur l'eau une demi-lieue ou plus, sans venir à une rive ni à l'autre. Et ce fait-il pour deux raisons : l'une pour se refroidir et rafraîchir de la grande chaleur qu'il a, l'autre pour que les chiens et veneurs ne puissent aller après lui, ni les chiens le sentir sur l'eau comme ils ont fait sur terre. Et si en tout le pays il n'y a de grandes rivières, il va dans les petites et battra amont et aval la rivière, selon que plus lui plaira, sans venir à une rive ou à l'autre pendant une demi-lieue ou plus ; et il se gardera le plus qu'il pourra de toucher aux rameaux et aux branches, mais il se tiendra toujours au milieu, afin que les chiens ne le puissent sentir ; et il fait tout cela pour les deux raisons susdites. Et quand il ne peut trouver de rivières, il va aux étangs et aux autres mares ou marais. Et s'il fuit les chiens de forlonge, c'est-à-dire s'il les a bien distancés, il entrera dans l'étang et s'y baignera un tour ou deux, puis il en sortira par où il est entré et refuira sur ses pas par là même où il est venu, un trait d'arc ou plus, et puis il se détournera pour demeurer et se reposer ; et il fait cela parce qu'il sait bien que les chiens viendront chassant jusqu'à l'étang par où il est venu. Et quand ils ne trouveront pas qu'il soit allé plus avant, jamais ils n'iront chasser en arrière par là même où ils sont venus, car ils sentiront bien qu'ils y ont été auparavant.
Un cerf vit plus longtemps qu'aucune autre bête, car il peut vivre cent ans ; et plus il devient vieux, plus il est beau de corps et de tête et plus luxurieux, mais il n'est ni si vite, ni si léger, ni si puissant. Et disent aucunes gens, mais je ne l'affirme pas, que, quand il est très vieux, il bat du pied quelque serpent jusqu'à ce qu'il soit courroucé, puis le mange et va boire, et puis court çà et là ; et l'eau et le venin se mêlent et lui font rejeter toutes les mauvaises humeurs qu'il a au corps, et venir une chair nouvelle.
La tête du cerf porte remède contre l'endurcissement des nerfs et pour ôter toute douleur, spécialement quand elle est due au froid ; c'est aussi le cas des moelles. Ils ont dans le cœur un os qui porte remède, car il réconforte le cœur ; et bien d'autres choses il a en lui qui seraient longues à décrire, qui portent remède et sont profitables en diverses manières.
Le cerf est plus sage en deux choses qu'aucun homme ou qu'aucune bête au monde : l'une est l'aptitude à goûter, car il a meilleur goût et mieux savoure et sent les bonnes herbes et feuilles et autres pâtures, qui lui sont profitables, que ne fait homme du monde, ni bête qui soit ; l'autre est qu'il a plus de sagesse et de malices à garantir sa vie que nulle autre bête ou homme, car il n'y a nul si bon veneur qui puisse concevoir les malices et subtilités qu'un cerf sait faire, ni il n'est ni si bon veneur ni si bons chiens qui souvent ne soient trompés en voulant forcer le cerf ; et c'est par son sens, sa malice et sa subtilité.
Quant aux biches, les unes sont stériles et les autres portent faons. De celles qui sont stériles, la saison commence quand finit celle du cerf et dure jusqu'en carême. La biche qui porte faons, quand elle ira le matin à son buisson, ne demeurera jamais avec son faon, mais elle le laissera loin d'elle ; elle le frappe du pied et le fait coucher, et le faon demeurera là jusqu'à ce qu'elle se relève pour paître, et alors elle l'appellera en son langage et il viendra à elle. Et elle agit ainsi pour que, si on la chassait, son faon pût se sauver et ne fût pas trouvé près d'elle.
Les cerfs sont plus capables de fuir dès le début de mai jusqu'à la Saint-Jean qu'en aucun autre temps ; car ils ont renouvelé leur chair, leur poil et leurs têtes, grâce aux nouvelles herbes, à la revenue des bois et aux fruits, et ils ne sont pas pesants ; car ils n'ont pas encore refait leur graisse ni dedans ni dehors, ni leurs têtes, aussi sont-ils plus légers et plus vites ; mais à partir de la Saint-Jean, ils deviennent toujours plus pesants, jusque pendant tout le mois d'août. Leur peau est très bonne à plusieurs usages quand elle est bien préparée et prise en bonne saison. Les cerfs, quand ils sont près des hautes montagnes, descendent, quand vient le temps du rut, dans les plaines, forêts, bruyères et landes ; et ils y demeurent tout l'hiver jusqu'au début d'avril. Et alors ils prennent leurs buissons pour refaire leurs têtes, près des villes ou villages de la plaine, où il y a de belles pâtures. Et quand les herbes sont hautes, ils montent sur les plus hautes montagnes qu'ils peuvent trouver, pour les belles pâtures et les belles herbes qui s'y trouvent, et aussi parce qu'il n'y a ni mouches ni autres vermines, comme en plaine, tout ainsi que fait le bétail qui descend l'hiver dans la plaine, et revient l'été sur les montagnes.
Et à ce moment, depuis le rut jusqu'à la Pentecôte, vous trouverez de grands et vieux cerfs dans les plaines ; mais de la Pentecôte jusqu'au rut, vous en trouverez peu de grands, sauf dans le voisinage des montagnes, à quatre ou six lieues. Et ceci est juste s'il s'agit de jeunes cerfs qui sont nés dans la plaine, mais non s'il s'agit de ceux de montagnes.

