Jean Rouault "Ils ont été déçus, les camarades de Joseph, du portrait que j’avais fait de cet homme. Ils ne l’ont pas reconnu.
  




Ce n’était pas celui dont ils avaient gardé un vivant souvenir, qui les avait charmés, amusés, entraînés, conseillés, aidés parfois. Celui-là était une création romanesque, une statue taillée à grands éclats, pour les besoins d’une démonstration, pour combler un manque, une fresque endommagée par le temps et restaurée à larges traits approximatifs de manière à relier entre elles les parties pleines, mais celui-là qui se dressait devant l’enfant n’avait rien à voir avec le modèle. A ce point attristés qu’ils me l’ont fait savoir, estimant, mais il était trop tard, qu’il eût mieux valu que je les consulte, qu’ils n’auraient pas demandé mieux. Pourquoi ne s’est-il pas adressé à nous, qui étions tout à fait disposés à lui parler du grand Jo. Chacun de nous à un moment de sa vie a compté parmi ses proches. Or, ce n’est pas de sa faute, bien sûr, mais nous l’avons mieux connu que lui, et surtout plus longtemps. Au vrai, qu’est-ce qu’ils ont vécu ensemble ? Onze ans, et pas même en continu, puisque jusque-là son père était toujours sur les routes. Et qu’est-ce qu’on retient à cet âge ? Quelques instantanés dont on ne sait trop à quoi ils renvoient, des images de vacances ou de fêtes mais tellement associées à des photographies qu’on se demande ce qu’on en a vraiment retenu, au point qu’on se dit qu’autrefois, avant l’invention de Niepce, les gens ne devaient pas se souvenir de grand-chose. Au lieu qu’il lui suffisait de collecter les formidables souvenirs que nous avons gardés de lui, pour rameuter lesquels nous n’avions pas à faire un grand effort de mémoire, tellement, comme l’a confié l’un d’entre nous dans un voile de sanglot à la caméra qui le fixait, celui-là même qui avait débarqué sans le sou dans le village et que son père avait contribué à mettre en selle, en lui offrant son garage pour exercer son métier de peintre et des travaux pour en vivre : il est inoubliable, cet homme-là.
   
De fait, nous ne l’avons pas oublié. Le temps n’y a rien fait. Nous sommes quelques survivants à pleurer encore en évoquant sa mémoire, comme le grand Louis qui n’en finit pas avec ses larmes de régler sa dette de bonté. Nous étions une mine de renseignements qu’il n’a pas daigné exploiter, ce qui est dommage, et même préjudiciable pour notre ami qui de tous ces témoignages confondus serait ressorti bien plus grand, tel qu’en lui-même. Il a estimé que son père lui appartenait, que l’image que nous avions de lui ne correspondait que partiellement avec celle qu’il avait conservée. Il est sûr que le point de vue d’un enfant sur son père diffère de celui d’un ami, mais si son intention était, comme il l’a expliqué par la suite, de reconstruire la figure de celui qui l'avait trop tôt quitté, à partir des bribes d’impression qu'il avait conservées de leur bref temps de vie commune et de quelques traces recueillies, alors il manque la seconde source de renseignements pour que le portrait soit complet, au lieu qu’il nous livre un Joseph hémiplégique, en somme, une moitié de Joseph que nous, nous n’avons pas connu. Ce qu’il nous donne à voir de lui, c’est un profil égyptien, c’est-à-dire que, si on le décolle de sa fresque, il ne tient pas debout. Se souvient-il, par exemple, lui qui se plaint d’avoir eu un père distant, qu’enfant il était toujours fourré dans ses jambes, qu’il ne le quittait pas d’une semelle ? Que Joseph, qui aimait bricoler, lui avait installé un petit établi dans son atelier pour qu’il puisse sous sa surveillance s’initier au maniement des outils, prenant sur lui d’expliquer à l’enfant comment il convient de placer son pouce contre la lame de l’égoïne avant de commencer très doucement le va-et-vient de la scie, sans forcer, de manière que les dents amorcent dans le bois une première encoche ? et comment un marteau se tient par le haut du manche ? et un rabot une main au-dessus, l’autre en arrière ? et ainsi pour tous les outils de l’atelier ? Pense-t-il qu’il ait appris seul cet art du bricolage ? Nous étions là, qui ne demandions pas mieux que de lui rafraîchir la mémoire."
   
Jean Rouault
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