Les préceptes 
du peintre Léonard 
de Vinci
Règles pour les enfants peintres
Nous savons clairement que la vision est une des plus rapides opérations qui soient, car dans le même instant elle embrasse un nombre infini de formes ; néanmoins elle ne peut comprendre qu'une chose à la fois. Voici un exemple : tu peux, ô lecteur, voir d'un coup d'œil l'ensemble d'une page écrite ; tu jugeras aussitôt qu'elle est remplie de lettres diverses, mais dans ce laps de temps tu ne reconnais pas ces lettres ni leur sens, et pour en avoir connaissance il te faut les lire mot à mot et ligne par ligne.
    


Têtes raccourcies de front, Jean Cousin
De même, pour monter au sommet d'un édifice, tu dois t'élever degré par degré, faute de quoi tu ne pourrais atteindre au faîte. Je te dis donc, à toi que la nature incline vers cet art : si tu veux avoir la véritable connaissance des formes diverses, tu dois commencer par leurs particularités et ne point passer à la seconde sans avoir bien retenu dans ta mémoire la première ni sans l'avoir pratiquée. Sinon, tu gaspillera ton temps et, en vérité, tu prolongeras grandement ta période d'études. Souviens-toi d'acquérir la diligence plutôt que la facilité.

Les carnets de Léonard de Vinci

(Ms 2038 Bib. nat. 28 r.)
Vol. 2, p. 261
Paris, Gallimard, 1942
   
    

Têtes raccourcies de front, Jean Cousin
De l'attitude des figures
Donne à tes figures une attitude révélatrice des pensées que les personnages ont dans l’esprit, - sinon ton art ne méritera point la louange.
   

Des Passions -
La Tristesse,
Charles Le Brun
Des Passions -
Le Désir,
Charles Le Brun
Des Passions -
L'Effroi,
Charles Le Brun
     
     


Monsieur Bertin, d'après le tableau d'Ingres, Henriquel-Dupont
Du choix de la lumière qui pare de grâce les visages

Si tu disposes d’une cour que tu peux à ton gré couvrir d’une tente de toile, la lumière sera excellente ; pour un portrait, peins-le par temps gris, au crépuscule, le modèle appuyé au mur de la cour. Observe dans la rue, à la tombée du soir, les visages des hommes et des femmes – quelle grâce et quelle douceur ils révèlent. Donc, ô peintre, aie une cour avec des murs noirs et un toit formant légèrement auvent. Elle mesurera 10 brasses de large, 20 de long, 10 de haut ; et aux heures de soleil, déploie au-dessus d’elle la tente ; sinon, tu exécuteras ton portrait à la tombée du soir, quand il y a des images ou de la brume, car cette lumière-là est parfaite.
  
     

Pourquoi à distance les visages semblent obscurs

De toute évidence, les images des choses visibles, grandes ou petites, qui nous servent d’objet, atteignent le sens par l’infime pupille de l’œil. Si donc l’immensité du ciel et de la terre passe par une ouverture aussi petite, le visage de l’homme – réduit à presque rien parmi des images aussi vastes, en raison de la distance qui le diminue – occupe dans la pupille une partie tellement minime qu’on ne peut la distinguer ; et ayant à passer de la surface extérieure au siège même des sens, à travers un milieu obscur, c’est-à-dire par les cellules creuses qui semblent obscures, cette image, lorsqu’elle n’est pas fortement colorée, est affectée par l’obscurité qu’elle traverse, et parvient obscurcie au siège des sens. Nulle autre raison ne saurait être alléguée pour expliquer la noirceur du point de la pupille. Rempli d’une humidité transparente comme l’air, il fait office d’un trou dans un carton ; quand on regarde dedans, il semble noir et ainsi l’objet clair ou obscur, ou à travers l’air, se confond dans les ténèbres.
  
     


Mosaïque de portraits carte-de-visite, Thiébault
Pourquoi un homme n'est pas reconnaissable à distance

La perspective diminutive nous prouve qu’un objet rapetisse à proportion de son éloignement. Si tu regardes un homme qui se trouve à une portée d’arc de toi, et que tu approches de ton œil le chas d’une petite aiguille, tu verras au travers beaucoup d’images de gens, transmises à ton œil, et elles seront toutes simultanément contenues dans le chas de l’aiguille. Si donc l’image d’un homme qui se trouve à une portée d’arc de toi se transmet à ton œil de façon à n’occuper qu’une petite partie d’un chas d’aiguille, comment pourrais-tu, dans une aussi petite figure, distinguer le nez ou la bouche ou tout autre détail du corps ? Et ne les voyant point, tu ne peux distinguer l’homme, puisqu’il ne te montre pas les traits qui diversifient l’apparence des êtres.
   
Les carnets de Léonard de Vinci
(Ms 2038 Bib. nat. 20 r et 20v.)
Vol. 2, pp. 242-243
Paris, Gallimard, 1942