Le Livre de la chasse, v. 1389.

 

 

 

Buffon, Œuvres complètes

Voici l'un de ces animaux innocents, doux et tranquilles, qui ne semblent être faits que pour embellir, animer la solitude des forêts, et occuper loin de nous les retraites paisibles de ces jardins de la nature. Sa forme élégante et légère, sa taille aussi svelte que bien prise, ses membres flexibles et nerveux, sa tête parée plutôt qu'armée d'un bois vivant, et qui, comme la cime des arbres, tous les ans se renouvelle, sa grandeur, sa légèreté, sa force, le distinguent assez des autres habitants des bois.

 

 

 

Buffon, Histoire naturelle

Lorsque le veneur, dans les sécheresses de l'été, ne peut juger par le pied, il est obliger de suivre le contre-pied de la bête, pour tâcher de trouver les fumées et de le reconnoître par cet indice, qui demande autant et peut-être plus d'habitude que la connoissance du pied ; sans cela, il ne lui seroit pas possible de faire un rapport juste à l'assemblée des chasseurs. Et lorsque sur ce rapport l'on aura conduit les chiens à ses brisées, il doit encore savoir animer son limier, et le faire appuyer sur le voies, jusqu'à ce que le cerf soit lancé ; dans cet instant, celui qui laisse courre, sonne pour faire décupler les chiens ; et dès qu'ils le sont, il doit les appuyer de la voix et de la trompe. Il doit aussi être connoisseur, et bien remarquer le pied de son cerf, afin de le reconnoître dans le change, ou dans le cas qu'il soit accompagné. Il arrive souvent alors que les chiens se séparent, et font deux chasses : les piqueurs doivent se séparer aussi, et rompre les chiens, qui se sont fourvoyés, pour les ramener et les rallier à ceux qui chassent le cerf de la meute. Le piqueur doit bien accompagner ses chiens, toujours piquer à côté d'eux, toujours les animer sans trop les presser, les aider sur le change, sur un retour, et pour ne se pas méprendre, tâcher de revoir du cerf aussi souvent qu'il est possible ; car il ne manque jamais de faire des ruses ; il passe et repasse souvent deux ou trois fois sur sa voie ; il cherche à se faire accompagner d'autres bêtes pour donner le change, et alors il perce et s'éloigne tout de suite, ou bien il se jette à l'écart, se cache, et reste sur le ventre. Dans ce cas, lorsqu'on est en défaut, on prend les devants, on retourne sur les derrières ; les piqueurs et les chiens travaillent de concert. Si l'on ne retrouve pas la voie du cerf, on juge qu'il est resté dans l'enceinte dont on vient de faire de le tour ; on la foule de nouveau ; et lorsque le cerf ne s'y trouve pas, il ne reste d'autre moyen que d'imaginer la refuite qu'il peut avoir faite, vu le pays où l'on est, et d'aller l'y chercher. Dès que l'on sera retombé sur les voies et que les chiens auront relevé le défaut, ils chasseront avec plus d'avantage, parce qu'ils sentent bien que le cerf est déjà fatigué, leur ardeur augmente à mesure qu'il s'affloiblit, et leur sentiment est d'autant plus distinct et plus vif, que le cerf est plus échauffé ; aussi redoublent-ils et de jambes et de voix ; et quoiqu'il fasse alors plus de ruses que jamais, comme il ne peut plus courir aussi vite, ni par conséquent s'éloigner beaucoup des chiens, ses ruses et ses détours sont inutiles ; il n'a d'autre ressource que de fuir la terre qui le trahit, et de se jeter à l'eau pour dérober son sentiment aux chiens. Les piqueurs traversent ses eaux, ou bien ils tournent autour, et remettent ensuite les chiens sur la voie du cerf, qui ne peut aller loin dès qu'il a battu l'eau, et qui bientôt est aux abois, où il tâche encore de défendre sa vie, et blesse souvent de coups d'andouillers les chiens et même les chevaux des chasseurs trop ardents, jusqu'à ce que l'un d'entre eux lui coupe le jarret pour le faire tomber, et l'achève ensuite en lui donnant un coup de couteau au défaut de l'épaule.

