Anthologie
Le XXe siècle

| Albert Cohen | Michel Leiris | Marcel Proust |

   

Albert Cohen, Belle du seigneur

Adrien Deume soupira d’aise, fier d’avoir rangé d’emblée sa voiture entre les deux Cadillac. Il retira la clef du contact, s’assura que les vitres étaient bien relevées, sortit, ferma la porte à clef, tira à plusieurs reprises la poignée pour plus de certitude, considéra sa voiture avec tendresse. Epatante sa Chrysler, des reprises foudroyantes. Douce mais nerveuse, voilà. Sa grosse canne sous le bras, portant gravement sa mallette de fonctionnaire distingué, il s’en fut d’un pas guilleret. Mardi vingt-neuf mai, aujourd’hui. Dans trois jours, le premier juin, membre A à vingt-deux mille cinq cent cinquante balles-or comme début, avec augmentations annuelles jusqu’au plafond de vingt-six mille ! Pas à dédaigner, hein ?

Arrivé dans le grand hall, il se dirigea d’un air indifférent vers le tableau des mouvements du personnel, s’assura que personne ne l’observait et, comme les jours précédents, se reput des mots merveilleux qui proclamaient sa promotion. Ebloui et transpercé, mystique devant une présence sacrée, il resta plusieurs minutes à les contempler, à les comprendre à fond, à s’en pénétrer, les fixant jusqu’au vertige. Oui, c’était lui, c’était bien lui, ce Deume-là, ce membre de section A, avec effet dès le premier juin. Dans trois jours, membre A ! Etait-ce possible ? Eh oui, la promesse était là, devant lui, auguste, officielle !

– Trésor, dit-il à son visage dans la glace de l’ascenseur qui le conduisait à ses travaux.

Belle du seigneur, 1968

   
Michel Leiris, L'Age d'homme

Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J’ai des cheveux châtains coupés court afin d’éviter qu’ils ondulent par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont : une nuque très droite, tombant verticalement comme une muraille ou une falaise, marque classique (si l’on en croit les astrologues) des personnes nées sous le signe du Taureau ; un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes. Cette ampleur de front est en rapport (selon les dires des astrologues) avec le signe du Bélier ; et en effet, je suis né le 20 avril, donc aux confins de ces deux signes : le Bélier et le Taureau. Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé ; mon teint est coloré ; j’ai honte d’une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées ; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d’assez faible ou d’assez fuyant dans mon caractère.

Ma tête est plutôt grosse pour mon corps ; j’ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant ; j’ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté : ma poitrine n’est pas très large et je n’ai guère de muscles. J’aime à me vêtir avec le maximum d’élégance ; pourtant à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d’ordinaire profondément inélégant ; j’ai horreur de me voir à l’improviste dans une glace car, faute de m’y être préparé, je me trouve à chaque fois d’une laideur humiliante.

L' Age d'homme, 1939

   

Marcel Proust, Le Temps retrouvé

Le vieux Duc de Guermantes ne sortait plus [...]. Je ne l’avais pas aperçu et je ne l’eusse sans doute pas reconnu, si on ne me l’avait clairement désigné. Il n’était plus qu’une ruine mais superbe, et moins encore qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mort qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de rude et de rompu dans sa manière jadis plus brillante, mais parce qu’à l’expression de finesse et d’enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le Duc s’en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l’être comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa magnifique chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d’une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques, et empruntées à la palette, à l’éclairage inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort.

Le Temps retrouvé, 1929

   

Du côté de chez Swann

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs "fumisteries", mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes.

Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux – et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui, riant pour de bon, s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité –, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.

Du côté de chez Swann, 1913