 

 

 

Jean Giono, Que ma joie demeure

Un peu plus loin le cerf trouva une route de loutre. elles avaient passé là à deux. elles se dirigeaient vers le nord, du côté d'où venait l'odeur de roseaux, de boue et de moutons. Il trouva aussi le piétinement d'un héron et un morceau d'entrailles et de grenouille. Il entendit chanter des martins-pêcheurs. Il entendit clapoter un étendue d'eau. Il se tourna le tête pour revoir la luzernière. Il se souvenait du garçon et des yeux qu'il avait. Des yeux d'homme, mais paisibles et où il avait vu reflété, lui, le cerf, avec les branches arides de son front. Le garçon n'était plus là. Il devait être à la ferme là-bas. Le cerf ne pouvait pas savoir au juste car l'odeur de cette ferme était une odeur de cheval mâle et prisonnier, l'odeur accumulée et terrible d'un cheval privé de femelle depuis longtemps. Alors le cerf dansa pour lui-même. Il était sur une lande nue. Il se sentait triste en se souvenant du cheval. Il levait les jambes une après l'autre. Il baissait la tête, il la relevait. Il éternuait. Il était triste. La lande nue, le printemps, pas de femelles, le cheval, le viel homme, le jeune homme qui arrosait. Il dansa le vieil homme, il dansa le jeune homme aux yeux paisibles. Il dansa le cheval malheureux et le cerf malheureux. Il dansa la lande. Il dansa son désir de printemps. Il dansa la brume et le ciel. Il dansa toutes les odeurs, et tout ce qu'il voyait, et tout ce qui était sensible à ses yeux, à ses oreilles, à ses narines et à sa peau. Il dansa le monde qui était ainsi entré dans lui. Il dansa ce qu'il aurait dansé s'il avait été joyeux. Et il redevint joyeux.

Bernard Grasset, 1935.

 

 

 

Ionel Pop, Rencontres avec les bêtes

Mon premier cerf, je l'ai vu au jardin zoologique. Il m'a paru grand, fort, j'ai admirer ses bois, à cinq cors, sa tête finement dessinée. J'ai essayé d'effacer par la beauté de ses formes l'impression de tristesse qui se dégageait de ce cerf. Il marchait lentement, sans but, tête basse, çà et là, sur la terre nue et battue de son parc ; il s'arrêtait pour regarder longuement et sans intérêt les gens derrière le grillage, il cherchait dans la crèche une brindille de foin, s'approchait quand il semblait que quelqu'un voulait lui tendre une croûte de pain ; il acceptait entre les barreaux l'aumône de l'homme, apathiquement. Je me suis longtemps arrêté devant l'enclos, qui portait l'étiquette : "Cerf noble (Cervus elaphus)." Ensuite j'ai vu des cerfs dans un vaste parc de chasse. Une harde entière. Lorsque nous nous sommes approchés, suivant la charrette où le garde leur apportait des charges de foin, ils sont accourus de toutes parts, nous regardant de tout près. Nous nous étions à peine éloignés de quelques pas qu'ils se sont précipité sur les râteliers. Cerfs, biches, faons, pêle-mêle. J'ai vu quelques porteurs de bois qui ont arrêté mon regard fasciné. Quelle différence entre ces animaux et le malheureux prisonnier du jardin zoologique ! Pourtant, mon premier cerf je ne l'ai vraiment vu que beaucoup plus tard. C'est alors seulement que je me suis rendu compte que ces pauvres cerfs derrière des barreaux ou dans des enclos ne sont que de tristes épaves, corps et âme. Depuis lors je passe devant l'enclos du jardin zoologique et près de la porte du parc au cerfs en hâtant le pas et en détournant les yeux.

Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1973.